Les intellectuels aiment peut-être peu N. Sarkozy, en tous cas il les fascine : deux revues ont consacré cet automne un numéro à la doctrine du président.
Les intellectuels aiment peut-être peu Nicolas Sarkozy, en tout cas l’actuel président de la République les fascine. Deux revues ont réalisé cet automne des numéros consacrés aux nouveaux habits de la droite. La livraison de novembre d’Esprit s’intitule sobrement "Qu’est-ce que le sarkozysme ?", celle de Mouvements, "la new droite, une révolution conservatrice à la française". On peut regretter ce titre, reprenant la très classique critique d’une droite "à l’anglo-saxonne", dans la mesure où de nombreux articles visent à montrer que les filiations intellectuelles de Sarkozy sont multiples. Le sarkozysme n’est pas une simple copie des politiques de Thatcher ou de Reagan, même si Eric Besson, alors socialiste, a connu, début 2007, un succès d’édition avec un opuscule sur Sarkozy l’américain.Le dossier d’Esprit coordonné par Olivier Mongin, Michaël Fœssel et Marc-Olivier Padis comprend trois parties : "un corps et des personnages", "l’horizon politique, des promesses, des tactiques et une stratégie incertaine" enfin, "entre valeurs et discours, où va la nation ?". Le dossier de Mouvements, coordonné par Renaud Epstein, Michel Kokoreff, Jade Lindgaard et Pierre Tevanian propose également trois parties : "l’histoire des vainqueurs", "la bataille des idées a-t-elle eu lieu ?", "la France d’après : une idéologie en action". Les deux revues nous livrent-elles une analyse concordante du sarkozysme ?
Le sarkozysme est-il une pensée politique ?
"Le "sarkozysme" n’existe pas comme doctrine ni peut-être sur le plan des idées : je ne suis pas un théoricien, je ne suis pas un idéologue, je ne suis pas un intellectuel : je suis quelqu’un de concret" déclarait le président dans un entretien télévisé . Pourtant, s’il n’y pas de cohérence, du moins y-a t il eu un important travail de construction programmatique. Dans Mouvements, la rédaction a mis en exergue cette citation du Figaro du 17 avril 2007 : "Depuis 2002, j’ai donc engagé un combat pour la maîtrise du débat d’idées. Je parle de l’école, en dénonçant l’héritage de mai 68. Je dénonce le relativisme intellectuel, culturel, moral […] Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées".
Comment le sarkozysme s’est-il constitué ? L’article augural de Joseph Confavreux et Jade Lindgaard dans Mouvements propose une enquête très documentée sur la manière utilisée par Sarkozy pour bâtir un programme. Dès 2002 au ministère de l’intérieur, puis surtout à partir de l’autonome 2004, quand il se dote d’une petite équipe chargée de puiser des idées autour d’Emmanuelle Mignon , son actuelle directrice de cabinet, Nicolas Sarkozy cherche à construire son programme. Cette équipe s’est permise d’aller voir partout, "sans tabou", invitant de nombreux chercheurs, parfois de gauche, notamment ceux proches de la "République des Idées". A la suite de ces travaux de chercheurs, toute une mécanique a été créée pour transformer ces idées en programme, à travers le filtre des élus UMP et l’aide d’instituts de sondages et de consultants.
Mais le sarkozysme se révèle peut-être moins par les idées qu’il manipule que par la mise en scène d’un corps et d’un discours. Michaël Fœssel et Olivier Mongin montrent ainsi que les mises en scène de la réussite par le président donnent à voir "l’impensé du sarkozysme" qui est "cette figure du "perdant" renvoyé à la légitimité de son échec. Pour le dire d’une formule, le sarkozysme est dénué de sens social. Cela ne signifie pas seulement qu’il est indifférent à la "question sociale" et aux inégalités, mais qu’il est aveugle à ce qu’est l’action humaine dans un contexte social. […Sarkozy] postule qu’il n’y a rien entre les volontés du sujet et les opportunités que lui offre la vie, c’est-à-dire qu’il n’y a rien de social qui fonctionne comme tremplin, ou, au contraire, comme obstacle".
A quel personnage faut-il donc comparer Sarkozy pour mieux en comprendre la politique ? A Bush, à Blair, à Berlusconi ? Si la comparaison avec chacune de ces figures est proposée, aucune ne semble tout à fait adéquate. C’est un américain, Adam Gopnik, du New Yorker, qui propose d’insérer le sarkozysme dans une tradition politique bien française : "S’il y a une croyance politique derrière le populisme de Sarkozy, son besoin de se situer au-dessus des partis ou de politique politicienne, celle-ci réside peut-être dans ce qu’on appelle le bonapartisme […] Le bonapartisme est délibérément tumultueux, urbain, favorable au grand capital, soucieux de réformes. Toutefois, la tradition bonapartiste est bien celle d’un outsider - qu’il soit corse ou gréco-hongrois - dans un cadre parisien : opportunisme, autoritarisme, manipulation, culte de la personnalité, succès ".
A la lecture des différentes contributions des deux revues, le sarkozysme représente moins un tournant qu’il ne donne le tournis. Il y a finalement peu de rupture avec la tradition intellectuelle de la droite française dans le sarkozysme. Les articles de Jean-Pierre Chrétien ("le discours de Dakar. Le poids d’un africanisme traditionnel" dans Esprit) et d’Achille Mbembe ("L’Afrique de Monsieur Sarkozy" dans Mouvements ) montrent avec vigueur à quel point le président Sarkozy (et ceux qui l’entourent) peuvent être éloignés de réflexions actuelles de chercheurs au profit de visions éculées. Aussi, le sarkozysme se singularise-t-il surtout par une nouvelle manière de gouverner et une nouvelle forme d’incarnation du pouvoir. Le sarkozysme apparaît moins comme une pensée que comme une conquête puis un exercice singuliers du pouvoir.
Sommes-nous tous à droite ?
Les deux revues ouvrent deux débats importants sur les raisons de la victoire de Nicolas Sarkozy : celui d’un glissement à droite du peuple et … de la gauche.
Dans Mouvements, Marc Saint-Upéry donne un aperçu très intéressant de la question du glissement à droite des classes populaires, en relatant le débat américain. Thomas Frank dans son ouvrage What’s the Matter with Kansas ? How Conservatives Won the Heart of America, de 2004 décrit le grand backlash ("réaction, retour de bâton"), la révolution culturelle, qui a permis à Bush d’achever de désagréger la coalition démocrate héritée du New Deal entre la classe ouvrière blanche, les minorités et les secteurs progressistes de la classe moyenne. Tom Frank montre ces "angry white men qui tournent leur colère et leur ressentiment social contre une élite liberal arrogante. Aussi, les Républicains ont-ils utilisé un discours de valeurs pour mener une politique qui détruit les bases économiques et sociales de l’existence de ces mêmes électeurs populaires. Semblable à une Révolution française à l’envers, où les sans-culottes descendraient dans les rues pour exiger plus de pouvoir pour l’aristocratie, le backlash déplace la gamme du politiquement acceptable toujours plus à droite. Un universitaire américain, Larry Bartels a répondu à cet ouvrage à succès, en montrant, à l’appui de données du National Election Study combien la vision de Franck était incomplète. Il montre notamment que les opinions des Blancs à bas revenu n’ont pratiquement pas évolué au cours des trente dernières années : les électeurs ouvriers sont plus conservateurs que les électeurs des couches supérieures sur les questions de société et plus progressistes sur les questions économiques, et cette différence n’a quasiment pas évolué. Ce débat, rapporté par Marc Saint-Upéry est passionnant et mériterait d’être éclairé en France. En France, le troisième succès d’affilée de la droite aux présidentielles, et le maintien à un taux élevé de l’extrême droite, est-il également le reflet d’un glissement à droite des catégories populaires ?
Les deux revues ouvrent également le débat sur la responsabilité de la gauche dans la victoire de la droite. En creux, les deux revues montrent ce qui a manqué à Ségolène Royal : l’appui d’un parti, une organisation rigoureuse du travail intellectuel, la maîtrise du tempo des médias. Quelle gauche faut-il reconstruire ? Dans Mouvements, Pierre Tevanian fait le procès d’une gauche qui a préparé l’"anesthésie de l’opinion de gauche et du centre" après "une longue série de démissions, tant sur le terrain de la politique économique et sociale que sur les questions d’"immigration" et de "sécurité" ". La gauche pour combattre le sarkozysme a-t-elle besoin de reprendre ce débat entre les deux gauches, celle qui se veut responsable et celle qui se veut irréprochable ? On peut en douter, puisque l’on voit, sur de nombreux sujets, que la gauche a moins péché par un mauvais choix, trop "droitier" ou au contraire "trop gauchiste" que par l’absence de choix. Marco Oberti montre sur la question de la carte scolaire, comment le parti socialiste a préféré "s’arc-bouter sur des principes qu’il pensait suffisamment légitimes et consensuels plutôt que d’avancer une contre-proposition à l’option radicale et libérale du candidat de l’UMP" . De même, pour la lutte contre les discriminations, "le fonds doctrinaire hérité du marxisme hexagonal ne fournit pas de clé opérationnelle pour accommoder la question des rapports sociaux ethniques et de "race" au logiciel de la gauche" pour Patrick Simon, …
Quelle France d’après ?
La présidence de Nicolas Sarkozy va-t-elle transformer le pays ? Patrick Le Galès rappelle dans Mouvements que les "sociologues sont de très mauvais prophètes" et qu’il est sûrement trop tôt pour avoir un point de vue tranché sur cette question. Cependant la tonalité générale est plutôt celle d’un scepticisme sur la capacité réformatrice de Nicolas Sarkozy. Les politiques en matière culturelle, économique, de l’urbanisme et du logement sont analysées dans l’une ou les deux revues, mais quels en seront les effets ? La rhétorique suffira-t-elle pour faire bouger les lignes ? En matière judiciaire, où les réformes sont particulièrement nombreuses, la présidence Sarkozy introduit-elle une inflexion majeure ? On passe certes d’une justice centrée sur le délinquant à une justice centrée sur la victime, mais, comme le montre Antoine Garapon et Didier Salas dans Esprit, ces évolutions sont en germes depuis plusieurs décennies. Le sarkozysme n’apparaît alors que comme un accélérateur d’une inflexion profonde du système pénal.
Les deux dossiers de Mouvements et d’Esprit posent un certain nombre de jalons importants pour la compréhension du sarkozysme. Tout se passe comme si, malgré le brouillage organisé par l’ouverture et une rhétorique volontiers incohérente, le sarkozysme présentait des contours suffisamment marqués pour faire l’objet d’une compréhension assez concordante entre ces deux revues. Il faut donc les lire d’urgence, si on veut utilement avancer sur le débat posé par Philippe Marlière dans le dernier article de Mouvements et par Alain Bourgounioux et Gérard Grunberg dans Esprit, à la suite du dossier sur le sarkozysme, sur les avenirs possibles (mais cette fois-ci non concordants !) de la gauche.