Centralité du travail dans son combat contre la rente, d’abord. L’opposition entre travail et capital ne se limite pas à la lecture du grand indicateur du partage de la valeur ajoutée. Depuis quinze ans progresse l’idée"post-fordiste" de transformer les salariés en boursicoteurs, afin qu’ils obtiennent par des plus-values boursières ou de la dette bancaire ce que leur salaire ne peut plus leur offrir, à savoir une vie digne. 

 

La crise de 2008 a démontré, s’il était besoin, que ce montage est un marché de dupes. Pourtant, on perçoit que le travail est de moins en moins vécu comme une garantie de tracer son chemin dans la société. En France, cela ne se traduit pas par l’achat d’actions et peu par l’épargne salariale, mais par le développement des assurances sociales privées, des retraites complémentaires et avant tout par un investissement symbolique inédit dans l’immobilier. Le patrimoine individuel, en premier lieu la propriété de sa résidence principale, apparaît progressivement comme la seule source de protection durable des ménages, y compris aux yeux de ceux qui sont lourdement désavantagés par ce repli, c’est-à-dire plus de 90 % des Français. Réaffirmer le travail contre la rente ne requiert donc pas seulement de modifier la gouvernance des entreprises pour remettre les actionnaires à leur place et réarbitrer, micro-économiquement, en faveur des salaires et de l’investissement contre la rémunération du capital. C’est un projet qui touche toute la société en ce qu’il nécessite de restaurer la confiance des Français dans leur système d’assurance collective – tant pour les retraites par répartition que pour l’assurance-maladie ou la prise en charge de la perte d’autonomie. Il faudra, parallèlement, mettre un terme au laxisme de notre fiscalité sur le patrimoine et sur les successions.

 

Centralité du travail dans son combat contre l’ordre établi, ensuite. La promesse d’une promotion par l’effort – et non par la naissance – est un de nos mythes républicains, c’est-à-dire quelque chose qui produit des effets d’unité nationale, sans pour autant se vérifier dans les faits. Comme les droits de l’homme, l’ascenseur social est quelque chose"pour quoi on lutte", une"exigence normative" qui n’a pas besoin d’être encouragée par les faits ou par le droit pour être poursuivie. La droite libérale conservatrice s’est approprié les concepts de mérite et d’égalité des chances en les retournant en responsabilité strictement individuelle dans le travail comme à l’école, la promotion sociale devient compétition pour des places au sein de l’ordre établi. S’ensuit la polémique sur la"valeur" des diplômes selon les générations, etc. Il est essentiel de renouer à l’inverse avec l’idée que le travail est fondamentalement collectif et que l’ascenseur social ne peut se résumer à la récompense de quelques uns, aussi valeureux soient-ils.  À l’école comme dans l’entreprise ou dans le jeu institutionnel — qu’on pense aux progrès que les associations ont fait faire à la puissance publique – le collectif de travail perturbe certes l’ordre établi. Mais c’est le collectif de travail qui est la source de la véritable récompense du travail : reconnaissance de la qualité de ce qu’on a réalisé, reconnaissance de sa contribution à la richesse collective, reconnaissance de sa capacité à tenir des engagements mutuels. C’est ainsi que le collectif de travail est au cœur de la coopération, qui est elle-même au cœur du"public", c’est-à-dire de notre démocratie. 

De telles ambitions se traduisent concrètement par un renouveau de la pratique syndicale et du paritarisme – la victoire de la gauche en 2012 ne peut s’imaginer sans les syndicats de salariés. Elles doivent également nourrir la nécessaire réforme de notre système éducatif, qui ne doit plus, électrisé par les grandes écoles et sa méconnaissance du monde du travail, résumer sa fonction à un"tri" entre élèves. La relation entre la puissance publique et"le monde associatif" – les entreprises sociales et solidaires – doit également être rénovée, notamment dans le champ social.

 

La centralité du travail, c’est enfin parler du corps. La spécificité du droit du travail et du droit social doit être sans cesse rappelée. Le contrat de travail n’est pas un contrat civil, parce qu’il ne porte pas sur une marchandise ni un service mais sur le corps du travailleur. Du travail le plus manuel au travail le plus intellectuel, c’est bien la présence réelle du travailleur qui est en jeu. On croit souvent que le travail routinier permet la rêverie ou que le travail de la pensée épargne le physique : c’est tout simplement faux. Les troubles musculo-squelettiques progressent très vite, en phase avec la tertiarisation de notre économie. Et l’intense mobilisation de l’attention dans le travail dit manuel s’accompagne d’une fatigue souvent plus psychique que musculaire. 

 

Le combat de la gauche pour l’émancipation des travailleurs nous met en difficulté par rapport à la reconnaissance de l’engagement du corps dans la relation de travail. À poursuivre la juste rémunération, en salaire ou en retraite, nous abandonnons trop souvent le combat sur les conditions de travail, ici et maintenant. C’est pourtant aussi par là que passe l’émancipation : c’est en améliorant concrètement les conditions de travail dans notre pays que le travail cessera d’être, comme trop souvent, perçu comme une nécessité alimentaire… ou une insupportable malédiction en attendant la retraite.  Nous serons alors passés de la reconnaissance de la centralité du travail, à la reconnaissance de l’importance du travail dans notre vie d’hommes et de femmes pour nous construire nous-mêmes, pour être des personnes autonomes et pour contribuer à la richesse de notre société.

 
Serge Bossini, Ingénieur des Ponts et Chaussées, ancien élève de l'école Normale