L’argent va-t-il l’emporter sur les mots ? Les exigences de rentabilité sans fin des investisseurs ayant fait main basse sur le monde de la culture vont-t-elles nous condamner "à la seule consommation de best-sellers, de journaux misérablement asservis ou de séries télévisées ineptes" ? C’est cette question qui est au cœur de L’Argent et les mots, dernier essai de l’éditeur américain André Schiffrin, fervent défenseur de l’édition indépendante, qui prolonge ici une réflexion engagée dans L’Edition sans éditeurs (1999) et Le Contrôle de la parole (2005).

Bien que Schiffrin affirme ne pas sombrer dans un pessimisme excessif, il a choisi d’introduire son ouvrage avec l’exemple d’Editis qu’il qualifie lui-même de "fascinant" et qui illustre bien le problème. Il faut revenir quelques années en arrière pour comprendre. En 1998, la Générale des eaux devient un groupe spécialisé dans la communication et le divertissement sous le nom de Vivendi. Suite aux difficultés financières du groupe, sa branche édition VUP (Vivendi Universal Publishing) est rachetée en partie par le fonds d’investissement Wendel sous l’impulsion d’Ernest-Antoine Sellière, alors président du MEDEF, ce qui constitue déjà en soi tout un symbole. Les maisons d’édition achetées par Wendel, parmi lesquelles on trouve Nathan, Plon, Robert Laffont, Bordas ou encore Pocket, sont rassemblées en janvier 2004 au sein d’Editis, qui devient le deuxième groupe français derrière Hachette. En avril 2008, alors que Seillière avait assuré que son engagement dans l’édition serait durable, Editis est revendu au puissant groupe d’édition et de communication espagnol Planeta. Wendel avait payé 650 millions d’euros pour acquérir les maisons composant Editis et a revendu le groupe à Planeta plus d’un milliard d’euros. La preuve était faite, avec ce bénéfice colossal, qu’il était encore possible de gagner de l’argent dans l’édition. On aurait pourtant tort de se réjouir d’un tel constat car il ne s’agit pas de gagner de l’argent en vendant des livres, activité assurant des profits bien trop faibles pour les investisseurs, mais en achetant et en vendant les maisons elles-mêmes.

 

L’exemple d’Editis n’est pas un cas isolé : les exigences de rentabilité sont de plus en plus fortes dans tous les grands groupes d’édition à l’ouest de l’Europe et aux États-Unis. Conséquence : les groupes en question recherchent avant tout les titres dotés du plus fort potentiel commercial, en écartant les titres plus exigeants, certes condamnés à une diffusion plus faible, mais intellectuellement plus importants. Et c’est ainsi que disparaissent des pans entiers des catalogues de certaines maisons. Comme le note Schiffrin, "de tels changements ne sont pas liés aux besoins intrinsèques de [ce métier], ils sont même contraires aux intérêts de ceux qui l’exercent et de leurs clients. Ils tiennent à un rôle croissant de l’argent dans la société capitaliste moderne"   .

Dès lors, seules les maisons d’édition indépendantes sont en mesure de publier des titres de qualité car elles ne sont pas soumises à la même pression sur les résultats. Mais cette exigence a pour corollaire des revenus faibles et une survie financière mal assurée. En France, les petites maisons représentent un tiers des 38 000 titres publiés chaque année mais seulement 1 % du volume annuel des ventes. Elles sont, de plus, confrontées à d’importantes difficultés pour assurer leur diffusion et leur distribution. Comment assurer l’avenir de ce système fragile ? Schiffrin liste les solutions existantes et distingue des pistes de réflexion en s’efforçant de privilégier un certain pragmatisme qui consiste à favoriser les aides locales et simples à mettre en œuvre. Ainsi, les éditeurs indépendants peuvent compter sur les aides accordées par les régions pour certains projets. Schiffrin suggère également aux indépendants de s’adosser à des universités qui pourraient les subventionner ou leur prêter des locaux. Il propose également le rééquilibrage des aides du Centre National du Livre (CNL) qui bénéficient pour 80 % aux grandes maisons d’édition. Si ces aides ont l’avantage de pouvoir être mises en œuvre rapidement et simplement, elles ont aussi en commun de n’être distribuées qu’au coup par coup. En conclusion, il est possible de préserver une édition indépendante de qualité mais l’indépendance sera sans doute encore pour longtemps synonyme de "courage et [d’]esprit de sacrifice"   .

 

Les difficultés des petits éditeurs sont renforcées par celles d’un autre acteur clef dans la chaîne du livre : le libraire. À l’ouest de l’Europe et aux États-Unis, la profession est souffrante. À New York par exemple, le nombre de libraires est passé de 333 en 1945 à 30 à l’heure actuelle, chaînes comprises. Ceci s’explique par les hausses de loyer et par la pression exercée sur les prix par les chaînes qui pratiquent d’importants rabais que les libraires indépendants ne peuvent offrir à leurs clients. En France, la situation est différente et moins alarmante, notamment en raison de l’homogénéité des prix assurée par la loi Lang. Le pays compte 900 libraires dits de premier niveau, c’est-à-dire disposant d’un stock important et varié, et 4 000 libraires de second niveau. Néanmoins, si les libraires sont nombreux, leur situation est souvent fragile pour les indépendants qui réalisent des bénéfices extrêmement faibles, entre 0,6 % et 2 %. Or, tout comme les éditeurs indépendants publient les livres importants, les libraires indépendants les diffusent et jouent donc un rôle culturel de premier plan tandis que les chaînes se concentrent sur les titres à fort potentiel commercial. Là encore, Schiffrin examine les solutions existantes et envisageables, en soulignant l’existence de nombreuses aides locales et régionales. Il suggère également quelques pistes comme, par exemple, d’installer des comptoirs de vente dans les bibliothèques en privilégiant les petits libraires des environs pour les animer. Mais, encore une fois, il serait trop optimiste de penser que l’avenir de la librairie indépendante est assuré. "La France a déjà un grand chemin dans l’aide à la librairie, mais ce chaînon crucial dans la filière du livre mérite encore des efforts"   .

L’Argent et les mots ne se limite pas au monde du livre. L’ouvrage porte une réflexion globale sur la sphère culturelle et les médias. Ainsi, le cinéma et la presse sont également évoqués et l’auteur pointe également dans ces domaines le rôle pervers de l’argent et des exigences de rentabilité. Le chapitre sur la presse, qui est par ailleurs le seul quelque peu étoffé dans ce très court ouvrage, est sans doute le plus intéressant mais aussi le plus pessimiste. Schiffrin constate naturellement que les difficultés de la presse en Europe et aux États-Unis sont liées à la concurrence d’Internet mais il estime que la baisse des ventes est aussi liée à la baisse de la qualité des journaux, baisse de la qualité elle-même liée aux difficultés financières. En somme, "un cercle vicieux […] est à l’œuvre […] où les difficultés financières obligent les journaux à licencier de plus en plus de journalistes, ce qui conduit à réduire le nombre de pages et le niveau de l’information offerte"   . Pour sauver la presse, André Schiffrin évoque la possibilité de transformer les journaux en institutions sans but lucratif qui seraient financées par des fondations ou par l’État. Il plaide également en faveur de la création d’une véritable aide publique à la presse qui consisterait en une redevance, sur le modèle de la BBC, complétée par une taxe sur les moteurs de recherche.

 

À l’issue de la lecture de l’ouvrage de Schiffrin, le lecteur, même s’il n’est que peu au fait de l’actualité des industries culturelles, n’aura sans doute pas appris beaucoup d’éléments nouveaux. Les constats posés sur l’état de l’édition, la presse ou la librairie à l’heure actuelle sont bien connus. La véritable question est l’avenir. Qu’en sera-t-il de l’édition indépendante, par exemple, dans 10 ans ou dans 20 ans ? Comment sauvegarder l’esprit d’indépendance ? Ce sont les réponses à ces questions qui constituent l’intérêt principal de l’ouvrage. Certes, l’auteur évoque pour l’édition, la librairie, la presse et le cinéma un certain nombre de pistes mais on ne peut que regretter qu’il se contente souvent d’aligner les exemples et les anecdotes sans jamais prendre de hauteur, sans jamais proposer véritablement de solution globale. Certes, Schiffrin répondrait sans doute qu’il veut privilégier les solutions simples, celles que l’on peut mettre en place dès aujourd’hui. Néanmoins, et l’auteur le reconnaît lui-même à demi-mots quand il met sur le même plan par exemple indépendance et esprit de sacrifice : ces solutions ne sont que des expédients. Une entreprise, même de petite taille, ne semble pas pouvoir survivre longtemps dans de telles conditions et les petits éditeurs, par exemple, ont souvent des durées de vie limitées. En définitive, une question se pose avec force : l’indépendance, et donc la culture de qualité, ne mérite-t-elle pas mieux que quelques expédients ? Qu’en est-il du rôle des États ? Ne faut-il pas une volonté politique forte ? L’auteur consacre un court chapitre à l’exemple norvégien dont la politique culturelle est selon lui un exemple à suivre. Par exemple, l’État achète chaque année un certain nombre d’ouvrages qui sont distribués dans les bibliothèques, entre 1 000 et 1 500 exemplaires pour chaque titre sélectionné. Étant donné que les petites maisons ont des frais de structure réduits et que les techniques modernes d’impression permettent de limiter les frais fixes et autorisent les petits tirages, cela permet donc d’afficher l’équilibre pour les comptes d’exploitation des ouvrages en question. Le modèle norvégien est sans doute intéressant mais Schiffrin évite soigneusement de répondre à une question plus intéressante encore : pourrait-il être adapté aux pays européens et aux États-Unis ?

Schiffrin ne convainc donc pas lorsqu’il tente de distinguer les solutions pour assurer la survie de l’indépendance dans les industries culturelles. Par ailleurs, on pourrait également émettre des objections lorsqu’il fustige les effets dévastateurs de la logique de profit. Ces effets dévastateurs sont plus suggérés que réellement démontrées. Schiffrin explique notamment avoir analysé les catalogues de maisons d’édition et avoir constaté la disparition de pans entiers des catalogues en question. Là encore, le lecteur semble devoir croire l’auteur sur parole car il ne donne pas d’exemples. On se permettra toutefois de douter car la production commercialisée de livres est globalement stable ou en légère augmentation. Si le champ d’investigation de Schiffrin est étendu géographiquement, puisqu’il couvre le monde entier, et thématiquement, ses développements ne sont pas suffisamment consistants. En résumé, Schiffrin ne convainc ni vraiment de la réalité du problème, trop rapidement analysé, ni de la pertinence des solutions, simplement esquissées.

 

On referme ce livre en se disant que Schiffrin n’a pas pu ignorer de tels contre-arguments en le rédigeant. Pourquoi alors avoir choisi de ne pas tenir compte de critiques si évidentes et rendre ainsi son raisonnement si peu résistant à une contre-expertise ? On en viendrait presque à penser que, pour Schiffrin, la partie est perdue. Sa vision du numérique, globalement perçu comme une menace mais rarement comme une opportunité, semble le confirmer. Pourtant, le numérique est une chance formidable pour la diffusion des idées. La culture de qualité aurait sans doute mérité un défenseur plus convaincant et optimiste