Actes Sud réédite un texte historique, témoignage de la rencontre de deux géants, à Paris, en mars 1860. Loin de toute caricature, les échanges tels qu’ils sont rapportés confrontent deux visions de la musique et de l’opéra et, parfois, des points de rapprochement surprenants.
 

Ce texte existait, on le savait. On en parlait comme d’un témoignage exceptionnel dont les rossiniens et les wagnériens partageaient le secret complice, bien conscients de leurs divergences historiques quant au rôle de la voix et du théâtre dans l’art lyrique. Son auteur, Edmond Michotte, compositeur belge (1831-1914) et fameux collectionneur d’objets d’Extrême-Orient, avait choisi d’attendre près de 50 ans pour rendre publiques les notes qu’il aurait prises lors de cette rencontre qu’il avait lui-même organisée. Témoignage sujet à caution, bien entendu, mais unique en son genre tout de même. Edité en 1906 par les Editions Charles Bulen de Bruxelles, le texte a depuis lors fait l’objet de reproductions en fac simile que l’on pouvait acheter sur Internet. Mais rien de comparable à l’entreprise imaginée par les Editions Actes Sud qui rééditent, grâce à Xavier Lacavalerie, ce petit texte, accompagné d’une courte introduction et d’un appareil de notes fort utiles.

 

La scène se déroule en mars 1860, dans l’appartement qu’occupait alors Rossini, au croisement de la rue de la Chaussée d’Antin et du Boulevard des Italiens. Rossini est la personnalité musicale qui domine la scène parisienne depuis près de trente ans alors même qu’il s’est retiré sur son Olympe (!) et a abandonné la composition d’opéras depuis la création de Guillaume Tell en 1829. Difficile d’expliquer cette retraite décidée. Lassitude après une première partie de vie hyper-active ? Inadaptation au monde moderne ? Problèmes physiques et psychologiques ? Tout est possible et sur ces points, le texte de Michotte n’apporte pas d’éclairage particulier. Wagner, de son côté, est âgé de 47 ans. Il a déjà composé Rienzi, Le vaisseau fantôme, Lohengrin et Tannhäuser et a déjà bien avancé la Tétralogie. La reconnaissance viendra bien plus tard et ce second séjour parisien est surtout marqué par l’échec retentissant de la création française de Tannhäuser. De Rossini, Wagner a déjà une bonne connaissance musicale, ayant dirigé plusieurs de ses ouvrages dans les années 1830.

 

Le texte de Michotte est éclairant sur l’affrontement de style, de génération et de conception même de la musique qui oppose, au moins prima facie, Richard Wagner et le Cygne de Pesaro : pour le premier, les conventions musicales qui font se succéder les airs à numéros, les arie da bravura,  les duos et autres ensembles codifiés nuisent à la liberté de la musique. La primauté donnée au contenu purement musical de l’air signifiait surtout l’abandon de toute intention dramatique de l’opéra, inconcevable pour l’inventeur de l’opéra total. Dans ses propres écrits, Wagner a même qualifié son aîné de "fabricant extraordinairement habile de fleurs artificielles"(cité dans le Dictionnaire encyclopédique Wagner, Actes Sud, 2010 p. 1846).

 

Rossini de son côté concède que voir les chanteurs alignés comme des artichauts (p. 59) ou des poulets lui a toujours semblé ridicule… mais "c’était la coutume". Le désaccord se concentre en réalité sur la place de la mélodie dont Rossini redoute que Wagner sonne "l’oraison funèbre"(p. 67). Le texte, heureusement, fait l’économie des anecdotes les plus désobligeantes qui circulaient sur les propos que Rossini aurait tenus sur le compositeur allemand – et que Wagner rapporte dans ses Erinerrungen an Rossini publiées en 1868 - … au profit d’un échange substantiel. Pour Rossini, les bouleversements radicaux que propose Wagner sont synonyme de mélopée déclamatoire ruinant la virtuosité caractéristique du bel canto. Pour les chanteurs, mais aussi pour le public, la révolution est redoutable. Wagner oppose à ces craintes la conviction qu’une éducation lente se fera (p. 66) et que l’on s’habituera à la mélodie moderne, "épanouissement de tout organisme musical". Sans doute pour mieux convaincre Rossini, Wagner aurait même affirmé sa profonde admiration pour la prière de Guillaume Tell, "Sois immobile", "où le chant bien libre accentuant chaque parole et soutenu par les traits haletants des violoncelles, atteint les plus hauts sommets de l’expression lyrique". Le trait aurait porté et Rossini aurait même, si l’on en croit Michotte, semblé regretter un instant son retrait de la vie lyrique moderne où, à suivre Wagner, il aurait pu faire merveille… On est, ici, pas loin des extrapolations… ou du wishful thinking !

 

De cette rencontre, Wagner n’a pas vraiment donné sa version dans l’opuscule publié dès 1868 : on en retire tout de même un portrait très favorable de Rossini, facétieux certes, mais aussi "sérieusement bienveillant"à son endroit, "premier homme vraiment grand et digne de respect qu’il ait rencontré dans le monde des artistes"! Le compliment est de taille.

 

Ce petit texte, qui se lit agréablement et rapidement, est une pièce importante pour la compréhension des évolutions de l’art lyrique au XIXème siècle, commencé en plein bel canto, dont Rossini est le maître, continué avec le romantisme et marqué ensuite par la naissance de l’opéra moderne. A bien des égards, la rencontre de Wagner et Rossini marque une forme de passation de pouvoirs. Bravo aux éditions Actes Sud de le proposer dans l’élégante collection bien connue et facile d’accès. On annonce d’autres textes du même acabit. On les attend avec impatience !