Un philosophe s'interroge sur la signification et les origines de l'envolée des prix de l'art contemporain.

Comment s'expliquent les prix extravagants atteints aujourd'hui par l'art contemporain ? De quand date ce phénomène ? Que révèle-t-il sur la façon de percevoir la valeur esthétique d'une œuvre ? Pourquoi affecte-t-il les arts visuels et non les autres formes de création artistique ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles tente ici de répondre le philosophe Jean-Joseph Goux, professeur à l'Université Rice à Houston et à qui l'on doit plusieurs livres sur l'interaction entre l'économie et la production symbolique. Comme l'indique le sous-titre de son livre, il nous invite à remonter aux débuts de la modernité, c'est-à-dire à Manet et aux impressionnistes, mais aussi à Zola (dont on a plaisir à retrouver le portrait par Manet en couverture). Si Zola a semblé, en effet, dans L'Œuvre (1886), prendre ses distances avec l'avant-garde picturale – et l'on sait à quel point Cézanne, pensant se reconnaître dans le personnage de Claude Lantier, en fut blessé –, il le fait dans des termes qui ne manquent pas de pertinence. Cette tragédie de l'œuvre impossible est une allégorie de l'opposition entre l'art académique et la peinture moderne. Dans l'art traditionnel, art rassurant par nature, le connaisseur prise par-dessus tout le fini de l'exécution. Si l'art moderne dérange, c'est qu'il est originalité, recherche, qu'il se montre en train de se faire, quitte à donner une impression d'un travail inachevé. Et Zola a parfaitement saisi, même s'il la met en scène de façon quelque peu caricaturale, l'évolution du marché de l'art, lorsqu'il oppose le père Malgras, prudent et madré, mais aux instincts d'amateur – on pense, par exemple, à Clovis Sagot, le premier marchand de Picasso – à Naudet, dont le souci principal est l'argent, et qui vend la peinture comme un placement en bourse ; et il est piquant de constater, comme le rappelle J.-J. Goux, que Zola lui-même, vingt ans plus tôt, avait vanté Manet à l'aide d'arguments de ce type, et que le perspicace Mallarmé, dans un article de 1876, parlait à propos de l'insuccès des impressionnistes en France de "malentendu commercial".

Nous sommes évidemment aux antipodes du jugement esthétique tel que le définit Kant dans la Critique de la faculté de juger, et dont la caractéristique fondamentale est d'être désintéressé. Ce n'est d'ailleurs pas faire injure à Kant que de souligner qu'il se situe du point de vue de la pure perception esthétique et d'une conception idéale, winckelmannienne, de l'art, dont l'essence est la beauté. Qu'il se soit ou non rappelé le bruit fait en 1741 lors de la vente Crozat, qu'il ait prêté ou non attention aux sommes alors jugées colossales dépensées par Catherine II dans les années 1770 pour acquérir les collections Brühl, Julienne et Gaignat, ce n'est pas la perspective du marché de l'art qui intéressait Kant. À l'inverse, si le concept de beauté peut sembler le plus souvent inopérant à propos d'art contemporain – on hésitera à coup sûr à l'appliquer à Damien Hirst ou à Jeff Koons – il n'est pas interdit non plus de trouver beau un Picasso, un Pollock ou un Rothko – pour ne rien dire de Matisse, de Giacometti ou de Noguchi – et on peut estimer que, dans ces limites, les analyses de Kant n'ont pas perdu leur validité.

Ce n'est toutefois pas de cela qu'il est question dans ce livre, mais de la rupture que la modernité a provoquée en faisant passer au second plan, et, à son plus radical, en éliminant totalement – comme chez Duchamp et chez tant d'artistes actuels – de l'art conceptuel à l'Arte povera – toute considération de facture ou de "métier". Or J.-J. Goux associe ingénieusement ce basculement, tel qu'il est annoncé par Zola, à l'apparition exactement contemporaine d'un nouveau modèle dans la pensée économique avec la parution, en 1874, des Éléments d'économie politique pure de Léon Walras. Contrairement à Adam Smith et à Ricardo, pour qui la valeur d'une marchandise est déterminée objectivement par le travail qu'a nécessité sa production, Walras, héritier de l'utilitarisme de Condillac (ou, en Angleterre, d'un Jeremy Bentham), estime qu'elle est déterminée subjectivement par l'intensité du désir que la marchandise inspire chez l'acheteur potentiel. Ce renversement a son parallèle philosophique dans celui que fait subir Nietzsche, à la même époque, à toutes les valeurs. Appliqué au domaine de l'art, il se traduit par la remise en cause des critères objectifs, ou prétendus tels, permettant de déterminer la valeur – esthétique ou marchande – des œuvres. L'appréciation porte sur l'originalité d'une démarche personnelle, et l'habileté du marchand d'art va consister, tel un publiciste, à convaincre l'acheteur potentiel de miser sur cet artiste plutôt que sur tel autre. Pour réussir, comme dans le monde postmoderne décrit par Lyotard, il ne s'agit plus que de monter des "coups", et comme on a plus de chance de réussir à plusieurs que seul, l'avant-garde se constitue en groupes et procède par manifestes, ainsi que Marinetti l'a compris peut-être mieux que personne. Le vingtième siècle est donc celui des "ismes de l'art", comme le proclamait (en trois langues) El Lissitzky dès 1925. Le marché de l'art est devenu une bourse, où les cotes montent et descendent, où les cours s'envolent ou dégringolent, et où peinture ou sculpture deviennent un produit spéculatif comme un autre. Qu'une plus-value extraordinaire s'attache dès lors aux arts visuels s'explique aisément : contrairement à la pièce de théâtre ou au ballet auxquels on assiste, ou à la symphonie qu'on entend exécuter, l'œuvre d'art est un objet qu'on possède et qui est unique (ou n'existe – fût-il un ready-made – qu'en un très petit nombre d'exemplaires). Elle peut passer de mains en mains sans se soucier des contingences auxquelles est soumise, par exemple, l'œuvre musicale, laborieuse à produire, délicate à restituer, et d'un rapport plus qu'aléatoire à son créateur. Si Stravinsky et Picasso ont souvent été comparés – y compris dans ce livre – du point de vue de leur importance dans l'art du vingtième siècle, il faut se souvenir que la Russie tsariste n'étant pas partie à la convention de Berne, les exécutions de L'Oiseau de feu et de Petrouchka en Amérique ne rapportaient rien à leur auteur (d'où sa décision de les réorchestrer), et que dans les années soixante encore, comme le rapporte Nicolas Nabokov, Stravinsky touchait péniblement 7 500 dollars pour une commande qu'il lui faudrait un an pour honorer, alors que, de l'aveu même de Kahnweiler, son marchand, la moindre toile de Picasso, réalisée parfois en trois heures et rarement en plus de trois jours, rapportait au peintre, à la même époque, entre 10 000 et 25 000 dollars.

À la lumière de ces analyses, on saisit ce qu'il y a de profondément déroutant dans le monde de l'art actuel. Certes, il y a toujours eu, au sommet, un petit groupe de collectionneurs – jadis princiers, aujourd'hui capitalistes – qui se disputaient à prix d'or les artistes les plus recherchés, tout comme, dans un autre domaine qui n'est pas sans rapport avec le monde de l'art, la marquise de Pompadour et le prince de Conti s'arrachaient pour une fortune le minuscule vignoble de Romanée auquel le nom de ce dernier est accolé depuis. Mais les choses se sont inversées : c'est la valeur marchande qui semble à présent garantir la valeur esthétique. Si un Picasso médiocre se vend 25 millions de dollars, au nom de quoi peut-on encore le trouver médiocre ? Et Internet, qui est lui aussi une espèce de bourse des valeurs permanente, exacerbe la confusion. Comme dans toute spirale spéculative, on est dans un état d'incertitude permanente, où, en dehors des "valeurs sûres", les cours de certains artistes surcotés risquent de s'effondrer.

Ce petit livre s'organise en trois parties : deux essais, le premier une conférence donnée au musée d'Orsay en décembre dernier, le second publié en 2006 dans la Revue des sciences humaines de l'université de Lille, auxquels fait suite un entretien avec Florence de Mèredieu. Sans qu'on sache qui blâmer, et à moins qu'une erreur ait fait mettre en circulation un jeu d'épreuves non corrigées, il faut convenir que l'édition a été préparée avec peu de soin : si l'on fait la part des inévitables lapsus (ce n'est évidemment pas Anna de Noailles, mais Charles et Marie-Laure, qui ont été les mécènes de Cocteau et de Buñuel), la ponctuation n'est pas toujours correcte, ni surtout cohérente, et l'orthographe et parfois même la grammaire sont vacillantes, avec une belle faute d'accord dès la première page. Ajoutons à cela des notes manquantes (voir les pages 38 et 42) et l'absence d'index. Quant à la maquette, le mieux qu'on en puisse en dire est qu'elle fournit plusieurs exemples de ce qu'il ne faut pas faire et acquiert par là une valeur pédagogique que ni l'auteur ni l'éditeur n'avaient prévue