Dans "Un monde grippé", l'anthropologue Frédéric Keck analyse au prisme des relations hommes-animaux la façon dont le monde s'est préparé à la grippe H5N1.
Les virus grippaux, à l’instar du H5N1 réapparu en 2005, ont ceci d’exemplaire qu’en franchissant la barrière des espèces , ils révèlent les liens inquiétants qui enserrent les hommes avec les animaux. Ils constituent donc pour un chercheur comme Frédéric Keck, attentif aux rapports entre nature et culture, à la transformation d’un événement biologique en "catastrophe politique", un objet de prédilection.
Loin de considérer que les pandémies contemporaines rejouent les pestes moyenâgeuses, Frédéric Keck s’intéresse à la grippe H5N1 comme un problème du monde moderne , inséré dans un dispositif de contrôle de la nature. Ce faisant, l'auteur d’Un monde grippé a parcouru le monde pour y pratiquer une anthropologie de la modernité, cherchant à analyser des "processus globaux à partir de phénomènes toujours localisés" , dans la lignée de Paul Rabinow dont il est un disciple. L’ouvrage restitue une enquête menée sur de nombreux terrains, de l’Argentine à la France, en passant par les Etats-Unis, le Japon et le Cambodge. Parmi ces terrains, Hong Kong constitue le cœur de l’étude.
L’anthropologue veut montrer comment la "vieille" notion de contagion, et les mesures prophylactiques associées, ont été modifiées par un déplacement des frontières entre les mondes humains et animaux, déplacement effectué au gré des crises sanitaires, de l’évolution des savoirs scientifiques et de l’émergence d’acteurs internationaux (OMS, FAO, OIE). Le "grand partage" entre les hommes et les animaux, en plus de disparaitre (Latour), s’est trouvé profondément mo(n)difié, faisant émerger de nouveaux acteurs, lieux et politiques stratégiques : les lieux "sentinelles", les politiques de "préparation", les experts. Le concept de biosécurité , inspiré de la question biopolitique travaillée par Foucault est le "détour" qui permet à Keck de penser cet agencement inédit. Ces carnets de voyage visent à décrire la constitution disparate de la biosécurité dont les manifestations concrètes se déclinent localement dans les dispositifs de surveillance et les figures de l’expert.
Ainsi, pour Frédéric Keck, notre représentation de la pandémie de grippe aviaire est tributaire de la lecture "biosécuritaire" qu’en font les experts. Ces derniers sont au centre de la chaîne d’acteurs concernés par la pandémie, des éleveurs, aux marchands, chefs d’entreprise et responsables de santé publique. Médiateurs situés à l’intersection de deux axes, selon la représentation de l’auteur -l’un allant du biologique au politique, de l’émergence du virus à la catastrophe sanitaire, l’autre de la production des volailles à leur consommation, des animaux aux humains- les experts proposeraient une lecture dominante, mais conflictuelle, de la pandémie.
Pourtant, c’est la diversité des significations anthropologiques données par les sociétés à ce nouvel ordre des relations homme-animal qui semble intéresser Frédéric Keck. L’ouvrage navigue entre ces deux polarités, d’un cadre théorique fondé sur la biosécurité donnant sa structure globale à l’enquête, à un souci pour les sites et sujets locaux qui donnent vie et sens à ce cadre nouveau. Keck fait un petit détour par l’histoire de l’anthropologie française dont il est un spécialiste reconnu , en rappelant que le vœu réitéré d’en revenir aux perceptions localisées des personnes, à leur "mentalité primitive" dirait Lévy-Bruhl, est difficilement réalisable. C’est pourquoi l’analyse de la structure des significations, chère à Lévi-Strauss, autre figure tutélaire de Keck, est plus opératoire.
En France, la crise de la vache folle est à l’origine d’une reconfiguration des rapports hommes-animaux (p.30-41) que décrit l’auteur à travers la restitution de son observation participante à l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA ). Keck fait des remarques éclairantes sur la difficulté de pénétrer les débats de l’Agence (problème d’accès, débats scientifiques qui ont lieu ailleurs, etc.). Il suggère que la centralisation organisationnelle d’une telle structure n’entraîne pas davantage de transparence et empêche probablement l’émergence des sujets critiques. Pourtant, loin d’être limités à des enjeux strictement techniques, les débats accueillis par l’AFSSA engagent la société dans son ensemble. Le caractère paradigmatique de la crise de la vache folle provient de l’intrusion de la santé humaine dans la gestion d’un problème initialement animal : le prion a remis en cause la vielle alliance entre la médecine vétérinaire et l’État français .
Le cœur de l’enquête, la gestion de la grippe aviaire, est la suite logique de l’enquête menée à l’AFSSA. L’auteur a été accueilli de 2007 à 2009 à Hong-Kong par le Centre d’étude sur la Chine contemporaine. Dans le contexte asiatique, la crise du SRAS de 2003 est l’événement fondateur, analogue à la crise de la vache folle, dans lequel s’inscrit la pandémie grippale. Keck travaille successivement, par observation et par entretien, avec les chercheurs de l’université de Hong-Kong, ceux de l’Institut Pasteur, des responsables de la santé publique et de l’agriculture, les membres de l’Association des observateurs d’oiseaux, l’Association bouddhiste de Hong-Kong, les adeptes du lâcher d’oiseau, il visite la réserve naturelle de Mai Po et enfile même une cotte de fermier dans une "ferme modèle". Des reconfigurations locales entraînées par la grippe apparaissent : le lâcher d’oiseau est remplacé par les chants, l’observation de volatiles en cages dépérit progressivement.
L’anthropologue passe ensuite en Chine, dans la province de Canton. Il suit l’évolution d’un foyer de grippe aviaire, réalise des entretiens avec un représentant du Bureau de l’agriculture, un entrepreneur français, visite les marchés de volailles vivantes. Keck analyse le scandale local du lait contaminé, dont Hong-Kong s’est fait le rapporteur auprès de l’OMS et du reste du monde, rejouant l’axe décrit entre production et consommation. Il repart à Hong-Kong, décrit la manière dont le petit commerce de la volaille a pâti des règles sanitaires et comment les grossistes ont grossi. Aller-retour entre Hong Kong et la Chine pour décrire deux logiques d’adaptation au risque : "En traversant la frontière qui séparait Hong Kong et Canton, je voyais s’inverser le soutien public accordé à l’agriculture et à la santé dans la prise en charge de la grippe aviaire" (p. 96). Ces deux logiques tendent à se rapprocher : en votant la loi sanitaire de 2009, les autorités chinoises ont donné un avantage à la santé humaine sur la santé animale, en théorie du moins.
Envolé pour le Japon puis le Cambodge, l’anthropologue décrit le jeu entre les injonctions internationales à la biosécurité et les problématiques locales, s’appuyant sur un parallèle avec les formes de l’activité juridique – dont les normes sont calquées sur celles de la justice internationale – dans un pays jugeant les acteurs du génocide. L’auteur déploie un raisonnement analogique, rapprochant les pandémies grippales des évolutions politiques et doctrines religieuses. C’est ce même raisonnement analogique qui l’amène à comparer une ferme de volailles à un hôpital, et plus loin la pandémie grippale à une grève. Les hypothèses sont intéressantes, il semble toutefois que les traits partagés entre les deux éléments des analogies restent minces.
Revenu de ses terrains, Keck mobilise la notion de mythe ("pour décrire cette gestion de l’incertitude dans un horizon de totalisation", p. 289) afin de cerner dans un même mouvement l’instabilité des relations hommes-animaux, l’horizon catastrophique de la pandémie, synonyme de la possibilité d’un "arrêt du monde", et les formes de la critiques face à ces dispositifs biosécuritaires. Ainsi, "plutôt que de décrire le mythe de la pandémie comme une idéologie globale portée par des acteurs mobiles aux intérêts particuliers, j’ai donc commencé par ce lieu singulier où le mythe s’exprimait à travers ce que Lévi-Strauss appelle "une intuition intellectuelle" avant de se propager, comme par contagion, vers d’autres contextes" (p. 299). Alors qu’un auteur comme Nicholas B. King (p. 291) conclut -en la critiquant- à la cohérence de la vision du monde suscitée par le paradigme des maladies émergentes, Keck estime que cette mise en ordre holiste nécessite une étude de ses effets locaux et des émotions morales qu’elle provoque. A une approche "par le haut", Keck préfère une étude pragmatique des sujets critiques révélés par l’événement.
"Un mouvement en spirale" (p.20)
L’ouvrage est foisonnant : il allie une écriture centrée sur l’expérience du chercheur à une méthode d’enquête qui relève de l’ethnographie multi-située . Au miroir des nombreuses références conceptuelles qu’il mobilise (p. 30), Frédéric Keck retrace son parcours universitaire et intellectuel, entre philosophie et anthropologie, traditions française et américaine. C’est à l’aune de ce parcours qu’il faut lire l’ouvrage et comprendre les terrains sur lesquels l’auteur nous mène le long d’une demi-douzaine d’années.
En refermant le livre, on est passé de la grève et Sorel, "au riche cinéma hongkongais" (p. 170), aux tribunaux cambodgiens jugeant les acteurs du génocide, au "mythe" et à la "biosécurité", à Angkor, à la grippe espagnole et au séquençage génétique entre wetlab et drylab qui rappellent à l’anthropologue la distinction entre back et front office de la finance internationale, de Bergson à Foucault en passant par Lévy-Bruhl.
La focalisation sur le parcours de l’anthropologue, sur son "je" et sur les objets hétéroclites qu’il mobilise, déboussole un peu. Le récit de l’expérience de l’anthropologue s’inscrit dans une stratégie d’écriture ; nous n’en discuterons pas les motivations . Le risque existe toutefois que l’expérience de l’anthropologue fasse écran à l’analyse de son terrain, le chercheur devenant le héros de l’enquête à la place de son objet . Quant à la variété des références, le livre annoncé par l’auteur à la fin d’Un monde grippé devrait y donner un caractère plus systématique.
À propos de la notion de sentinelle appliquée à Hong Kong
Très rapidement, l’auteur qualifie Hong-Kong de "laboratoire pour la biosécurité" (p. 47), et c’est précisément l’évidence de cette caractérisation qui mérite d’être interrogée.
Le terme de sentinelle, utilisé avec ou sans l’adjectif sanitaire, appliqué à différentes échelles (d’abord à l’ensemble du territoire hongkongais, puis à une ferme, puis à certains animaux utilisés comme détecteurs de la maladie p.198) est une notion clé qui motive le choix du terrain, mais répond à plusieurs définitions parmi lesquelles l’auteur ne tranche pas . Son origine est incertaine : il s’agit tantôt d’une catégorie forgée par l’analyste dont la généalogie serait militaire ("La sentinelle ne monte pas seulement la garde en prévenant du danger ; elle peut aussi tomber la première en donnant l’alerte."), tantôt d’une catégorie propre aux acteurs . Ailleurs , Keck cite un article publié par les experts hongkongais avec lesquels il s’est entretenu. Les scientifiques eux-mêmes ont recours à la notion de sentinelle dont la généalogie, dans le contexte présent, est plus directement épidémiologique que militaire . Frédéric Keck le confirme (p. 27), ce terme est "souvent employé par les acteurs de la surveillance. La notion de sentinelle ne désigne pas seulement des "lanceurs d’alerte" […]. Elle désigne aussi un collectif aux frontières du vivant, dépistant dans une espèce animale un agent infectieux ou toxique transmissible à une autre espèce […]. Je montrerai que c’est la capacité des experts en microbiologie de l’université de Hong-Kong à se situer sur cette frontière, dans l’écologie singulière du sud de la Chine, qui leur a permis de jouer le rôle de sentinelle sanitaire pour le reste du monde. Je définirai ainsi une sentinelle sanitaire comme un collectif associant une menace locale à une frontière naturelle de manière à l’articuler à d’autres frontières politiques dans un dispositif de sécurité global."
Ainsi, la sentinelle s’inscrit dans un "dispositif de sécurité global" dont elle est l’avant-garde. On peut toutefois se demander si un certain biais, voire une "fascination" pour les catégories de la microbiologie n’ont pas influencé le chercheur dans la façon dont il qualifie Hong-Kong.
Cette fascination apparaît dans la description du rôle historique de Webster ou de Shortridge. Mais aussi important qu’il aient pu être, la lecture que Keck propose de leur rôle est fortement liée à la "virologisation" rétrospective d’une histoire héroïque de la grippe. Cette construction tend à occulter le rôle des instances qui ont formulé les savoirs avant leur mise en ordre sous le signe d’une discipline particulière. Elle occulte ensuite les rapports mouvants entre virologie et épidémiologie, le rôle de cette dernière discipline est d’ailleurs peu traité par l’auteur .
La surveillance épidémiologique de la grippe précède l’apparition du concept de biosécurité et du paradigme des maladies émergentes. Aussi, le lien entre la notion de sentinelle, à l’avant-poste de la surveillance épidémiologique de la grippe, et l’application d’une politique de préparation ne justifie pas entièrement le "détour" par la biosécurité. L’auteur semble le reconnaître implicitement puisque le terme de détour, très présent sous sa plume, lui sert à qualifier son recours au concept de biosécurité. D’autant que la biosécurité postule l’existence d’un "ennemi politique" (p. 42). L’ennemi politique est ici absent, sauf à considérer que la Chine joue un tel rôle. Keck n’ose pas critiquer frontalement le concept savant de biosécurité appliqué à Hong-Kong, alors qu’il reconnaît les excès de cette notion dans le cas de la France (p. 47). Au final, ce détour par la notion de biosécurité n’empêche t-il pas l’écriture d’une autre histoire des politiques de préparation , une histoire débarrassée de "l’ennemi politique", une histoire plus directement attentive à la prise en charge des "menaces naturelles" sans pour autant en évacuer son caractère politique ?
La nouveauté des politiques de préparation en santé publique est sûrement l’objet le plus riche de l’étude de Frédéric Keck. Deux questions y sont immédiatement corrélées : de quelle manière ces politiques de préparations sont-elles mises en oeuvre localement et comment sont-elles perçues par les individus ? L’enquête porte davantage sur les entrepreneurs locaux de la préparation que sur ceux qui la subissent. On aimerait d’ailleurs en savoir plus sur la place des guides de l’OMS dans la préparation aux épidémies, y compris le rapport de ces guides à la "biosécurité" américaine. L’étude des sujets sur lesquels les plans sont appliqués est moins développée, même si la "crise" fait parfois apparaître dans l’ouvrage les sujets critiques de ces nouvelles politiques de la nature.
C’est l’un des dangers de l’approche multi-sites de l’anthropologie du monde moderne qui point : le risque de "perdre" "quelque chose de la mystique et de la réalité du travail de terrain conventionnel", basée "sur l’attention au quotidien et sur la connaissance intime des groupes et des communautés de face à face" . Bien que Keck maîtrise nombre des garde fous méthodologiques caractéristiques de cette approche (la multiplication des matériaux et des terrains pour étudier les experts, le recoupement des sources), l’accès direct aux perceptions des sujets "subalternes" et critiques est manifestement plus difficile à mettre en œuvre .
Quelle forme prendra l’ouvrage à venir de Frédéric Keck ? La question n’est pas simplement formelle : elle pose le problème de la "fin" de l’enquête relevant de l’ethnographie multi-située. Où se situe, aux sens géographique et commun, la "saturation" des données de l’enquête quand la diversité et la discontinuité des contextes locaux est la clé de compréhension des dynamiques mondiales ? La mobilisation face à la "pandémie" de 2009, qui a pris des formes très différentes à travers le monde, constitue-t-elle la fin du mythe de la pandémie de la grippe aviaire ? Ou la force mobilisatrice du paradigme des maladies émergentes va-t-elle se transformer de nouveau autorisant ainsi une autre étude des modalités de son renouvellement ? La peur de la contagion -réelle ou virtuelle- reste un objet de recherche stimulant dont on est loin d’avoir épuisé la compréhension