On peut indéfiniment vivre sur des échafaudages branlants et sur des porte-à-faux empilés les uns sur les autres. Mais cela finit par coûter cher en qualité de la vie économique, sociale et politique. Serait-il possible que nous passions à autre chose ?

 

La France telle qu’elle est

 

Pour gouverner et aménager la France, il faut l’appréhender telle qu’elle est, non telle qu’elle a été ou qu’on croit qu’elle a été. La relation politique de la société française à son territoire suppose d’abord de prendre acte des mutations qui se sont déroulées durant les dernières décennies.

La fin de l’urbanisation, la Construction européenne et la mondialisation organisent l’espace français, comme tous ceux des autres pays européens, selon cinq niveaux qui s’imposent à l’analyse :

1. celui de la ville, comprenant le centre historique et les banlieues, qui correspond à un espace local restreint, avec son extension au "pays" ou à l’aire urbaine, qui permet d’intégrer les accrétions périurbaines dans un espace local élargi aux solidarités nécessaires mais plus lâches ;

2. celui de la région, assurant un équilibre entre un ensemble d’opportunités d’échelle "biographique" (pouvoir s’y développer et s’y épanouir tout au long de sa vie) et à une identité acceptée (pouvoir s’y sentir chez soi) ; 3. le niveau national, qui fut géopolitique et qui reste porteur de dispositifs identitaires et de systèmes de solidarité puissants ; 4. l’Europe, espace construit pacifiquement pour promouvoir dans un Monde encore fragmenté une certaine idée de la société et de son devenir ; 5. enfin le Monde, enjeu d’une unification politique à long terme.#dsp#

 

Mais la nouvelle géographie de la France se caractérise aussi par la prééminence des réseaux sur les territoires. Ce n’est pas nouveau, c’est même fondamental : les métriques des acteurs individuels et collectifs consistent pour l’essentiel à relier des points (lieux) par des liens-lignes et non à occuper des surfaces continues. Cet élément majeur dans la compréhension la géographicité a été masqué pendant un temps par le modèle du "pays" (un territoire continu bordé de frontières franches), hérité du monde rural et que l’État géopolitique a poussé jusqu’à son épure.

 

Le rôle cardinal des réseaux s’est trouvé renforcé à la fois par la relativisation du niveau national, mais aussi par l’émergence de l’acteur spatial individuel. Les spatialités, c’est-à-dire les actions et les schèmes d’action portés par ces acteurs font l’espace, celui qui s’impose à eux mais qui est fabriqué par eux. Les acteurs "font avec l’espace" (Lussault, 2007), mais, ce faisant, ils transforment et modèlent l’espace. Cela ne passe pas seulement par l’action politique institué. Construire une maison en marges des villes, opter pour un style de mobilité, parcourir l’espace public sont autant d’actes apparemment individuels qui influent fortement, surtout bien sûr si beaucoup agissent dans le même sens, sur l’agencement général de l’environnement spatial. Les individus possèdent un capital spatial de plus en plus consistant, fait de leur expérience et de leur compétence à s’approprier de nouveaux lieux et de nouvelles pratiques. Ils ne sont nullement, comme certains l’ont cru un temps, la plus petite échelle de l’humanité. Les objets ou les environnements fixes peuvent être rangés selon leur taille, mais l’individu, acteur mobile, qui parcourt le Monde en modifiant son identité à la marge et sans perdre son intégrité. Par leurs rhizomes, ces réseaux aux limites floues, ils embrassent de vastes espaces, du local au mondial.

On a découvert récemment que les "réseaux sociaux" de l’Internet permettent aux individus d’accéder à une multitude de personnes situées dans de nombreux lieux, distants selon d’autres métriques. Les "bulles" dont parle Peter Sloterdijk peuvent créer des coalescences massives Il existe des inégalités spatiales entre les individus, mais celles-ci ont changé de nature depuis que le coût du transport a massivement diminué, depuis le milieu du XXe siècle. L’échelle et la vitesse nominale cesse d’être discriminant, c’est plutôt la maîtrise des métriques, la métrise, qui se révèle décisive. Elle distingue ceux qui peuvent passer d’un lieu à un autre, d’une mobilité à une autre, d’un style spatial à un autre tout en trouvant à chaque fois la posture spatiale qui valorise leurs autres capitaux sociaux : appropriation des ressources du lieu, capacité à se repérer dans un monde inconnu, faculté d’activer des ressources et des pratiques spatiales imprévues quand la situation l’exige. Le développement relatif de l’acteur spatial individuel change le rapport des lieux entre eux. D’abord, l’emboîtement s’impose puisqu’un individu appartient à plusieurs niveaux à la fois. Sa mobile comme travailleur, consommateur, touriste ou tout simplement flâneur, pose le problème de sa représentation comme citoyen dans des situations non permanentes et instables. La démocratie participative peut être une réponse plus efficace que l’institutionnalisation classique pour prendre en compte cette "polytopie" (selon l’expression de Mathis Stock).

 

Le temps de l’échelle unique s’achève et la fédéralité s’impose. "Fédéralité" : ce terme inclut le fédéralisme comme son expression institutionnelle classique mais va au-delà. Il prend en compte le fait que l’emboîtement du petit dans le grand n’est pas toujours clair. Il peut y avoir des associations transgressives (transfrontalières par exemple, pour les ensembles linguistiques), associatives (quand deux niveaux coopèrent) ou obliques (lorsqu’un petit espace se relie à un plus grand qui ne l’englobe pas). Les espaces pertinents peuvent aussi être éphémères ou thématiques et naître la participation (plutôt que de la délibération) et générer des emboîtements en pointillé.

 

Plus encore, l’emboîtement n’est qu’une des expressions des relations entre espaces. Il y a aussi l’interface correspondant aux rapports, pas forcément hostiles entre territoires se faisant face et la cospatialité. Celle-ci est fondamentale car elle manifeste le fait que, dans une société d’acteurs, chacun se fabrique son espace sans forcément entrer en interaction avec les espaces des autres. Et ce qui est vrai pour les individus l’est aussi pour d’autres acteurs ou pour d’autres logiques : systèmes de transports, privé et public, territoires et réseaux. Faire société, c’est organiser une cospatialité générale et pour ce faire assurer que des multiples commutateurs connectent les différents espaces superposés. C’est d’abord à cela que sert l’espace public.

L’espace contemporain affiche un répertoire riche et ouvert de libertés nouvelles, dont le découpage territorial n’est qu’un aspect parmi beaucoup d’autres. Cette diversité conduit à la modestie : tout projet territorial doit prendre conscience des limites de ses limites. C’est au politique qu’il appartient de faire que celles-ci ne mènent pas au chaos, à l’illisibilité et à l’injustice. Ce qui a été appelé le "mille-feuilles territorial" est précisément le résultat du mauvais usage de ces possibilités. La coordination des politiques publiques reste possible, au moyen de savants bricolages incompréhensibles pour les non-initiés, mais, ce qui est bien plus grave, les citoyens ne disposent pas de cadre leur permettant d’évaluer, de promouvoir ou de sanctionner les projets à l’échelle convenable : aucun lieu, par exemple, pour discuter des modèles d’urbanité, des choix de mobilité à l’échelle des métropoles.

 

Une vie politique appelle aussi des territoires aux frontières nettes : il faut savoir qui fait quoi à qui. Dans les conditions de la complexité spatiale, qui est l’un des modes d’existence de la société d’acteurs ouverte dans laquelle nous évoluons, il paraît souhaitable de construire des espaces politiques possédant le maximum de cospatialité, c’est-à-dire de pertinence et de congruence, avec les autres espaces de la vie sociale. Le fait qu’il existe d’inévitables limites à cet exercice ne devrait pas empêcher qu’on s’y attèle. Car, si on ne le fait pas, on exclut par avance que l’architecture territoriale puisse servir au développement et la justice. Conscient du fait que des découpages plus contemporains ne résolvent pas tous les problèmes mais rendent les sociétés, à tous niveaux, plus réflexives et plus efficaces pour construire leurs projets, on peut aller de l’avant.

 
 

Un nouveau contrat géographique

 

L’une des questions cruciales qui est posée aujourd’hui à la société française est en somme la suivante : voulons-nous enfin mettre l’espace en mouvement ? Voulons-nous enfin admettre que la géographie est aussi partie prenante de l’histoire, et que celle-ci n’est pas écrite pour l’éternité. Le programme de transformations géographiques à mettre en œuvre n’est pas très difficile à définir dans son principe. En termes de découpage politique, il suffit de viser un ajustement avec la réalité d’aujourd’hui pour trouver des solutions simples. Chaque niveau fait, à sa façon, société et on doit l’accepter quand on pense aux compétences spécifiques de l’un d’entre eux. Nous sommes des citoyens appartenant à plusieurs politèïa et aucune d’entre elles ne peut prétendre dominer les autres. Chacune doit assumer son caractère pleinement politique, démocratiquement et sans chercher reporter sur les autres les questions difficiles qu’elle a à affronter.

Chacune doit penser son développement comme un équilibre entre la tradition et le projet. Chacune est animée par des individus-citoyens auxquels il appartient de penser leur appartenance à cette société comme une combinaison aussi heureuse que possible entre une responsabilité personnelle et une solidarité offerte ou reçue. Enfin, l’expression politique des sociétés du présent ne peut être soumis au veto des représentants des sociétés du passé : seule une autorité indépendante peut déterminer le découpage des différents échelons. Ainsi, ni le maire de La Courneuve, ni celui de Neuilly-sur-Seine ne devraient disposer du pouvoir de prétendre que leur commune n’appartient pas à l’agglomération et à l’aire urbaine de Paris. Par ces quelques phrases, on répond à la fois aux questionnements de la "décentralisation" et à celles de l’"aménagement du territoire". La clé qui ouvre ces portes est celle de la justice. Aux temps des acteurs, mais des acteurs encore excessivement inégaux, le mouvement vers l’égalité que contient au fond toute organisation sociale s’exprime inévitablement par une mise en tension entre autonomie des parties et cohésion du tout. C’est vrai pour les individus, c’est vrai aussi pour la relation entre sociétés emboîtées. Dans les deux cas, les actions de solidarité (comme la redistribution fiscale ou la péréquation territoriale) ne peuvent être automatiques mais doivent être à chaque fois discutées explicitement et publiquement.

 

On passe ainsi d’une posture d’uniformisation institutionnelle qui laisse prospérer de profondes inégalités à un projet d’équité fondé sur la différenciation dans le développement. Cela invite à ne pas refuser par principe la diversité des solutions institutionnelles. Le Bassin parisien devrait logiquement constituer une région de près de vingt millions d’habitants, dont la plus grande ville serait l’aire urbaine de Paris, espace local élargi de douze millions de personnes. La Corse devrait tout aussi logiquement constituer une région de trois cent mille habitants. C’est la gestion lucide de la relation opportunités/identité qui conduit à cette conclusion : l’identité culturelle et historique de l’île conduit la société corse a accepter une moindre dotation en ressources pour conserver un fort niveau de cohésion interne, tel que ses habitants la conçoivent. La définition de l’échelle pertinente n’est pas réductible à une masse démographique, pas plus que les objectifs de développement ne peuvent être assignés à une liste identique pour tous. Paris est à la fois une métropole décamillionnaire et une ville mondiale. Ses problèmes ne peuvent pas être similaires à ceux d’Aurillac ou de Forcalquier et c’est l’intérêt de tous de le reconnaître. Les villes n’ont pas à s’excuser d’être grandes ou à nier qu’elles soient petites. Elles peuvent et doivent penser, pour leur compte et avec les autres, leur futur souhaitable.

 

Notons enfin que le découpage des entités politiques ne peut être établi pour l’éternité. Les villes, les régions, l’Europe bougent. Les changements territoriaux doivent être rendus possibles et justes par le double principe du choix démocratique et de l’expertise indépendante, selon des règles communément acceptées. Contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, un maire ne devrait plus pouvoir refuser que sa commune, dans le cas où elle n’est qu’un morceau de ville, entre dans un espace politique métropolitain. La sécession d’un morceau de société pour constituer une société distincte ne devrait pas pouvoir être aisément refusée et s’ils insistent, les partants devraient alors en assumer les conséquences et renoncer au bénéfice de la solidarité. En pratique, le niveau supérieur (par exemple la région) devrait pouvoir s’opposer à des décisions du niveau inférieur, sous le contrôle d’un Haut Conseil des Territoires composé de personnalités indépendantes, qui aurait pour mission de constater l’état effectif de l’agencement des espaces.

 
 

Des acteurs, un processus

 

Voici comment on peut imaginer, selon un ordre méthodologique et, éventuellement, chronologique, la mise en mouvement des espaces en France.

 

1. Lancement d’un large débat sur l’architecture des territoires.

 

2. Engagement d’un processus de déverrouillage constitutionnel et institutionnel. À la suite d’un référendum constitutionnel, le Sénat perd sa capacité de blocage des réformes territoriales, tout cumul des mandats est interdit, l’Assemblée nationale est partiellement élue à la proportionnelle (ce qui a aussi pour effet de sortir de l’échelle de l’arrondissement pour la part uninominale), un Haut Conseil des Territoires (HCT), non partisan, pluraliste et hybride (monde politique, société civile, experts), est créé pour proposer de nouveaux principes d’échelle et de découpage des espaces politiques.

 

3. Construction d’une nouvelle architecture des territoires politiques. Le gouvernement donne mandat au HCT de préparer une réorganisation à trois niveaux (national, régional, local) dotés de compétences politiques générales (législative, exécutive, administrative) et de structures démocratiques (élection au suffrage universel). La tutelle verticale est généralisée à tous les échelons, les petites entités sont protégées à chaque niveau par des cours de justice indépendantes, les cours européennes constituant le niveau ultime.

 

Le principe du redécoupage s’appuie sur deux  niveaux fondamentaux :

 

I. L’aire métropolitaine, incluant les agglomérations morphologiques et les couronnes périurbaines (Métropole), ou, par défaut, le Pays, comprenant un ensemble de petites aires urbaines et d’un espace interstitiel, constituent l’espace local, correspondant à la vie quotidienne de ses habitants dans lequel l’unité du système de transports, des marchés de l’emploi et du logement est possible. L’Île-de-France devient une Métropole. Les limites des espaces locaux peuvent varier dans le temps. Les modifications sont constatées à échéance régulière par le HCT et les modifications automatiquement appliquées. Ce processus garantit contre le risque de "sécession urbaine", de périurbanisation sauvage ou, en général, contre les effets d’aubaine territoriaux. Effectif probable : quelques centaines.

II. La région est définie comme le cadre sociétal dans lequel un individu peut espérer trouver le bon équilibre entre son identité et les opportunités de développement personnel à l’échelle de sa vie. Effectif probable : une dizaine. Le département redistribue ses compétences de collectivité territoriale entre les entités locales et régionales ; il devient un échelon déconcentré de l’État national. La mémoire territoriale est préservée par le maintien des communes qui, avec les arrondissements des grandes villes, constituent la trame de base (comme les freguesias au Portugal et les arrondissements urbains actuels). Une des options à discuter serait la mise en place aux trois niveaux d’un bicaméralisme avec élection à la proportionnelle au scrutin indirect : Sénats à base communale dans les aires métropolitaines urbaines et les pays, à base départementale dans les régions, à base régionale au niveau national. Les propositions du HCT sont transcrites dans une nouvelle loi organique.

 

4. Définition des équilibres financiers entre entités. La configuration territoriale des prélèvements fiscaux et parafiscaux, des redistributions verticales et des péréquations horizontales est reconstruite sur une nouvelle base. Le double principe d’autonomie fiscale et de responsabilité financière est posé. Chaque année une Conférence territoriale, rassemblant les représentants des trois niveaux différents territoires, fixe les grands équilibres et les rend compatibles avec les engagements européens.

 

5. Mise en place d’un contrat géographique entre les différents acteurs territoriaux. Contrat pour habiter ensemble, il est discuté et approuvé par la Conférence territoriale pour une durée déterminée suffisamment longue pour que les résultats en soient mesurables (dix ans par exemple) et suppose l’accord des différentes parties, sur la base du principe de subsidiarité, du plus petit vers le plus grand espace. Contrat de développement équitable, il suppose que l’on se fixe des objectifs vérifiables, chiffrés et accompagnés d’un échéancier. Contrat de projet et de gouvernance, il prend sens non par la seule implication des différents échelons politiques mais par la mobilisation de l’ensemble des sociétés concernées, qui s’engagent, à travers leurs élus, à mettre tout en œuvre pour le mettre en œuvre.

 

Ce nouveau contrat géographique correspond à une manière renouvelée pour des citoyens de partager et de projeter les espaces de leur vie. Il est fondé sur l’idée que c’est en donnant du pouvoir, c’est-à-dire de la liberté d’action, aux entités politiques et aux citoyens qu’on peut, du même coup, créer de la responsabilité. La transparence des choix ne diminuera pas les solidarités mais permettra de sortir de la logique corporatiste des "acquis" pour mettre sur la place publique les principes, les objectifs, les choix concrets pour respecter ces principes et atteindre ces objectifs. La répartition des compétences ne sera pas fixée une fois pour toutes. Le principe de subsidiarité, géré pragmatiquement, permet de prendre en compte l’expérience et de trouver, parfois par tâtonnement, le meilleur échelon géographique pour réaliser telle ou telle politique sectorielle. Enfin, l’État central trouvera dans les gouvernements régionaux et urbains des partenaires fiables parce que soumis aux mêmes contraintes que lui. La tension qui résulte de demandes de reconnaissance insatisfaites de la part d’une multitude d’acteurs et qui, encore aujourd’hui, converge vers l’Etat central, se répartira de manière plus équilibrée sur l’ensemble du système de légitimité et d’action publique. Délivré d’une mythologie devenue stérile, l’État national sortira de cette remise en ordre un peu moins puissant mais plus fort, car davantage respecté. Cette mise à plat du désirable, du nécessaire et du possible permettrait de solder les rancœurs et les récriminations du passé impérial. Il fonderait l’association volontaire des territoires de France. Le 14 Juillet pourrait enfin redevenir la Fête de la Fédération.

Jacques Lévy est géographe, professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (ÉPFL), directeur du Laboratoire Chôros, codirecteur du Collège des Humanités et codirecteur de la revue EspacesTemps.net et conseiller scientifique de la revue Pouvoirs Locaux.