Poursuivant une réflexion initiée dans "Le Monde d’après. Une crise sans précédent", Gilles Finchelstein propose une réflexion sur la "dictature de l’urgence". Tel est en effet le titre de son ouvrage qui, sur près de 230 pages, s’évertue à dénoncer cet état de fait.

* Cet article est accompagné d'un disclaimer. Pour en prendre connaissance, veuillez cliquer sur le footer en bas de cet article.

 

Gilles Finchelstein est assez bien placé pour parler du rapport au temps puisque, comme il le rappelle, il a eu et a encore des activités professionnelles sous pression. Que ce soit en tant que conseiller et "plume" de Dominique Strauss-Kahn lorsque celui-ci était Ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie. Ou que ce soit en tant que directeur des études d’Euro RSCG, société spécialisée dans le conseil en communication et notamment de communication en situation de crise. Dans le ton du livre, assez exaspéré et alerte, on sent aussi poindre le citoyen et l’homme qui observent avec un certain effarement les évolutions contemporaines. Sans avoir les mêmes postes d’observation professionnels, on aboutit au même constat que lui concernant la citoyenneté et  la condition humaine.

 

Le constat, justement, quel est-il ? Nous vivons une période inédite, caractérisée par le primat d’une véritable déviance : tout, absolument tout, est envahi par l’urgence. Fourmillant d’exemples et développant sa pensée de manière fluide, l’auteur décrit d’abord ce phénomène pour ensuite en rechercher les causes et proposer des solutions alternatives. Les exemples pris ne manqueront pas d’interpeller les lecteurs, tant  cet ouvrage évoque notre modernité à tous. On ne peut qu’être d’accord avec ce que dépeint l’auteur, que ce soit dans nos vies personnelles (fast-foods et fast-fashion), professionnelles (la délicate gestion des courriels…) ou publiques (poids de l’opinion sur les lois, rôle des sondages et des médias). La deuxième partie, consacrée à l’analyse "pour montrer comment l’urgence est devenue notre nouveau rapport au temps et pourquoi c’est inquiétant", présente les mêmes qualités pédagogiques.

 

Pour Gilles Finchelstein, la montée de l’urgence est due à l’interaction de trois facteurs. Elle ne peut effectivement incomber de manière exclusive ni aux progrès technologiques, ni à l’extension du marché, ni à l’argent érigé comme jamais en valeur suprême. Si cette tendance est alarmante, c’est parce que ses effets sont plus largement négatifs que positifs. L’émancipation, la démocratisation et le refus du sacrifice de soi sont autant d’aspects profitables, mais ils pèsent peu à côté de la déstabilisation profonde des individus, de la perte de crédibilité politique et d’un futur d’ores et déjà menacé par des décisions hâtives : "On pourrait multiplier les exemples à l’infini, mais la ligne de fond est claire : on gouverne non seulement sans le futur, mais aussi contre le futur. La dictature de l’urgence s’exerce au détriment des générations à venir. Reste à savoir s’il est possible d’en sortir"   .

 

Et c’est justement à propos des solutions que cet ouvrage montre le plus de limites. Il en présente d’autres (le thème n’est pas nouveau, son traitement est parfois superficiel), mais point n’est besoin de s’appesantir dessus. En revanche, sur les solutions, cela vaut la peine car l’auteur a l’ambition d’en apporter. Elles constitueront un véritable défi pour les candidats aux présidentielles à venir ; dont le candidat social-démocrate qui semble bénéficier de son crédit et de son appui. Bien évidemment, le président actuel et sa façon de gouverner sont épinglés. Ils incarnent l’urgence par excellence. La rupture sarkozyste a beaucoup reposé sur ce rapport différent au temps et sur l’accélération présentée comme style à part entière. Le fait que la procédure d’urgence d’adoption des lois soit devenue la norme est à ce titre à la fois significatif et préoccupant. Et cela tout autant que le délai d’à peine huit jours dont dispose le Conseil Constitutionnel dans le cas où une loi y serait déférée après avoir été votée. L’absurde n’est pas loin lorsque le travail politique est aligné, pour ne pas dire réduit, à des objectifs et à une temporalité qui devraient lui rester presque étrangers. On rejoint ici en particulier la thématique du management appliqué sottement au service public.

 

Donc, pour ce qui est des solutions, on aura bien compris qu’accélérer n’en est pas une. Freiner non plus. Le retranchement des Amish aux Etats-Unis, de même que la distance à laquelle invite le mouvement Slow Food initié en Italie sont certes des options, mais elles ne sont pas plus viables que la décroissance en général. Taxée de déjà vu, de flou conceptuel, celle-ci est présentée comme contestée et contestable. "Décélérer !" serait la véritable issue. La difficulté est que seules deux pages y sont consacrées. C’est un peu court compte tenu de l’ampleur des changements nécessaires. La même remarque vaut pour la fin de l’ouvrage qui invite à "redonner du sens au temps". Les propositions concrètes sont peu nombreuses hormis des mises en garde sur la confusion entre mémoire et histoire, donc revenir à l’autre et délaisser la manipulation de l’une. Il faudrait aussi que le Président retrouve une place plus saine, conformément à l’esprit de la Constitution. A l’évidence, la colère et l’inquiétude de l’auteur ne débouchent pas sur de l’opérationnel, d’où une certaine frustration en refermant et en réfléchissant à sa production.

 

Toutefois, cette frustration est d’une certaine façon normale car le travers dénoncé est de taille. On voit mal comment venir simplement à bout d’un défi aussi complexe. Peut-être cet essai a-t-il pour limite de s'inscrire dans une perspective réformiste. Lorsqu’il s’agit de repères aussi importants que le rapport au temps et lorsque ceux-ci sont à ce point atteints, on peut se demander si la seule solution ne résiderait pas, au contraire, dans la rupture. Il faudrait clairement freiner tous ensemble et au même moment. Le fond du problème est bien là. C’est là-dessus que bute la décroissance.

 

Peut-on imaginer les hommes décider de stopper ainsi la course au toujours plus ? C’est peu probable tant diverses formes d’escalades semblent toujours profitables à une minorité qui manipule la majorité. Donc, si ni la réforme ni la rupture raisonnables ne semblent envisageables, alors il reste l’hypothèse d’une rupture subie. C’est aussi une thèse que l’on trouve dans la pensée écologique et les événements, notamment au Japon, peuvent laisser penser que si les bonnes décisions ne sont pas prises à temps, les catastrophes pourraient se multiplier et conduire à des issues fatales. Et il ne s’agit pas là de catastrophisme mais de lucidité.

 

Malgré les réserves émises, il n’en reste pas moins que la lecture de ce livre demeure aussi agréable que salutaire pour aider, justement, à la prise de conscience nécessaire à toute action. Pour qui veut comprendre son environnement et participer à la réinvention de l’Etat, sortir du "colonialisme temporel" est un pré-requis indispensable

 

A lire aussi sur nonfiction.fr :

- Mathieu Pigasse et Gilles Finchelstein, Le monde d'après. Une crise sans précédent, par Alain Bergounioux.