Une plongée dans l'oeuvre poétique et vitale d'Antonin Artaud, en dialogue avec Derrida et Deleuze. 

Comme toute pensée, la pensée d’Antonin Artaud s’oppose — de manière toutefois exacerbée en ce qui la concerne — à tout ce qui prétendrait la fixer. C’est pourquoi, comme l’écrit Jacob Rogozinski, elle avance "en spirale, par détours et retours" et "semble à chaque instant se renier, se contredire". De cette manière, elle est toujours prête à "se retourner contre elle-même pour pouvoir se déployer sans réserve"   . Insistant avec perspicacité sur le tortueux et torturé déploiement d’une pensée éminemment exigeante — au point de refuser catégoriquement de se voir apparentée à la philosophie qui, pour Artaud, trahit la pensée —, qui se dérobe à toute emprise exégétique prétendant l’élucider, l’auteur de ce livre annonce ici incidemment sa propre démarche. Elle consistera à se retourner, à son tour, contre les commentaires qui pourraient, en fin de compte, étouffer l’œuvre. Mais si des analyses critiques en viennent parfois à bloquer la progression hélicoïdale dans l’appréhension du sens des écrits d’Artaud, c’est moins en raison de leur piètre qualité — car certaines approches interprétatives évoquées dans ce livre sont remarquablement percutantes —, qu’en raison de leur inlassable reprise non distanciée et de leur invocation continuelle en tant que grilles de lecture faisant autorité.

Dans ce livre, Rogozinski s’engage donc dans une discussion de fond avec quelques-uns des textes philosophiques les plus marquants écrits sur Artaud : ceux de Derrida et, pour une part plus importante, de Deleuze. Ce dialogue va s’avérer d’autant plus passionnant que sa teneur critique ne vaut que comme pendant négatif d’une démarche positive : proposer une interprétation renouvelée du cas Artaud et, corrélativement — ainsi que dans la continuité d’un ouvrage antérieur de l’auteur   —, poser les bases d’une nouvelle philosophie du sujet. Ce livre a le mérite de mettre au jour quelques-uns des présupposés tenaces qui imprègnent un certain nombre de commentaires de l’œuvre d’Artaud. Parmi les égarements interprétatifs les plus prégnants se trouvent les quatre principaux suivants : la cruauté serait le maître mot du théâtre d’Artaud (alors qu’il s’agit plutôt d’un théâtre de la vérité) ; sa langue serait l’expression directe de la schizophrénie (alors qu’il s’agit plutôt de l’expression d’une lutte contre la folie) ; son impuissance serait paradoxalement le moteur de sa création littéraire (alors qu’il s’agit plutôt d’un désir de s’arracher à l’absence d’œuvre) ; sa modalité spécifique d’existence corporelle se nommerait "corps sans organes" (alors qu’elle est plutôt conquête d’un moi-chair). Toutefois, le traitement de ces grandes questions ne se réduit jamais ici à un débat entre spécialistes. La position du philosophe Jacob Rogozinski, tracée ici en pointillés, se nourrit bien d’une passion pour l’œuvre littéraire d’un auteur qui ne cesse de contrarier une pensée qui voudrait la figer. Aussi, la stupéfaction poétique, l’investigation psychanalytique et l’élaboration philosophique se trouvent inextricablement liées dans cet essai. Pour redonner vie au développement en spirale de la parole du poète, pour éviter le "devenir cul-de-sac" d’une ligne de fuite envisagée comme seule issue interprétative possible — autrement dit, d’obédience deleuzienne —, Rogozinski s’est donc lancé dans l’écriture d’un livre sur Artaud, s’immergeant, à nouveau, dans une lecture de l’œuvre, fine, précise, fouillée, véridique, autrement dit, une lecture pouvant redonner vie à la pensée.

Outre ce bénéfique travail de rectification des malencontreuses idées couramment véhiculées sur la cruauté, la folie, le processus de création et le corps chez Artaud — il est tout de même à noter que Rogozinski s’attaque parfois davantage à la "doxa" communément partagée sur la pensée de certains auteurs, qu’à la pensée de ces auteurs eux-mêmes   —, la force de cette nouvelle monographie réside dans son désir de rendre compte de la surprenante période de guérison de l’écrivain qui s’amorce à partir de 1945. À partir de cette date, les écrits du poète attestent de son désir forcené de guérir, de se guérir. Selon Rogozinski, c’est parce qu’il s’efforçait de guérir, et non parce qu’il était schizophrène, qu’Artaud a inventé une nouvelle langue poétique. La mise à l’honneur d’une folie conçue comme état favorisant la création est l’écueil de nombreuses lectures fascinées par la figure du poète dément. Toute tendance inconsidérée à l’esthétisation de sa folie est inexorablement contrariée par les propos d’Artaud lui-même. C’est ce que ce livre ne cesse de montrer, rendant ainsi justice aux textes. Car que clame Artaud, sinon son désir de sortir de la terrible "poche noire" qui l’aspire ? C’est bien en s’efforçant de conjurer l’attraction de ce gouffre que le poète — qui, en fin de compte, n’était pas "fixé", contrairement à ce que pensait le jeune Lacan — a été génial.

Si les tentatives de guérison d’Artaud ont été multiples — peut-être même la tentative de guérison est-elle permanente chez un schizophrène, qui est constamment en train d’essayer d’échapper à la souffrance de la démence —, il semble effectivement légitime et intéressant d’en distinguer deux principales, fort différentes, comme le fait Rogozinski dans ce livre. Les chapitres centraux de Guérir la vie vont ainsi s’articuler autour de la distinction entre deux formes d’"auto-guérison" entreprises par Artaud, l’une ratée, l’autre réussie. À des moments forts de sa vie, Artaud a choisi d’opter pour des solutions radicales et différentes, engageant tout un nouveau rapport au monde, à l’écriture, au corps, à l’ego. La première solution trouvée, et résolument choisie, est celle que Rogozinski nomme "la décision du vide" et qu’il présente dans le chapitre IV de Guérir la vie. En 1937, Artaud croit alors trouver une issue salvatrice en faisant le pari du vide, c’est-à-dire en adoptant une position de retrait vis-à-vis du monde, un refus de signer de son nom, un plongeon dans l’ésotérisme et la mythomanie. Ce pari — pascalien ? — va s’avérer être un choix en faveur d’un malin génie — cartésien — dévastateur. À la suite d’un voyage en Irlande en 1937, Artaud vivra interné pendant une longue période. Jusqu’à sa sortie de l’hôpital psychiatrique de Rodez en 1943, il affrontera des troubles psychiques forts durant six années d’internement. Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui peut expliquer un tel effondrement ? Une confusion fatale a eu lieu, que d’autres grands penseurs ont également traversée, parfaitement bien décrite dans ce livre. "Cruelle ironie, écrit Rogozinski, au moment même où il croyait guérir, la folie l’a anéanti “en tant que poète et penseur”. Toute son œuvre est un combat contre la folie, mais comment ce combat est-il possible, comment espérer guérir si la guérison se confond avec la maladie elle-même ? Sans doute était-ce la même confusion entre l’imminence de la folie et l’avènement de la Grande Santé qui avait emporté Nietzsche durant ces jours d’euphorie où il avait senti son identité se dissoudre dans le chaos de l’Éternel Retour ; et déjà Nerval, proclamant qu’il avait traversé en vainqueur l’Achéron, peu avant de se suicider..."   . Artaud est donc victime d’une tentative de guérison qui le plonge dans la folie.

Puis Artaud change de parti pris. Ainsi, les "Nouvelles révélations de l’être inaugurent la longue série de ces re-nominations où il s’efforcera de réinscrire son nom dans des anagrammes, des calembours qui, en même temps, le révèlent et le cachent. […] Désormais, il rejette toute “kabbale”, toute grille d’interprétation ésotérique ou mythologique, toute tentative pour suppléer au défaut de nom par une folie divinatoire qui détourne et dérobe la vérité du néant, c’est-à-dire le poème"   . Ce travail de re-nomination — abordé dans le chapitre V, "Le Cathare sans nom" —, qui correspond, comme le suggère Rogozinski, à une "dé-forclusion du Nom-du-Père", va lui permettre de revenir à l’écriture. Par un recours particulièrement fin et judicieux aux concepts lacaniens, l’auteur décrit alors un "forçage du symbolique, où le Nom forclos ferait violemment effraction dans cette langue qui l’avait depuis toujours exclu. La guérison est à ce prix : elle exige d’inventer une langue nouvelle, un poème capable de briser les “fourches caudines de la langue”, de faire exploser le carcan de la syntaxe, de la grammaire, des formes archétypes, tout ce dispositif qui sous-tend l’exclusion du Nom"   .

Comme les chapitres suivants du livre s’attèleront à le montrer, cette réconciliation avec l’écriture poétique sera concomitante d’une reconstruction subjective. La philosophie rogozinskienne du sujet, qui dialogue avec ce qu’il y a de plus fécond dans la psychanalyse et les pensées "égicides" du XXe siècle — dans la terminologie inventée par l’auteur, ce sont les pensées qui commettent le meurtre de l’ego —, trouve alors à entrer en scène. Dans le chapitre VII, "L’incarnation majeure", l’auteur met en rapport le concept lacanien de forclusion du Nom-du-Père avec son concept de "crise du chiasme charnel". Le lien entre ces deux élaborations théoriques est d’une grande fécondité pour une pensée du sujet à la fois philosophique et psychanalytique. Comme l’avoue Rogozinski, son approche — l’ego-analyse —, loin de révoquer la psychanalyse, la complète "et permet d’aller plus loin"   . Dans une filiation merleau-pontienne assumée, Rogozinski considère que la réversibilité partielle du touchant-touché — mise en lumière pour la première fois par Husserl —, dont la figure du chiasme charnel rend compte chez Merleau-Ponty, ne parvient plus à s’effectuer dans certains cas. C’est alors que survient l’expérience de la folie qui coïncide avec une rupture du chiasme. Que faire alors pour s’en sortir ? Car, il semble bien qu’une réparation est parfois possible. En effet, ce qu’Artaud nous permet de comprendre, "c’est qu’une crise du chiasme charnel est toujours possible, mais aussi qu’elle peut être surmontée. Si elle était irréversible, le retour du Mômo n’aurait jamais eu lieu"   . Réparer ce chiasme brisé, cela supposera de pouvoir accepter la part de ma chair que je ne reconnais plus comme mienne et que Rogozinski appelle le "restant".

C’est en fait sur cette base que la raison véritable du rejet du concept deleuzien de corps sans organes, qui traverse ce livre presque de part en part, apparaît clairement : le corps sans organes tend à faire disparaître le restant de la chair. En effet, le corps sans organes, tel qu’il est conceptualisé par Deleuze, est bien un corps qui n’accepte pas ce restant, qui le rejette, et qui, par conséquent, oscille entre — selon les expressions de Deleuze —, une "déstratification totale" et une intégrité "pleine", autrement dit entre un bouleversement anarchique et — selon les mots d’Artaud —, une "station incompréhensible et toute droite". S’esquissent donc ici deux conceptions du corps et du sujet : le corps-sans-organes et le moi-chair. La première, deleuzienne, est bivalente, violente, dangereuse, basculant sans cesse du tout au rien. La seconde, rogozinskienne, est souple, perméable, modérée et protectrice. Il est impossible de les concilier. Mais, à notre avis, elles portent bien toutes les deux un éclairage juste sur la vie et la pensée d’Artaud