Un essai critique sur la possibilité de dépasser le genre par les forces du langage.

L’année 2010-2011 a été marquée par l’affirmation des études de genre sur la scène intellectuelle française. De nombreuses polémiques ont accompagné le développement de ces approches. Dans ce contexte, Le Chantier littéraire de Monique Wittig (1935-2003) est une illustration remarquable de la fertilité de l’application de ces théories au domaine littéraire. Monique Wittig est une romancière et essayiste française qui a milité en France et enseigné ensuite aux États-Unis. Ses fictions, écrites en français, se situent dans la lignée du nouveau roman (notamment L’Opoponax, 1964). Ses essais, souvent rédigés directement en anglais, puis traduits, sont une critique radicale de la culture hétérosexuelle dominante.

Le Chantier littéraire, écrit directement en français en 1986, peut être vu comme une somme organisée de ce parcours. L’auteure revient sur ses différentes expériences romanesques – doublées par d’autant de prises de positions politiques – pour en tracer une synthèse. L’ouvrage marque également la reconnaissance par l’institution académique française, puisqu’il est issu d’un mémoire soutenu à l’EHESS sous la direction de Gérard Genette.

Instruments critiques
Allégé de toute référence politique, cet essai reste personnel par son style incisif, où l’on peut percevoir l’influence de l’anglais. L’auteure se démarque du pensum universitaire par une forte présence subjective et par un apparat critique minimaliste, réduit à des allusions placées en marge. La citation se fait souvent par ellipses et lacunes voulues. Wittig élit comme interlocuteurs privilégiés les maîtres de la linguistique, le premier structuralisme et le Nouveau Roman. Le Chantier littéraire se concentre ainsi sur l’apport d’une théorie du genre dans un contexte littéraire bien précis.

La réflexion porte d’abord sur la revalorisation de la figure réelle, concrète, de l’écrivain, par opposition à l’idée contemporaine d’une “écriture” sans auteur. Ce point de vue matérialiste se double d’une réflexion linguistique dans le sillage de Benveniste : dès qu’on est dans la langue, on s’ancre dans un genre, énonciation oblige. Autrement dit, dès qu’on prend la parole, on entre dans le clivage structurant qui partage féminin et masculin. Il faut ici entendre féminin et masculin non seulement comme des sexes biologiques mais comme des genres, c'est-à-dire des catégories historiques ; des représentations politiques ; des constructions culturelles, relatives.

Techniques d’écriture
S’il est possible, selon J. Butler, de “déconstruire” le genre dont on hérite, il faudrait pour Wittig le “détruire”   . La radicalité de la prise de position se lie à une exigence morale : les caractères génériques représentent une entrave à l’universalisation du sujet.

Cette théorie peut avoir une issue concrète dans la langue. Car la langue n’est pas ici une entité neutre d’observation et de description du réel, mais bien avant tout un instrument d’intervention pragmatique. L’exemple littéraire favori est Nathalie Sarraute. Wittig fait également référence à ses propres stratégies d’écriture. En refusant le clivage “il/elle”, Wittig choisit ainsi comme sujets de ses fictions des pronoms moins attendus : par exemple, l’indéfini “on” – qui crée des situations énonciatives opaques et vient incarner cet universel absent (L’Opoponax) – ou encore le pluriel féminin “elles” – qui invoque une communauté collective (Les Guérrillères).

L’application d’une telle théorie nécessite donc une technique liée à une conception formaliste et performative de l’écriture. On pourrait également parler de l’extension d’un procédé rhétorique au rôle de fondement structurel de la fiction, ici en convergence avec les réflexions de G. Genette. Il s’agit moins d’exprimer un contenu par une fiction “à thèse” que d’engager l’écriture à transmettre ses propres idées à faire advenir par elle-même dans le réel.

Artefacts de langue
L’essai adopte donc une perspective qui réunit théorie et fiction. Face au genre et à la langue, le sujet est chez Wittig dans une situation de double contrainte ; s’il prend conscience de la séparation, de la différenciation et de l’oppression véhiculées par les structures culturelles et linguistiques, il pourrait par le même geste en renverser l’effet, par des stratégies encore à inventer. Écrire signifie retourner ce langage comme un gant, pour reprendre encore un mot de Nathalie Sarraute, auteure qui incarne de manière exemplaire l’attention portée aux forces sociales du langage, à la conversation et à la sous-conversation.

La duplicité d’une telle expérience du langage – comme prison et comme solution – est fondatrice de la métaphore du cheval de Troie. Pour Wittig, le texte est cet artefact qui s’introduit dans l’imprenable citadelle des idées. Sous des dehors séduisants d’offrande à la divinité, le texte-cheval de Troie cache sa véritable portée. On pourrait dire qu’ici la stratégie belliqueuse se double d’une nécessaire “paranoïa” qui semble devenir la clé de toute épistémologie contemporaine (une ère du soupçon, encore ?).

Le Chantier littéraire est donc un exemple d’une redéfinition pragmatique du sujet humain dans la langue : un être fait de mots qui le blessent, le façonnent, le font exister, “embarqué” dans un temps et un lieu, incarné dans un sexe et un genre, constitué non seulement de concepts mais d’affects et d’émotions.