Un livre riche qui propose une approche originale de la Bible, entre analyses textuelles et interprétations générales.
" Et je vis dans la main droite de Celui qui siège sur le trône un livre roulé, écrit au recto et au verso, scellé de sept sceaux. " Cette citation, extraite de l’Apocalypse (5, 1), et elle-même inspirée du livre d’Ezéchiel (2, 9), rend compte de la difficulté pour Jean de saisir le sens du livre que lui remet l’Ange. Or, de manière plus large, une telle réflexion peut s’appliquer à bon nombre de textes bibliques : comment lire aujourd’hui ces textes antiques, quelles pistes de lecture privilégier pour que le texte entre en résonance avec nous ? L’ouvrage de Ska ( jésuite et professeur d’Ancien Testament à l’Institut biblique pontifical), intitulé : Le Livre scellé et le Livre ouvert, tente ainsi de briser certains sceaux du livre antique pour en proposer une lecture ouverte. Divisé en trois grandes parties : " Orientations ", " Lectures bibliques " et " Droit et Institutions dans la Bible ", il décline à tour de rôle une approche générale et méthodologique de la Bible (première partie), une approche plus textuelle et littéraire (seconde partie) et enfin une approche institutionnelle et juridique (troisième partie).
L’intention théologique à l’origine des textes
Le premier chapitre entend répondre à une question faussement simple : comment lire l’Ancien Testament ? Abordant le thème de la violence divine ou de l’amoralité de certaines figures bibliques (Abraham, Jacob, David…), l’auteur insiste sur la nécessaire souplesse d’esprit dont doit faire preuve le lecteur moderne : il ne s'agit pas en effet d’aborder les textes avec ses propres a priori (religieux, modernistes ou autres) mais de " les lire selon les normes qu’eux-mêmes se donnent. C’est là la seule manière d’éviter les manipulations et réductions de tous genres, car les textes bibliques définissent leur rapport avec la réalité historique selon les conventions littéraires de leur temps, et génèrent leur théologie particulière en suivant les voies qui leur sont propres. " Dans cette première partie, l’exégète souligne la nécessaire recherche de l’intention qui préside à l’élaboration de tout texte biblique, autrement dit le projet théologique de l’auteur. Le livre biblique ne deviendra ainsi ouvert qu’à cette seule condition : que le lecteur se déleste de ses préjugés et qu’il sollicite toutes les ressources herméneutiques à sa disposition, ce que Ska nomme dans son livre des fenêtres : la fenêtre littéraire, la fenêtre sociologique, la fenêtre historique, politique et théologique.
Mentionnons également dans cette partie un éclairant chapitre intitulé " Le canon hébraïque et le canon chrétien de l’Ancien Testament " où l’auteur décrypte le sens théologique de l’organisation des livres vétérotestamentaires. Au canon chrétien qui " oriente l’Ancien Testament vers la venue du Messie - et de son précurseur - [répond] le canon hébraïque orienté vers la montée ou le retour à Jérusalem. " Encore une fois, il s’agit de mettre à jour l’intention théologique qui préside à l’organisation d’ensemble. Que cette différence structurelle s’impose d’emblée à qui ouvre une Bible hébraïque ou chrétienne ne doit pas toutefois masquer les lignes de continuité qui existent entre les deux types de Bible. En effet, si l’on se propose souvent de lire l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau, comme saisi par un effet de modernité, il faut ici savoir décrypter le Nouveau Testament à la lumière de l’Ancien. Jésus, par exemple, en mettant en avant dans son discours le thème du " royaume des cieux ", reprend la thématique de la terre promise aux patriarches tandis que les Evangiles, en choisissant de faire débuter la vie publique de Jésus près du Jourdain, donnent suite à la geste de Moïse (qui s’arrête devant le Jourdain) et de Josué, comme s’il s’agissait à présent pour les chrétiens d’" entrer dans " le royaume des cieux ". "
Les textes bibliques à l’épreuve des méthodes de lecture
Les grandes lignes de lecture de la Bible peuvent à présent être mises au service d‘études textuelles plus précises. La seconde partie propose ainsi onze études, consacrées à un texte précis, à une thématique donnée ou à un personnage. L’étude la plus représentative des méthodes de lecture mises en avant dans la première partie est sans doute celle relative au personnage de Joseph dans un chapitre intitulé " L’histoire de Joseph et la découverte du dessein de Dieu. " En effet, l’auteur y croise les approches narrative, politique, philosophique et théologique. Il y montre notamment comment l’histoire de Joseph (Gn 37-50) constitue une entité autonome, probablement ajoutée tardivement à la geste patriarcale à l’époque postexilique . Les thèmes qui traversent le livre ne sont plus les mêmes que ceux rencontrés en Gn 1-36 : les thèmes de la promesse d’une terre ou d’une nombreuse descendance disparaissent au profit d’une ouverture sur le monde extérieur et plus exactement sur la cour égyptienne. Petit " roman de la diaspora ", l’histoire de Joseph fait du fils préféré de Jacob le prototype du juif de la diaspora ayant réussi sa vie en dehors d’Israël. D’abord jalousé et trahi par ses frères en étant abandonné dans une citerne, Joseph est vendu à des Madianites avant de faire une carrière triomphale à la cour égyptienne. Par delà ce surprenant destin politique se lit le dessein caché de Dieu : " Dieu m’a envoyé pour vous sauver " (Gn 45, 5b) dit Joseph à ses frères venus le rejoindre en Egypte en raison d’une famine. Comprenons ici que le " dessein de Dieu est toujours un dessein qui fait triompher la vie sur la mort " et qu’à ce titre, la figure de Joseph peut se rapprocher de celle du Christ. Cette courte étude, sollicitant toutes les ressources herméneutiques à la disposition de l’exégète, met à jour l’intention théologique à l’origine du texte biblique : affirmer la puissance cachée de Dieu et proposer aux exilés babyloniens un modèle de réussite.
Brève histoire de la notion de sacerdoce
La troisième partie élargit l’approche de la Bible aux domaines du droit et des institutions au nombre desquelles figure l’institution du sacerdoce. Dans une étude très claire, l’auteur montre comment une des fonctions du sacerdoce - apparue dans le désert lorsque Moïse consacre la tribu de Lévi - consistant à enseigner la Loi décline après l’Exil au profit de celle du culte du Temple et des sacrifices. Cette institution du sacerdoce connaîtra un bouleversement complet avec le Nouveau Testament puisque le véritable culte, abolissant les frontières du pur et de l’impur, du profane (le corps) et du sacré (la transcendance), " n’est plus lié à un lieu particulier, mais à une personne, Jésus Christ. " C’est l’humanité qui devient dès lors " temple et sacerdoce de Dieu ". Une telle relecture de la Loi et du sacerdoce ne pouvait que mettre en danger l’identité même d’Israël d’où les vives tensions apparues au sein des communautés juives dès la proclamation du message de Jésus.
La Torah à l’origine de l’identité du peuple juif
L’ouvrage de Ska présente une approche de la Bible très équilibrée combinant des réflexions sur l’herméneutique, sur l’organisation du livre, sur le monde que les auteurs de la Bible nous font traverser ou encore sur les possibles relations entre le texte et le droit occidental moderne. Une des tendances marquantes de l’ouvrage, et à notre sens pertinente, est le fait d’envisager la lecture de l’Ancien Testament et du Nouveau dans une sorte de constante interdépendance herméneutique. Si la Bible se présente comme une multitude de livres colligés dans ce qu’on a appelé des canons, il faut savoir gré à l’auteur d’avoir tenté de dégager -sinon une unité de sens- du moins une dynamique d’ensemble, une orientation théologique. Considérant à juste titre que la matrice de la Bible est le Pentateuque, Ska privilégie l’étude de la Torah, autrement dit de la Loi. Huit des onze études de la seconde partie sont consacrées de fait à des textes du Pentateuque. Comprenons que l’ouvrage correspond in fine à une vaste étude de la Loi, depuis son origine dans le livre de l’Exode jusqu’à l’évocation des racines bibliques du droit occidental moderne en passant par la formation du canon vétérotestamentaire ou l’évolution du sacerdoce au cours de l’histoire religieuse. Ce que l’auteur cherche à cerner en réalité, c’est l’identité même du peuple hébreu dont la Bible constitue la quintessence.
Traduit de manière limpide de l’italien par Viviane Dutaut, le présent ouvrage se révèle très clair, tant d’un point de vue organisationnel que pratique : le lecteur trouvera ainsi un index des citations bibliques, un index des auteurs ainsi qu’un index général. Loin de se montrer exhaustif, cet ouvrage constitue une belle introduction à la Bible en proposant d’intéressantes pistes de réflexion et en tentant d’ouvrir le Livre à notre univers contemporain, comme pour en révéler l’éternelle actualité.