Une fascinante correspondance crue perdue entre le peintre triestin et le poète et romancier français dont elle fut proche pendant vingt ans.
* Cet ouvrage a été publié avec l’aide du Centre national du livre.
Leonor Fini a rencontré André Pieyre de Mandiargues à Paris en janvier 1931. Elle a 23 ans, lui 21. Née à Buenos Aires, mais ayant grandi à Trieste, patrie de sa mère, après la séparation de ses parents, la "peintresse" – le néologisme est de Mandiargues – s'est installée à Paris l'année précédente avec Lorenzo Lanza del Vasto (frère cadet de l'auteur du Pèlerinage aux sources), qu'elle quitte pour Mandiargues au printemps 1932. Les deux amants vivent d'abord chez ce dernier au 37, boulevard Saint-Germain, où habite également Henri Cartier-Bresson, meilleur ami de Mandiargues à l'époque. À trois, ils visitent l'Italie du Nord cet été-là ; le célèbre nu photographié alors par Cartier-Bresson dans la mer, et dont on ne voit pas le visage, n'est autre que Leonor Fini. En décembre 1932, la galerie Bonjean, que dirige Christian Dior, donne à celle-ci sa première exposition. Parmi les tableaux qui y figurent, le Travesti à l'oiseau est un portait de Mandiargues. Ce dernier et elle sont de nouveau en Italie à l'été 1933, cette fois avec le peintre Achille Funi, ancien professeur de Leonor à Trieste et fondateur du groupe Novecento. À Paris, Leonor Fini expose tantôt avec ses compatriotes, tantôt avec les surréalistes, dont elle est proche par certains côtés (elle a même une courte liaison avec Max Ersnt). En 1935, Mandiargues l'installe dans l'un de deux appartements qu'il acquiert dans l'Hôtel de Marles, au 11 de la rue Payenne, dans le Marais. Ils y ont pour voisin Eugène Berman, qui avec son frère Leonid, leur compatriote émigré Pavel Tchelitchew, le néerlandais Kristians Tonny, et Christian Bérard forme le groupe qu'on baptise "néo-romantique". Leur marchand, Julien Levy, l'invite en novembre 1936 à New York, où il la présente en tandem avec Ernst; le catalogue contient, en traduction anglaise, un poème d'Éluard, "Le Tableau noir", dédié à Leonor. Celle-ci est également représentée par trois œuvres à la fameuse rétrospective Fantastic Art, Dada and Surrealism, qu'Alfred H. Barr, Jr, monte au MoMA en décembre de la même année. Lorsqu'elle regagne Paris, en mars 1937, elle est devenue une personnalité reconnue du monde de l'art, renommée en tant que portraitiste comme pour ses toiles oniriques où figurent de mystérieuses jeunes femmes. André Breton, qui ne la mentionne pas dans Le Surréalisme et la peinture, la tient néanmoins à l'écart, indisposé peut-être par ses contacts avec la société mondaine et avec le monde de la mode: outre les aquarelles qu'elle publie dans Harper's Bazaar, elle réalise ainsi un panneau pour la boutique de Marcel Rochas à New York.
À l'automne 1937, Léonor Fini tombe amoureuse d'un bel Italien aimant les arts, Federico Veneziani, dont le père a fait fortune grâce à un purgatif. Elle l'épousera en 1938 ou en 1939: c'est la seule entorse qu'elle consent, jusqu'à la dissolution de ce mariage vers 1945, à son hostilité de principe à l'institution matrimoniale, à laquelle elle préfère de beaucoup une "caravane" (c'est le terme qu'elle emploie dans une lettre) faite de complicités amoureuses comme celle qu'elle entretient avec Mandiargues, lequel au même moment a une liaison avec Meret Oppenheim, autre artiste gravitant dans la mouvance surréaliste. Les deux couples voyagent en Italie et en Suisse en 1938. À l'approche de la guerre, Leonor, Federico et Mandiargues, après un séjour à Saint-Martin d'Ardèche chez Max Ernst et Leonora Carrington (dont elle a laissé un magnifique portrait inachevé), gagnent Arcachon, où ils côtoient pour quelque temps Dalí et sa femme. De cette époque date Opération I, toile reproduite en couverture du livre, qui montre Mandiargues assis, les yeux fermés, recouvert d'une espèce de suaire, tandis qu'une jeune femme, elle aussi les yeux fermés, touche de l'index la chevelure du jeune homme. Après avoir envisagé un départ pour les États-Unis, où Julien Levy l'a de nouveau exposée en 1939, Leonor s'installe à l'été 1940 à Monte-Carlo, où Mandiargues la rejoint. Elle y fait la connaissance, début 1941, du nouveau consul général d'Italie – et peintre – Stanislao Lepri, qui devient son nouveau compagnon et le restera jusqu'à sa mort en 1980. Lorsque Mandiargues, en juillet 1943, vainc sa timidité et publie à compte d'auteur son premier recueil, Dans les années sordides, le livre est illustré d'un frontispice et de deux dessins de Leonor Fini. Mais le Lièvre (comme Mandiargues et elle surnomment Lepri, lièvre se disant lepre en italien) est rappelé à Rome en juillet 1943. Leonor et lui y arrivent juste à temps pour assister à la chute du fascisme. S'ensuivent deux années difficiles jusqu'à la fin de la guerre, puis pour obtenir un visa des autorités françaises, Mandiargues faisant appel à des personnalités aussi diverses qu'Éluard et Maurice Couve de Murville. Appauvrie par la disparition d'un chat – les chats dans ces lettres disputent la première place aux humains –, la caravane s'enrichit par ailleurs d'un nouveau membre, Sforzino Sforza, fils de l'ex-ministre des Affaires étrangères, antifasciste de la première heure: Sforzino est par conséquent le demi-frère de Constantin Jelenski, fils naturel du comte, qui en 1952 partagera à son tour la vie de Leonor. La correspondance prend fin au moment où celle-ci est sur le point de réintégrer, avec Lepri, l'appartement de la rue Payenne.
Comme l'explique Sibylle de Mandiargues, fille de l'écrivain, c'est par hasard que les quelque 370 lettres de Leonor Fini, qu'on avait pu croire perdues, ont été retrouvées en 2004. Brouillés à la suite du mariage en 1951 de Mandiargues avec Bona Tibertelli De Pisis, nièce de leur ami commun le peintre Filippo De Pisis et peintre elle-même , Leonor et Mandiargues avaient cessé de se voir et de s'écrire jusqu'à la mort de ce dernier en 1991. Le caractère définitif de cette rupture est à la mesure de l'intensité de leur relation. On peut dire en effet que Mandiargues aura été, avec Lepri et Jelenski, l'un des trois hommes qui ont le plus compté dans la vie de Leonor Fini, et il est significatif qu'en plus des deux tableaux mentionnés ci-dessus elle ne l'a pas représenté moins de neuf fois. Ces lettres, presque toutes traduites de l'italien – un italien dans son cas à elle mâtiné de dialecte triestin – constituent donc un témoignage de première importance, qui a d'ailleurs permis sur certains points de chronologie de rectifier l'excellente monographie récente de Peter Webb . La sélection, généreuse, fait la part belle à la "peintresse" – 135 lettres contre 59 de Mandiargues. Ce déséquilibre dans le choix se comprend, car les missives de Leonor – effervescentes, passant de l'exaltation à la dépression, hyperboliques dans l'éloge et l'amour, implacables dans le blâme et la haine – sont d'une vie, et souvent d'une drôlerie, qui restituent à merveille la personnalité hors-norme de l'artiste triestine, tandis que celles de son chevalier servant – un Mandiargues d'avant Mandiargues, en quelque sorte – le montrent en posture admirative qui confine parfois au mimétisme. On se hasarderait presque à déceler la cause de leur rupture – puisque Richard Overstreet nous invite à la chercher entre les lignes – dans la nécessité qui se serait finalement imposée à Mandiargues, pour devenir lui-même, de s'affranchir de la servitude où cette ensorcelante Armide le tenait dans son ombre, pour gloser sur le titre du livre, ce dernier emprunté à un poème de Leonor.
Le clou du livre est peut-être les lettres envoyées par Leonor de New York en 1936-1937 – la première du Normandie , où Leonor a pour compagnons de voyage Tchelitchew et son amant le poète américain Charles Henri Ford. Logée dans le même hôtel, au coin de la 62e rue et de la Cinquième Avenue, que Genia Berman et Giorgio De Chirico (vieille connaissance, de même que son frère Alberto Savinio), elle rencontre, entre autres, le futur galeriste Alexandre Iolas (alors membre de la troupe de ballet du marquis de Cuevas), Cecil Beaton, Carl Van Vechten, Edward James (alors principal groupie de Dalí, qu'elle croise lui-même à New York), Lotte Lenya, Balanchine. Outre un portrait vengeur qu'elles donnent de Julien Levy, ces lettres évoquent le fameux bal de la cour de ferme donné par Elsa Maxwell au Waldorf Astoria, les stands de freaks que Leonor visite et les spectacles des burlesques auxquelles elle assiste, pilotée par Tchelitchew, ou telle soirée à Harlem chez le danseur Feral Benga (l'ange noir du Sang d'un poète de Cocteau). Que ceux à qui ces noms ne sont pas immédiatement familiers se rassurent: les notes en bas de page, ni trop ni trop peu nombreuses, ne sont pas seulement le meilleur des guides: elles contribuent ici au plaisir de la lecture