Un recueil des articles de Pierre Puchot, grand reporter à Mediapart, qui retracent la chronologie des évènements en Tunisie depuis 2008.

Comment écrire un livre sur un phénomène qui ne semble pas encore achevé, la "révolution" tunisienne, qui plus est quand on est journaliste français ? Pierre Puchot, grand reporter spécialiste du Maghreb, répond à ces questions en offrant un recueil de ses articles écrits pour Mediapart de 2008 à 2011. Prenant ainsi de la distance avec les évènements, le journaliste parvient à rétablir une chronologie des évènements, une "genèse de cette révolution populaire tunisienne" pour tout lecteur non averti et un document riche d’enquêtes et de reportages. 

 

Trop tôt ? Trop rapide ? Trop risqué de faire un livre sur un phénomène dont on ne connaît toujours pas aujourd’hui les débouchés ? Non, car l’ouvrage constitue avant tout un document journalistique, un recueil d’informations qui peuvent aider à comprendre les enjeux de la Tunisie actuelle. Le livre prend pour titre "une révolution arabe", soulignant l’ampleur d’un mouvement qui rythme encore l’actualité médiatique comme on peut le voir dans les récentes répressions de la révolte syrienne. "Une" révolution, car il y en a eu une autre avant, celle du bassin minier de Gafsa longtemps taboue et sans images, dont le livre a le mérite de retracer l’histoire. Lancée par les manifestations du 5 janvier 2008 à Redeyef suite à un concours d'embaûche complètement faussé, cette révolte était l’une des premières à remettre en cause l’autorité et la corruption du système Ben Ali. Le livre pose ainsi un problème : où commence la révolution tunisienne ? A Gafsa il y a trois ans malgré la répression sanglante ou le 17 décembre 2011 lorsque Mohamed Bouazizi s’immole en pleine rue ? Ou encore lorsque des milliers de manifestants crient le fameux "Dégage !" à Tunis qui entraînera le départ le 14 janvier de Ben Ali ? Face à la précipitation et à la rapidité du mouvement, retracer une ligne chronologique via différentes informations fait sens. 

 

Le livre n’est pourtant pas qu’un catalogue d’articles mis les uns à la suite des autres. Les photos qui séparent les chapitres ou les mots de Moncef Marzouki (opposant au régime Ben Ali), Radhia Nasroui (avocate et présidente de la ligue tunisienne des droits de l'homme) et Saber Mansouri (historien tunisien) traduisent aussi le point de vue de ceux qui ont été longtemps mis de côté. Mêlant ainsi le travail de plusieurs années et des articles récents sur les évènements en Tunisie, le journaliste offre un double regard : celui qui pointe l’aveuglement total des gouvernements français de Jacques Chirac à Nicolas Sarkozy face au mythe du "miracle tunisien" et celui qui analyse année par année le système politique et social de la Tunisie laissant place aux témoignages des opposants politiques comme Moncef Marzouki le 24 octobre 2009, Taoufik Ben Brik, journaliste harcelé par le régime ou encore Fahem Boukadous, rescapé des geôles de Ben Ali. Parmi ces figures connues, des portraits ou des citations de tunisiens ordinaires comme un Gafsien, mécanicien au chômage qui passe ses journées à tchatter sur Internet, rêvant d’une vie meilleure viennent compléter les récits.    

 

Tout commence ainsi à Gafsa en 2008 par un article sur la place de l’islam en Tunisie. Il n’est pas anodin de commencer ainsi car si la question hante encore les pronostics des experts dans le contexte post-révolutionnaire, elle rejoint aussi les interrogations sur la menace terroriste en Tunisie. Mais en commençant le livre sur la question de l’islam, Pierre Puchot semble aussi montrer sa volonté de ne pas s’étendre sur le sujet. "L’islam en Tunisie a souvent été agité comme un épouvantail face aux occidentaux  visant à justifier une politique répressive" dit-il et il le démontre par l’analyse du régime de Ben Ali qui a contribué à la mutation d’un islam traditionnel vers un islam radical par l’exclusion du principal parti, Enahda, de la vie politique. Cette exclusion a encouragé la formation à l’étranger de "Djihadistes tunisiens" destinés au terrorisme. L’ombre terroriste était donc bien présente en Tunisie et semblait primer sur la menace islamiste. L’article fait d’ailleurs écho à ceux qui suivent les évènements révolutionnaires et s’interrogent sur la nouvelle place accordée à l’islam dans un cadre institutionnel démantelé.

 

Pour la plupart des Tunisiens qui témoignent au fil des pages, la pratique de l’islam est encadrée. Si le temps de la clandestinité est bien révolu, les islamistes "n’ont pas fait la révolution" comme on l’entend souvent. Par contre, c’est bien cette nécessité de construire un "rempart contre l’islam" qui va être érigée à tout va par les pays occidentaux et en particulier la France. "Très libérale vis-à-vis des droits de l’homme, la France l’était donc moins en matière de sécurité, sans que cette ouverture d’esprit sélective lui permette d’atteindre un niveau de coopération satisfaisant à ses yeux"   analyse le journaliste, montrant ainsi la «schizophrénie" du gouvernement français face à la Tunisie depuis le 11 septembre 2001 où "la préoccupation en matière de sécurité est devenue une préoccupation constante pour la France". 

 

C’est cette relation qui empêche de faire l’impasse sur certains mots des présidents français à l’égard du pays. L’article daté du 30 avril 2008, "Quand Sarkozy copie Chirac et piétine les espoirs de la société civile", rappelle la visite du président en 2008 où il prononce la fameuse phrase : "Aujourd’hui, l’espace des libertés progresse. Ce sont des signaux encourageants que je veux saluer." Ou encore les mots de Serge Degallaix, ambassadeur de France à Tunis en 2007, révélés par Wikileaks : "la Tunisie n’est pas une dictature", et dans la même lignée, en 2011 : "Les révolutions, ce sont les peuples qui les font, pas les diplomates"   . Aveuglement, indifférence, la préface d’Edwy Plenel est à cet égard, très tranchée et révèle aussi l’autre objectif du livre : faire prendre conscience de ce qui se passait réellement depuis des années : "Lire ou relire ses articles   des trois dernières années, permet de prendre la mesure de l’hypocrisie de nos élites dirigeantes qui, aujourd’hui font semblant de découvrir une réalité qu’on leur aurait cachée."  

 

Parmi la diversité des sujets traités, on retiendra aussi l’enquête sur "La machine infernale du tourisme tunisien" datant du 22 octobre 2009   qui révèle les conséquences désastreuses sur l’emploi de la politique de "cassage" des prix et des offres "package" (tout-compris) des tour-opérateurs en Tunisie. En faisant continuellement pression sur les complexes touristiques ou sur les hôtels, ces "machines de guerre", comme les qualifie Francis Sherly, consultant en tourisme interrogé par Pierre Puchot, instaurent un diktat de la "course à la baisse des prix" qui se répercute par un effet boule de neige sur les hôteliers qui, devant baisser leurs prix, doivent aussi réduire la main d’œuvre ou sa rémunération. Un système touristique qui profite à tous, sauf aux Tunisiens.

 

L’autre intérêt du livre repose sur l’enquête fouillée sur les médias en Tunisie et l’impact de l’introduction des chaînes satellitaires et d’Internet, qui a le mérite de s’éloigner des angles ultra-rabattus sur la "Révolution Twitter". Dans cette enquête qui date du  23 mai 2009, Pierre Puchot montre comment ceux qui étaient considérés encore comme des "No man’s land numériques" par les pays occidentaux se sont émancipés dès les années 90 grâce à la numérisation. Il cite les travaux d’Yves-Gonzalez Quijano   qui parle déjà de "révolution"  pour qualifier l’utilisation intensive d’Internet comme pratique sociale et outil de recherche d’une information plus authentique, ce qui fait dire à Pierre Puchot dès 2009 : "Malgré la censure étatique quasi systématique, l’essor du Net arabe devient inexorable"   ; constat posant la question involontairement prophétique : "L’avènement du Web offrirait-il aux citoyens du Maghreb et du Moyen-Orient, une voie pour passer par-dessus le politique et former un véritable monde arabe numérique ?"

 

L’engagement en tant que journaliste de Pierre Puchot doit être souligné car comment vivre un tel évènement sans remettre en cause le mythe de "l’objectivité journalistique" ? Si le livre souligne et dénonce dans son introduction l’ignorance volontaire de la France et des médias face à la Tunisie dictatoriale, ce n’est pas sur un ton pamphlétaire, mais juste un constat sans illusions sur ce que personne ne voulait voir. L’histoire de cette révolution tunisienne se situe aussi dans sa soudaine visibilité sur la scène internationale, la libération d’une parole et des images qui ont entraîné un phénomène de reconnaissance tardif. Dénonçant le "black-out médiatique" qui régnait depuis longtemps sur ces pays-là, Pierre Puchot montre aussi par ce livre la difficulté d’un travail journalistique mené pendant trois ans dans un pays où Mediapart est interdit depuis 2008. "Pour certaines enquêtes c’était le travail de 5 mois de coups de téléphone jusqu’à obtenir au bout du fil quelqu’un qui veuille bien parler" a-t-il dit lors d’un entretien.

 

Ce qui ressort de ce livre, c’est d’abord l’idée que le mouvement de soulèvement tunisien était tout sauf spontané. "Fin 2010, la Tunisie affiche plus que jamais deux visages, celle du pouvoir tout-puissant, d’une petite élite économique, et celle des Tunisiens qui multiplient les grèves et les actes désespérés pour tenter de faire entendre leur réalité". C’est en ces termes que Pierre Puchot clôt sa série d’enquêtes le 24 décembre 2010. Le reste des articles est consacré à la couverture de l’actualité chaude de ces derniers mois.

 

Souvent comparée par les tunisiens au couvercle de la cocotte minute qui explose, la révolte tunisienne est portée par un ras-le-bol général qui arrive à son paroxysme lors de l’immolation de Mohamed Bouazizi.  Le recueil d’articles se présente aussi comme une ouverture sur ce qui est encore aujourd’hui "inachevé". Et l’auteur s’interroge dans sa conclusion sur la "renaissance politique de ce monde arabe" où les révoltes font encore rage.

 

En effet, pour Pierre Puchot   : "On est face à une deuxième phase, celle de la reconstruction, le problème économique est primordial. Je pense qu’il ne faut pas trop survaloriser le débat politique même s’il est important et laisse place à une parole qui ne pouvait s’exprimer avant. Cependant il faut  aussi s’occuper de la dette tunisienne, du plan de relance des régions, du tourisme, tout ce qui va contribuer à reconstruire le pays. Même les Tunisiens le disent, ils veulent vivre dans la dignité économique et morale. Ce qui est important c’est aussi ce qui se crée chaque jour." Si la révolution tunisienne "laisse perplexe certains intellectuels aguerris et versés dans l’observation des grandes révolutions contemporaines", comme le dit l’historien Saber Mansouri dans sa postface "elle a mis en valeur  la maturité politique des Tunisiens" qui doit servir à "la transition démocratique", grand enjeu de demain

 

 

A lire aussi sur nonfiction.fr :

 

- Driss Abbassi, Quand la Tunisie s'invente. Entre Orient et Occident, des imaginaires politiques , par Jean-Paul Gachet.

 

La chronique du printemps Arabe sur la parole libérée des journalistes tunisiens, par Lilia Blaise.

 

Pour aller plus loin :

 

Les articles de Pierre Puchot sur Mediapart.