Nathan Wachtel nous livre une part de la mémoire vive des descendants de nouveaux-chrétiens dans le Nordeste brésilien aujourd’hui.
Ce nouvel ouvrage de Nathan Wachtel est le troisième volet d’un triptyque que l’auteur consacre aux études marranes .
Au-delà d’une passionnante analyse historique, puisant aux sources des archives de l’inquisition au Brésil, reprenant la bibliographie d’auteurs ayant publié dès le début du XXe siècle sur les marranes du Portugal et du Brésil , Nathan Wachtel nous livre ici une part de la mémoire vive des descendants de nouveaux-chrétiens dans le Nordeste brésilien aujourd’hui, où un « mouvement de retour au judaïsme atteint l’ampleur d’un phénomène collectif » (p. 47).
Dans une première partie intitulée Contextes, l’auteur traite des résurgences du marranisme dans différents contextes géographiques depuis le début du XXe siècle, puis centre la focale sur le sertão du Nordeste brésilien, région aride à l’intérieur des terres, marquée par la sécheresse et la beauté fascinante des paysages. Il montre comment l’espace façonne les mentalités et imprime sa marque sur l’histoire, mais aussi comment le territoire se transforme à son tour au cours du temps durant la colonisation.
Ici l’histoire des nouveaux-chrétiens et de leur installation dans la région croise celle de la conquête et celle de la persécution et de l’extermination « des Indiens ». Ainsi, l’auteur s’intéresse dans une perspective de micro-histoire à la famille d’Ávila et à la construction d’un véritable empire foncier qu’elle entreprit sur plusieurs générations , tout en entretenant des relations privilégiées avec les pouvoirs juridiques et militaires voire en y participant. Certains membres de la famille ont joué un rôle actif dans la persécution des Indiens Tapuias, les utilisant à l’occasion dans leur conflit avec les missions d’évangélisation (notamment jésuites). D’autres familles de propriétaires terriens, dont beaucoup sont d’origine marrane, recevaient des terres supplémentaires (sesmarias) afin de développer l’économie sucrière sur la frange côtière ou l’économie d’élevage dans le sertão. Mais ces élites coloniales, dont certaines contractent des alliances mixtes, restent toutefois marquées par la « souillure héréditaire » de leurs origines et ont parfois intérêt à dissimuler leur ascendance nouvelle-chrétienne, notamment au temps fort de l’inquisition au Brésil . Pour Nathan Wachtel, cet impératif de dénégation est « une autre manière de se souvenir » (p. 84).
L’histoire du Nordeste brésilien à partir du XVIIIe siècle se déroule sous la plume de l’auteur, qui insiste sur son développement économique, sur la culture d’élevage qui la caractérise, mais aussi sur la violence particulière qui s’y développe sur fond de famines récurrentes, de lutte entre bandes rivales et de concurrence entre clans familiaux. Mais c’est aussi une culture artistique qui y fleurit comme le montre la popularité de la littérature de « cordel » (p. 104).
Ainsi les coutumes dans les sertãos du Nordeste intègrent divers éléments dans lesquels Nathan Wachtel tente de repérer ce qui relève de traditions héritées des nouveaux-chrétiens. Car un grand nombre de coutumes considérées comme familiales apparaissent, de manière consciente ou non, comme des survivances, transmises de générations en générations, de pratiques crypto-juives : préférence pour les unions endogamiques, prohibition du porc et du sang dans l’alimentation, pratiques d’abattage des animaux, bougie allumée le vendredi soir, jeûnes de 24 heures à diverses époques de l’année, rituels de deuil…
L’auteur attache une importance particulière à certaines grandes figures historiques, ou à certains personnages plus contemporains ayant œuvré pour la connaissance historique et généalogique des marranes du Brésil au cours du XXe siècle et jusqu’à nos jours. Certains ont participé pleinement à un rapprochement avec les institutions communautaires (la première synagogue des Amériques, à Recife, datant de la colonisation hollandaise ou les synagogues fondées par des juifs d’Europe après la 2e Guerre Mondiale par exemple), ces rapprochements pouvant prendre la forme de conversions formelles. D’autres sont restés en marge de ce judaïsme officiel, d’autres entretiennent une mémoire généalogique sur le mode culturel sans s’identifier aux juifs contemporains, parfois en restant catholiques, en s’affiliant à l’une des multiples Églises protestantes, ou en faisant le choix de la libre pensée. Pour d’autres enfin, il s’agit de « perpétuer la tradition telle qu’elle est, faire comme on a toujours fait, c'est-à-dire persister dans le marranisme clandestin » (p. 60). Car c’est bien dans le secret que se loge la spécificité intrinsèque du marranisme.
Ce qu’il faut retenir dans ce contexte, c’est la grande diversité des options qui montrent, selon l’auteur, « le dynamisme, l’extrême vitalité» des mouvements contemporains de retour au judaïsme de ces descendants de marranes.
La deuxième partie du livre se compose d’un ensemble de récits, recueillis par l’auteur au cours d’une décennie (1998-2008), récits singuliers certes, car chacun a une histoire qui lui est personnelle, mais qui se répondent magnifiquement les uns les autres par l’évocation de certains traits propres à une mémoire commune, et pour commencer, une forte tradition généalogique, même dans les familles les plus pauvres (p. 262). Les recherches généalogiques les plus contemporaines, dont certaines sont menées par des témoins interrogés par l’auteur, ont tendance à prouver qu’une grande partie des habitants du sertão est d’origine juive, où comme l’exprime l’un des informateurs de l’enquête, Monsenhor Antenor Salvino de Araújo, évêque de Caico, affirmant tout à la fois sa foi chrétienne et son ascendance juive, « cette région, le Seridó, est sans aucun doute un réduit juif » (p. 227) ou encore, comme le dit un autre informateur, « [t]out le Nordeste était juif, tout le monde ici a du sang juif » (p. 273).
On retrouve dans de nombreux récits ici retranscrits, un profond savoir généalogique, chacun se sachant descendant de tel ou tel personnage croisé dans la première partie du livre. Par moment, le récit d’épopées familiales donne à l’ouvrage un air de recueil de légendes. Ainsi certains se disent descendants de Caetano Dantas Corrêa, qui pour tromper la surveillance inquisitoriale des prêtres, les invita à un dîner où il servit du porc, et notamment, le fameux chouriço, confiture à base de sang de porc.
On remarquera dans les récits des personnes interrogées par Nathan Wachtel, la récurrence de références aux survivances de pratiques juives, sans nécessairement conscience de leur origine : interdit du porc comme nourriture « qui fait du mal », allumage de bougies le vendredi soir, pratiques funéraires : être enterré dans un linceul à même la terre (em terra limpa), se laver en rentrant du cimetière. Même dans les familles qui se disent catholiques, la lecture des Écritures est surtout celle de « l’Ancien testament » et les prières sont adressées à Dieu plutôt qu’à Jésus. Mais ce sont surtout les paroles, les injonctions « tu es juif » ou « notre famille appartient à la nation »… qui marquent les esprits des enfants qui ne donnent sens à ces histoires racontées que quand ils prennent conscience de l’histoire marrane, où quand ils rencontrent, au cours de leur vie, des personnes qu’ils identifient comme juives. Pour tous, l’identité marrane est une identité qui sommeille, et qui éventuellement se réveille au gré des rencontres et des lectures. Côca, une artiste peintre de l’enquête, parle même de « révélation » pour évoquer cette prise de conscience (p. 295).
Cet ouvrage constitue sans nul doute un apport intéressant et stimulant dans l’histoire et l’anthropologie des descendants de marranes au Brésil. De manière plus générale, il nous aide à penser les fondements de la transmission religieuse au-delà des pratiques institutionnelles et la force du rite et du récit dans la construction des mémoires collectives.