En 2012 il serait souhaitable que la gauche dépasse l'horizon des "mesures phares", des promesses d'avenir et autres propositions d'urgence, qu'elles soient au nombre de trois, dix, cent ou mille, pour aider la société française à engager une transformation profonde des modes de production et de consommation, donc de vie. Il s'agit moins de "changer de civilisation", comme le titre de notre ouvrage collectif y invite, que de "civiliser les nouveaux mondes issus de l’œuvre civilisatrice", ainsi qu'y appelait Georges Balandier, régulièrement cité par le sénateur Jack Ralite. 

 

Le péril climatique, les tensions internationales et les injustices sociales réclament certes des décisions volontaristes. L'encadrement du secteur bancaire et la régulation de l'économie financière, une réforme fiscale d'ampleur au bénéfice des ménages à bas et moyens revenus, des programmes de soutien à l'emploi des jeunes, la prise en compte de la pénibilité dans le régime des retraites, la relance de la décentralisation, l'extension du parc de logement et l'amélioration du cadre urbain, l'essor des énergies renouvelables, la protection des sites naturels, l'indépendance de la justice, la protection des libertés des citoyens et du droit des étrangers, l'investissement dans l'enseignement et la recherche auront à la fois un rôle moteur et une place symbolique parmi ces solutions. Le rééquilibrage des institutions afin de borner les pouvoirs accaparés par l'Élysée depuis l'instauration de la Ve République, tout spécialement au cours du mandat de Nicolas Sarkozy, complèterait utilement ces dispositions, car un système démocratique a besoin d'autorités indépendantes et d'instances de recours. 

 

Si vitales soient-elles, ces transformations doivent cependant s'inscrire dans un programme plus général, favorisant les initiatives qui tendent à promouvoir des processus de travail et des circuits d'échange générateurs de moindres inégalités, moins destructeurs pour l'environnement, moins dispendieux en matière de ressources, plus respectueux des paysages et surtout des personnes.

 

La politique culturelle pourrait fournir l'exemple d'une telle approche. En effet, le loisir que les citoyens consacrent à fréquenter les arts pour se cultiver – c'est-à-dire à lire ou à écrire, à peindre ou photographier, à visiter des monuments ou des expositions, à assister à des concerts ou à jouer d'un instrument de musique, à courir les théâtres et les cinémas – ne représente pas seulement un répit arraché à la routine du quotidien. Il constitue aussi un investissement dans l'imaginaire, à travers lequel les individus affinent leur perception de la réalité et prennent consciences de leurs propres facultés. En les conduisant à réévaluer la dimension sensible et intellectuelle d'une existence trop souvent obnubilée par les préoccupations matérielles, ce temps d'action et d'interaction leur permet de relativiser les intérêts particuliers, afin de modeler en commun une image des intérêts de la collectivité.

 

De ce point de vue, la gauche est fondée à prôner la poursuite de l'effort de l'État et des collectivités territoriales en faveur de la protection du patrimoine, de la création artistique, de la diffusion des œuvres et de la transmission du savoir. Elle n'éprouvera guère de difficulté à se distinguer d'une droite utilitariste, qui vante les arts lorsqu'ils décorent la vitrine du tourisme français, enjolivent la devanture des industries de divertissement ou agrémentent la récréation des élites, mais qui s'en méfie dès qu'ils assument leur fonction critique et contribuent à l'émancipation du jugement dans les diverses couches de la population. Le redressement du ministère, l'adoption de lois d'orientation, la signature de conventions avec les pouvoirs locaux et même une embellie budgétaire ne suffiront pourtant pas à cette ambition. Encore faudra-t-il rénover la doctrine de la "démocratisation culturelle" et accroître le nombre de ses bénéficiaires. 

 

Il y aura d'abord lieu de mobiliser les partenaires de l'éducation artistique, pour que l'initiation des enfants et des adolescents passe conjointement par l'acquisition de connaissances, la découverte des œuvres et la pratique des disciplines. Il conviendra encore de rehausser les exigences culturelles de l'audiovisuel public, qui n'a toujours pas renoncé à copier les recettes de la télévision commerciale. Il importera enfin que la puissance publique accompagne les mutations du commerce numérique, en sorte que les artistes et producteurs indépendants n'y soient pas écrasés par les nouveaux monopoles de la distribution, et que des internautes de plus en plus avertis sachent s'orienter dans l'enchevêtrement des services en ligne.

 

Le débat est d'ores et déjà ouvert sur ces thèmes et les mesures concrètes qu'ils appellent. Il devra se prolonger au delà de la campagne des présidentielles, en débordant largement le cercle des initiés."

 
Emmanuel Wallon, Professeur de sociologie politique à l'Université Paris Ouest Nanterre/La Défense