Un court livre, très inspiré et stimulant, sur les puissances expressives de la lumière dans les films de cinéma.

"La lumière, qui nous permet de voir, n'est elle-même pas facile à voir ni à regarder. La faire voir, c'est le propre de certains films, qui en font un objet de contemplation ou un moyen d'expression."

Le livre de Jacques Aumont constitue le dernier volet de la collection "Côté Cinéma / Motifs" des éditions Yellow Now, dont le but est d'explorer, de façon à  la fois théorique et intuitive, les puissances attachées au mode d'expression cinématographique dans la représentation de certains phénomènes sensibles. L'attrait de la lumière succède ainsi à deux courts volumes signés Dominique Païni – respectivement sur l'ombre et sur les nuages – et préfigure d'autres études de ce type sur la poussière, le vent, les vagues, etc. Le pari de la collection est  de montrer que l'attachement à ces phénomènes permet de mettre à jour certaines forces du cinéma qui, sans aucun doute, font partie de la "dotation originaire" de cet art (les premiers films sur la lumière, la neige, les vagues, etc., ce sont les films... Lumière justement), mais qui peuvent avoir tendance, en régime courant de production et de consommation des films, à être "recouvertes" par les exigences de la toute-puissante narration (que les forces dont nous parlons peuvent par ailleurs tout à fait contribuer à soutenir, elles ne lui sont pas forcément "concurrentes").

Pourtant, avant d'être un art qui "raconte des histoires", le cinéma peut être considéré comme un médium ontologiquement pourvu pour se confronter à l'existant matériel du monde. De cette opération – dont l'apparente simplicité de formulation dissimule souvent de grandes complexité et diversité de traitement – certaines formulations ont pu être élaborées dans le champ théorique, notamment chez André Bazin et Siegfried Kracauer (côté "réaliste") ou chez Jean Epstein et Stan Brakhage (côté "formaliste"). De ces diverses lignes de pensée, les petits livres de Yellow Now retiennent surtout l'élan poétique et la préoccupation pour la matière visible. Nulle normativité ici, autre que les goûts cinéphiles assumés de l'auteur du livre, et nulle autre ambition que celle de constituer une sorte d'archéologie subjective des phénomènes sensibles que le cinéma mobilise et, dans le même temps, contribue à "révéler".

A cet égard, une des grandes qualités de cette collection est  justement, en accord avec la polyvalence d'intérêts de ses auteurs, de traiter de toutes les formes de cinéma, des plus "libres" (le cinéma expérimental ou de recherche) aux plus "contraintes" (le cinéma hollywoodien). L'Attrait de la lumière convie donc le lecteur à un parcours plastique allant de Brakhage à "Harry Potter", en passant par quelques grands auteurs du cinéma de fiction, plus (Bergman, Welles) ou moins (Aldrich, Minnelli) à la marge du système des studios.

Les arts visuels n'ont bien sûr pas attendu le cinéma pour prendre en compte l'importance de la lumière. Les historiens de l'art ont notamment reconnu son apport dans la peinture Renaissante (Le Songe de Constantin de Piero Della Francesca, L'Adoration des bergers du Corrège, etc.). Par la suite, toutes les époques de l'art pictural ont travaillé la plasticité de la lumière, depuis Turner et les impressionnistes jusqu'aux installations d'art contemporain (James Turrell), en passant par le cubisme (Braque) ou l'abstraction (Soulages) – sans même évoquer l'importance de ce facteur dans la sculpture (voir le Licht-Raum Modulator de Moholy-Nagy) et l'architecture. Si des problèmes communs se posent aux différents modes d'expression (comme la valeur de "transcendance" attachée à la lumière), il est évident que chacun d'eux a aussi affaire à des enjeux spécifiques, selon le rapport particulier qu'il entretient avec l'élément lumineux.

Au cinéma, "musique de la lumière" (selon l'expression d'Abel Gance), cet élément se pose d'emblée comme un objet singulier: la lumière n'est pas seulement un motif sensible ou un moyen d'expression, elle est également la "matière première" (même si cette matérialité est problématique) du médium: "Il faut de la lumière pour que quelque chose s'inscrive sur une pellicule. Il faut encore de la lumière pour que cette pellicule impressionnée, développée, montée, soit vue par ses spectateurs." Coïncidence merveilleuse, "Lumière" est aussi le nom des inventeurs officiels du cinématographe, dont les "vues" primitives nous confrontent, encore aujourd'hui, au "spectacle lumineux du monde". Comme l'exposera plus tard le prologue du Persona (1966) de Bergman, "le cinéma a commencé, et commence à chaque nouvelle image, par la captation et l'inscription d'une lumière". Mais la lumière n'est pas seulement un "véhicule" pour le cinéma; elle est également représentée dans l'image, et à cet égard, elle constitue à la fois une donnée technique et un moyen d'expression, voire un enjeu existentiel. Il apparaît en effet que filmer la lumière – comme d'ailleurs les autres motifs sensibles étudiés dans cette collection Yellow Now – c'est à la fois lui prêter vie, et lui prêter sens.

Il y a, nous dit Jacques Aumont, deux grands types de lumière au cinéma: la lumière de plein-air (où c'est l'espace référent qui fournit au film l'essentiel de sa matière lumineuse, même si cette dernière est souvent retravaillée) et la lumière de studio. En studio, la lumière se décompose encore en lumière diffuse (celle qui baigne l'ensemble du décor ou de la scène) et en éclairage ponctuel (celui qui intervient à des fins narratives ou expressives, en mettant en valeur les visages des acteurs et en soulignant certains éléments du drame). Dans tous les cas, la lumière de studio est employée avec un souci constant et conjoint de réalisme et d'expressivité. Elle devient un pur outil de la mise en scène, qui peut être mobilisé pour produire toutes sortes de chocs visuels, de contrastes, de significations. Ainsi, c'est en partie à son utilisation très marquée de la lumière que le Forfaiture de Cecil B. De Mille (1915) doit d'avoir eu un tel impact sur les cinéphiles.

On retrouve cette plastique lumineuse permise par le tournage en studio au sein du cinéma expressionniste allemand (ou la lumière participe, comme le décor, de l'inscription d'états subjectifs dans l'espace du film) ou du Film noir américain. S'il évoque ces deux corpus (déjà largement commentés), Jacques Aumont s'attache ici surtout, de manière plus inédite, à décrire l'effet des "lumières bleutées" du cinéma de la fin du XX° siècle, que l'on retrouve autant chez Bergman (l'apparition du fantôme d'En présence d'un clown) que dans le polar américain – fût-il "d'auteur", comme le King of New York de Ferrara (1990): dans ce film, la lumière bleutée envahit l'espace de la représentation, véhiculant des valeurs nocturnes et mortifères, jusqu'à littéralement imprégner le visage du héros lui-même (Christopher Walken); le cinéaste la constituera d'ailleurs, dans d'autres films (Snake Eyes, 1993), comme sa "signature" visuelle.

Domaine de plasticité niché au coeur du médium cinématographique, la lumière est également un moyen de faire circuler du sens et des affects. D'où le jeu avec l'intensité lumineuse, tel qu'il est exposé dans une superbe analyse du flash-back de Gertrud (Dreyer, 1964). Ce moment de "bifurcation" du destin amoureux de l'héroïne est baigné d'une lumière à la fois irréelle (si on considère sa source, problématique en termes "réalistes") et discrètement métaphorique (tirant l'image vers un blanc ouaté, figurant à la fois le souvenir et le deuil paradoxal d'un amour perdu), dont l'intensité ne se contente pas d'envelopper un corps, mais "change tout: l'espace, le temps, la réalité". Le livre suggère ainsi, par petites touches, que la lumière constitue le vecteur d'un nouvel angle de questionnement de l'histoire du cinéma; s'attacher à la lumière permet notamment de revenir, à nouveaux frais, sur certains films (Citizen Kane) ou certaines séquences (le célèbre regard-caméra de Monika de Bergman) déjà amplement commentées à l'intérieur de cette histoire.

Mais s'il est bien une chose que la lumière de cinéma partage avec celle des autres arts représentatifs, c'est une sorte de signification culturelle immédiate qui l'associe aux manifestations divines. Ces "effets surnaturels" de la lumière se retrouvent aussi bien dans les figurations de l'au-delà que dans les représentations à la "métaphysique" moins évidente, plus diffuse, comme certains plans nocturnes du cinéma contemporain (l'auteur analyse sous cet angle la vision de l'arbre illuminé qui apparaît au soldat dans Tropical Malady). Cette "métaphysique positive" de la lumière peut, certes, paraître assez évidente, mais le livre ne s'y limite pas. En effet, le cinéma s'est également confronté à la "part d'ombre" de la lumière: l'auteur désigne ainsi l'association de la lumière à des valeurs plus "sombres", dangereuses ou destructrices, lucifériennes. C'est la lumière des explosions qui aveuglent presque le spectateur à la fin du Procès (Welles, 1963) et de Dr Floamour (Kubrick, 1962), mais aussi l'ouverture de la "boîte de Pandore" de Kiss Me Deadly (Aldrich, 1955), qui constituent autant de "brûlures visuelles" qui portent de manière (trop?) appuyée l'angoisse de l'Apocalypse nucléaire. Ou alors, plus subtilement, c'est la lumière "naturalisée" des phares de la voiture du docteur d'Ordet (Dreyer, 1955), qui tourne dans la cour pour quitter la propriété d'Inger (à laquelle il pense avoir sauvé la vie): cette lumière inonde brièvement l'intérieur de la demeure. Le beau-frère d'Inger, Johannes, un "illuminé" qui se prend pour le Christ, interprète alors ce bref "balayage" lumineux comme un passage de la Mort (à rebours de toute la tradition iconographique qui recouvre la Mort de noir) – la suite des événements lui donnera raison. 

Mais s'il fallait chercher l'équivalent strict en cinéma des "recherches lumineuses" de la peinture sacrée, l'auteur inviterait à le repérer, non pas dans les solutions expressionnistes mobilisée pour représenter l'au-delà, mais plutôt dans des formes plus abstraites de cinéma, en grande partie émancipées de la contrainte de la ressemblance extérieure. Cette proposition lui fournit l'occasion de très belles analyses sur deux films de Stan Brakhage (le bien-nommé Text of Light, 1974, et Black Ice, 1993) : inscrite dans la matière même de l'image non-figurative (ou très peu figurative dans le cas de Text of Light), la lumière y est ainsi expérimentée "selon une certaine essentialité", celle d'une épiphanie sensible du visible pur.

Il se trouve par ailleurs que le caractère "fantastique" ou "surnaturel" de la lumière n'est pas circonscrit à l'utilisation marquée de l'"éclairage"; il est également susceptible de surgir avec la lumière de plein-air, même (et parfois, surtout) de la lumière la moins "travaillée": qu'on se souvienne de la lumière presque irréelle du ciel africain filmé, sans appareillage spécifique, par Jean Rouch dans La Chasse du lion à l'arc. La puissance du cinéma, sa "voie Lumière", c'est aussi cela, comme le disait Jean-Luc Godard (cité par l'auteur): faire voir "l'extraordinaire dans l'ordinaire". Par suite, l'ouverture du cinéma à la dimension "surnaturelle" de la lumière peut aussi bien résider dans le petit miracle de hasard (les nuages s'entrouvrent soudain au moment de la mort de Raval, au milieu d'un plan très long commencé par ciel couvert) du Septième Sceau – miracle que le cinéaste a bien entendu "pieusement" conservé dans son montage final. [Notons au passage que cette analyse dialogue de façon intéressante avec celle que proposait Dominique Païni dans L'Attrait des nuages, lorsqu'il attirait l'attention sur l'effet atmosphérique inverse (un plan très éclairé qui s'assombrissait soudain à cause du passage aléatoire d'un nuage dans le hros-champ vertical) appliqué aux soldats assiégés de Fort Apache (John Ford, 1948) – comme une préfiguration de leur mort prochaine.]

Evidemment, l'expressivité de la lumière, ou sa puissance sensible, ne sont jamais aussi visibles que lorsque cette lumière varie, spécialement quand cette variation se produit à l'intérieur du plan lui-même. Hors les variations atmopshériques aléatoires que nous avons évoquées, il est rare que le cinéma ouvre un intervalle de temps suffisant pour enregistrer une variation significative de la lumière baignant l'ensemble du champ optique ambiant (le fameux plan d'une dizaine de minutes sur le jour qui se lève à la fin de Gerry constitue une exception dans le cinéma de fiction). Le plus souvent, un des moyens pour parvenir à enregistrer la  variation lumineuse naturelle des heures transitionnelles est d'accélérer le temps de l'image elle-même (le jour se lève devant nous dans Blood Simple, où c'est la nuit qui tombe de la même façon dans L'Esprit de la ruche). Dans le cadre du studio et de l'éclairage artificiel, un autre moyen pour travailler la puissance plastique de la lumière est d'imposer des variations irréalistes et arbitraires (en dehors de toute "naturalisation" par un personnage qui allumerait ou éteindrait la lumière dans la pièce) de la lumière ambiante: c'est le cas des variations lumineuses autour du couple bancal de Comme un torrent de Minnelli (1956), ou, bien sûr, dans un sens plus métaphysique, à proximité de la "Chambre des voeux" du Stalker de Tarkovski (1979).

L'ouvrage de Jacques Aumont progresse ainsi librement, à partir d'analyses filmiques d'une grande précision et d'une rare élégance (le rédacteur de cet article recommande particulièrement celle du Révélateur de Philippe Garrel), qui n'étouffent jamais la complexité des films sous le "verdict" arbitraire d'une interprétation rigide: l'auteur revendique plutôt l'exercice d'une subjectivité sensible qui fournit des pistes enrichissantes à la compréhension des oeuvres, sans jamais "clôturer" leur sens. Il faut dire que cet objet immatériel et évanescent qu'est la lumière se prête sans doute assez peu à  l'expression de certitudes absolues.

Ainsi, au-delà de sa justesse analytique, un des grands mérites de l'ouvrage est de suggérer l'ouverture d'une brèche dans notre appréhension commune du cinéma: la lumière n'est pas seulement un vecteur de signification, elle est aussi porteuse de mystère, d'une "transcendance" qui ne recoupe pas forcément les modèles établis de l'iconographie religieuse, mais qui est au contraire susceptible d'investir d'autres objets, de produire d'autres effets. Notamment dans un certain cinéma expérimental ou expanded (Reble, Tcherkassky, Conner), au sein duquel c'est le dispositif lui-même (la pellicule, la matière de l'image) qui est "travaillé", envahi, rongé par la lumière. Pure matière sensible, cette dernière affirme alors sa propension à dissoudre les figures, à "dévorer l'image". Il y a là, comme dans le reste du livre, la suggestion d'une "capacité d'ébranlement" (pour reprendre un terme d'Epstein) de l'expérience cinématographique sur notre manière de voir le monde... Ce n'est pas là la moindre des qualités de ce petit (77 pages) livre solaire.