Un collectif examine les multiples facettes de l'œuvre si méconnue de l'un des grands noms du théâtre français du XIXe siècle.

Il est tentant de mettre en parallèle, mutatis mutandis, le sort fait par la postérité au théâtre de Victorien Sardou – que Mirbeau comparait à Shakespeare – à celui dont ont été victimes les opéras de Meyerbeer – en qui l’on voyait le Michel Ange de la musique. Après avoir connu de son vivant la consécration et la fortune, après avoir été – comme le montrent les chapitres de ce passionnant volume portant sur la réception de son œuvre en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis, en Russie et en Pologne – l’un des dramaturges français les plus joués dans le monde, il était devenu le symbole même du théâtre “bourgeois” à “précipiter avec le manque de mémoire”, pour citer le Mallarmé de l’“Hommage à Richard Wagner” ; mais l’on pourrait citer aussi Zola, dont Sardou est la bête noire, ou Romain Rolland, dont le Théâtre de la Révolution se présente comme l’antithèse des pièces exécrées que Sardou avait consacrées avant lui à cette période. Bref, Sardou, plus malchanceux encore que Scribe, paraissait ne survivre qu’à travers des adaptations lyriques : Tosca de Puccini évidemment, et, dans une moindre mesure, Fedora et Madame Saint-Gêne de Giordano (Patrie ! de Palhadile, Théodora de Leroux, La Sorcière d’Erlanger, et Gismonda de Février ayant définitivement disparu, semble-t-il, du paysage lyrique).

Mais les choses ne sont pas si simples. D’abord parce que contrairement à ce que tentait de nous faire croire une certaine doxa, dont par bonheur on commence à s’affranchir, la séparation entre les monstres sacrés de la modernité et les auteurs “bourgeois” n’est souvent pas plus infranchissable que la distance entre le côté de Méséglise et le côté de Guermantes. L’esthétique théâtrale du Bayreuth d’avant Wieland Wagner n’était pas si éloignée que cela de celle du grand opéra, et les décors de Jusseaume pour Pelléas et Mélisande n’avaient rien de “symboliste”. Et puis l’histoire du théâtre, de même que l’histoire de l’art et l’histoire de la musique, ne se limite pas à l’étude des “chefs-d’œuvre”. En minimisant, parce qu’il semble n’en rester plus grand-chose, le phénomène Sardou, on méconnaît l’influence qu’il a eue aussi bien sur Oscar Wilde que sur les Scandinaves. Et l’on ne saisit pas, comme le montre parfaitement l’ouvrage dont nous traitons, tout ce qui dans une certaine esthétique hollyhoodienne, voire télévisuelle – celle du péplum, aux dialogues faussement “authentiques”, celle du film de cape et d’épée ou de la fresque historique – provient en droite ligne de l’auteur de Théodora et de L’Affaire des poisons.

Le centenaire de la mort de Sardou en 2008 – inscrit au registre des célébrations nationales, bien que la Comédie-Française n’ait guère paru s’en apercevoir – avait déjà donné lieu au volume Victorien Sardou, un siècle plus tard, coordonné par Guy Ducrey, paru l’année précédente aux Presses universitaires de Strasbourg. Le présent volume constitue les actes du colloque “Victorien Sardou : le théâtre et les arts” qu’Isabelle Moindrot (responsable de la nouvelle édition du théâtre de Sardou annoncée aux Classiques Garnier et qu’on attend avec impatience) avait organisé à Tours en 2008. Non seulement les deux livres, où l’on retrouve quelques signatures communes, ne font nullement double emploi (il est donc peu question ici, par exemple, du scandale de l’interdiction de Thermidor à la Comédie-Française en 1891), mais ils se complètent admirablement.

Une première partie, “Victorien Sardou et l’art du théâtre”, situe Sardou dans la tradition dramatique du XIXe siècle, en particulier le mélodrame (Florence Naugrette et Pascal Jouan), analyse son utilisation des parlers populaires, dans Madame Sans-Gêne notamment (Marion Chénetier-Alev), la place de l’histoire dans ce théâtre (Sophie Lucet), les grands rôles féminins (Odile Krakovitch) et masculins (Patrick Besnier).

La seconde partie, attendue, traite des rapports entre Sardou et la musique. Elle s’ouvre sur un chapitre admirablement documenté et argumenté de Pauline Girard sur les musiques de scène de ses pièces, qui ne se limitent pas à celles d’Offenbach pour La Haine, que le festival de Montpellier a permis de redécouvrir en 2009, et de Massenet pour Le Crocodile et Théodora. La contribution d’Hervé Lacombe, “Théâtralité et ‘opératicité’”, pose à la fois la question de ce qui dans le théâtre de Sardou se rapproche de l’esthétique du grand opéra et celle des choix opérés par les librettistes adaptant Sardou. Patricia Rondet étudie spécifiquement le Patrie ! de Paladilhe, œuvre désormais oubliée mais qui a connu le chiffre respectable de quatre-vingt-treize représentations au Palais Garnier entre 1886 et 1919, tandis qu’Albert Gier et Chantal Cazaux s’attachent aux adaptations lyriques italiennes. Dans le chapitre qu’il consacre à Sardou et l’opéra-comique, Olivier Bara se limite en fait à cinq livrets auquel Sardou a collaboré pour des ouvrages d’Emmanuel Vaucorbeil (moins connu comme compositeur que comme directeur de l’Opéra), de François-Auguste Gevaert, d’Ernest Guiraud, de Louis Deffès et de Gabriel Pierné – le plus remarquable, et qui mériterait de revivre, étant à coup sûr celui de ce dernier, La Fille de Tabarin. Peut-être Les Prés-Saint-Gervais de Lecocq, auxquels Sardou a collaboré, et, bien qu’appelé ici opérette (car créés aux Variétés ?) n’en a pas moins été publié avec l’appellation opéra-comique, aurait-il mérité de figurer dans ce survol. Fort intéressante également est la contribution de Stefan Schmidl sur Sardou et l’opérette viennoise : on y apprendra qu’une œuvre aussi célèbre que le Bettelstudent de Millöcker n’est autre qu’une adaptation de Fernande.

La troisième partie est la plus diverse. Joël Hutwold, désormais directeur des arts du spectacle à la BnF, présente le fonds Sardou de ce département ainsi que celui de la Comédie-Française, dont il a dirigé auparavant la bibliothèque. Jean-Louis Gaillemain revient sur la question de Sardou et le spiritisme (déjà traitée par Patrizia d’Andrea dans le volume strasbourgeois). Rappelons que cet intérêt, outre la comédie Spiritisme, qui n’est pas sa meilleure, a valu à Sardou de figurer dans Le Surréalisme et la Peinture d’André Breton, qu’on ne se serait certainement pas attendu, étant donné son horreur bien connue du théâtre, à voir s’intéresser à l’auteur de La Famille Benoîton ! À Sardou et le cinéma sont consacrés deux chapitres : Alain Carou évoque les premières adaptations, de La Tosca muette tournée (et rejetée) par Sarah Bernhardt à celle entreprise par Renoir, abandonnée au moment du déclenchement de la seconde guerre mondiale, puis c’est au tour de Françoise Zamour de présenter les adaptations américaines : on découvrira avec surprise, là encore, que Divorçons ! a été filmé à trois reprises, dont deux par Lubitsch (Kiss Me Again en 1925, et That Uncertain Feeling en 1941). Dans “Sardou à l’antique”, Sylvie Humbert-Mougin traite essentiellement de Théodora, dont elle reconnaît elle-même qu’on n’est plus vraiment dans l’Antiquité ; dommage qu’elle ne se soit pas arrêtée plus en détail sur Les Barbares de Saint-Saëns, dont Sardou a écrit le livret en collaboration avec P.-B. Gheusi, et dont il n’est pas question dans la partie précédente. Dans une contribution à la fois érudite et spirituelle, Guy Ducret nous entretient du thème gastronomique dans les comédies de Sardou. Après quoi Olivier Goetz, en s’appuyant sur des documents inédits, présente Le Baron de Batz, le drame révolutionnaire laissé inachevé par Sardou à sa mort.

“Sardou partout” s’intitule la dernière partie, où l’on trouve notamment les chapitres mentionnés ci-dessus qui portent sur la réception de son théâtre à l’étranger, dus respectivement à Fedora Wesseler (au prénom délicieusement sardovien), Jean-Marc Leveratto, Alexandre Tchepourov et Nina Taylor-Terlecka. Jean-Claude Yon, dont on n’a pas oublié les travaux sur Scribe et l’argent, nous propose une étude du même type – et non moins révélatrice – de la carrière de Sardou ; et ce rapport à l’argent n’est-il pas, justement, un autre point commun entre le théâtre de Sardou et Hollywood ? Alice Marchadier tente de cerner la question, riche et complexe, de la politique chez Sardou, tant du point de vue de ses idées propres que de l’imade de la politique que ses pièces véhiculent. Hélène Maurel-Indart analyse cet étonnant pamphlet qu’est Mes plagiats ! (le point d’exclamation fait partie du titre), après quoi Romain Piana analyse avec brio l’image de Sardou – de la photographie à la caricature – telle qu’elle apparaît dans la presse de son temps.

Sardou donc n’est pas mort, et l’on se prend à rêver, une fois terminée la lecture du livre, de ce que donnerait aujourd’hui sur scène une reprise de Patrie ! ou de Rabagas. L’ouvrage coordonné par Isabelle Moindrot est accompagné d’un index, qui manquait cruellement à celui de Guy Ducret, et où on s’étonnera seulement de trouver le duc d’Albe à la lettre D (et le prénom usuel d’Ancelot n’est pas Jacques mais François, n’est-ce pas ?). Bien utile également est l’index des œuvres. Certes, Musset n’a pas écrit Fortunio mais Le Chandelier (l’index reprend un lapsus de la p. 93) ni Schiller Don Carlo mais Don Carlos ; quant à La Femme de Tabarin, il ne s’agit pas d’un livret de Catulle Mendès pour Chabrier mais d’une pièce de Mendès pour laquelle Chabrier a écrit une musique de scène ; peut-être la formulation d’Olivier Bara (p. 177) prêtait-elle à confusion.