Une enquête historique dont la thèse fait problème. Limites de la micro-histoire et vertiges de l’analogie.

Un dyptique: La Foi du souvenir / La logique des bûchers

Nathan Wachtel, historien et anthropologue, professeur au Collège de France, s'est fait connaître avec le sublime essai d'ethno-histoire La Vision des vaincus   . Il y faisait le récit du choc de la conquête hispanique au XVIe siècle, mais du point de vue des indigènes, en partant de la documentation laissée par ceux-ci. Familier de l'histoire régressive, pionnier de l'histoire orale, attaché à retisser le lien entre présent et passé, il dit vouloir « scruter l'histoire à l'envers » et restituer les itinéraires individuels autant que les mémoires collectives. Dans La Foi du souvenir   , il parcourait ainsi les archives inquisitoriales espagnoles et portugaises du XVIIe siècle, à la recherche de l'identité complexe des marranes, ces juifs convertis au christianisme. Partant du principe que ces « nouveaux-chrétiens » judaïsants « incarnent une Amérique souterraine », Wachtel disait « opérer un renversement des perspectives, ou déplacement du regard, en tentant de saisir sous ses divers aspects la face cachée, clandestine, de la société créole ». « En ce sens, après La Vision des vaincus et Le Retour des ancêtres, ce livre sur La Foi du souvenir form[ait] le dernier volet d'une trilogie dont le fil conducteur serait celui d'une 'histoire souterraine' des Amériques, entre mémoire et oubli »   . Huit ans plus tard, on peut parler de quadrilogie, puisque La logique des bûchers constitue clairement un dyptique avec La foi du souvenir. Dans le premier volet, Wachtel écrivait une série de portraits, la biographie d'une dizaine de « nouveaux-chrétiens » ibériques persécutés. Il rendait ainsi compte de la signification complexe du marranisme et de son ampleur internationale.

Dans le second volet, Wachtel focalise davantage son analyse sur les techniques de l'Inquisition, sur le fonctionnement si particulier de cet appareil répressif. On ne peut qu'envier le passionnant travail d'historien que permettent les archives du Tribunal inquisitorial de Lisbonne, dans la première moitié du XVIIIe siècle. A partir d'une centaine de procès, Wachtel dresse les généalogies des inculpés, livre la substance de leurs aveux et démonte les pratiques et procédures de l'Inquisition. Son travail de micro-histoire vise à reconstituer les réseaux familiaux ainsi que les parcours des individus : « A travers l’analyse micro-historique de différents procès, en nombre certes limité mais choisis pour leur complémentarité, nous tenterons de reconstituer les relations qui unissaient entre eux les membres des réseaux marranes, en nous conformant en somme à la démarche des Inquisiteurs eux-mêmes […]. Il s’agit donc non seulement de restituer, autant que possible, les destinées et le vécu des victimes, mais encore de remonter les mécanismes de l’appareil de répression, de scruter l’engrenage dont le mouvement entraîne inéluctablement les uns et les autres, afin de mettre au jour, en définitive, la logique des bûchers »   .

 

Les Inquisitions ibériques

L'Inquisition espagnole est fondée en 1480 et s'inscrit dans un processus de discrimination plus global, qu'attestent l'expulsion des juifs décidée par les souverains très catholiques en 1492, mais aussi les statuts de « pureté du sang » édictés dès le milieu du XVe siècle. Ces derniers interdisent de nombreuses charges et carrières aux personnes qui, en ligne paternelle ou maternelle, auraient reçu la « souillure » du sang impur d'un ancêtre juif ou judaïsant. Comme le souligne Wachtel, l'identité des « nouveaux-chrétiens » n'est plus seulement religieuse dans ces statuts, mais aussi généalogique (voire biologique). Les vagues de conversions forcées ont lieu dès la fin du XIVe siècle, et reprennent de plus belle au début du XVIe siècle.

Au Portugal, la répression n'atteint ni l'intensité ni la sévérité des persécutions espagnoles. Mais dans les années 1540, se met en place l'Inquisition. Menacés, un certain nombre de marranes s'exilent au Brésil, véritable terre de refuge pour la diaspora des « nouveaux-chrétiens ». L'Inquisition va s'employer à démanteler les réseaux marranes reconstitués au Brésil, entre 1690 et 1740, traquant l'hérésie, pourchassant l'apostasie. Pour cette seule tranche chronologique, Wachtel compte en effet 500 condamnations, dont 86% concernent des pratiques judaïsantes, et 5% se terminent sur le bûcher. Quelle est donc la « logique » qui a conduit ces infortunés à la mort ?

Dans le contexte d'une bureaucratisation des États politiques et de leurs offices, amorcée au XIVe siècle, l'Inquisition s'apparente à un organe administratif particulièrement ramifié dont l'efficacité territoriale ne fait pas de doute. Le livre de Wachtel nous apprend malheureusement peu de choses sur les inquisiteurs et leurs agents (procureurs, notaires, avocats, médecins, gardiens de prisons etc.), ou sur les « commissaires » ecclésiastiques implantés dans chaque province, épaulés par les « familiers » (laïcs bénévoles « spécialisés » dans la délation). On sait simplement que les réseaux de commissaires et de familiers ont été mis en place dès les premières décennies du XVIe siècle, puis se sont multipliés très rapidement en Espagne, au Portugal à la toute fin du XVIIe. Leur rôle est d'encourager l'espionnage et la délation, de maintenir à tout prix cette « pédagogie de la peur » comme le disait Bartolomé Bennassar   . Cela étant, « … rien n'est plus faux que l'image d'une société où l'Inquisition, toute puissante, se trouverait placée à la tête d'un réseau d'espionnage mutuel qui embrigaderait la population dans une entreprise générale de délation réciproque. »   .

Une fois les informations rassemblées, l'Inquisition procès à l'arrestation et à l'inculpation. On se trouve alors au coeur même de la procédure, de son noyau dur : l'aveu. Par la torture s'il le faut, l'Inquisition amène en effet les inculpés à fournir la preuve de leur faute, et, pis encore, à dénoncer leurs « complices » (souvent leurs proches: famille, amis etc.). Lors de la cérémonie d'« autodafé », la sentence est prononcée et exécutée. La foule rassemblée est nombreuse qui assiste à ce rite de purification du mal. De tous côtés s'élèvent les flammes des bûchers ; on déterre parfois les morts afin de brûler leurs cadavres, mais on brûle aussi les vivants, les « relaxés », c'est-à-dire ceux qui sont condamnés à mort pour n'avoir pas avoué totalement leur faute. Les « réconciliés », eux, font pénitence (ils portent aussi le « san-benito », cette tunique jaune du pénitent où sont inscrits les signes correspondant à la gravité du délit), abjurent leur crime devant l'autel, voient leurs biens confisqués, et sont ensuite réintégrés au sein de l' Église.

 

Les marranes, victimes de la persécution

La force du livre réside sans aucun doute dans le récit des procès, dans le commentaire que Wachtel propose des témoignages, des aveux, ou encore des comptes rendus de surveillance carcérale. Il multiplie les études de cas. Ainsi celui de Maria Rodrigues, une veuve pauvre et illettrée, âgée de 64 ans lorsqu’elle est incarcérée dans les geôles de Lisbonne, le 31 décembre 1713. Son mari, un modeste marchand, était pourtant « vieux-chrétien ». Soumise à rude épreuve lors des interrogatoires, elle finit par dénoncer les siens, y compris ses propres enfants, ce qui lui vaut d'avoir la vie sauve et d'être finalement « réconciliée ». Son fils Francisco Mendes Simoens, maître d’école âgé de 47 ans, se retrouve lui aussi poussé aux aveux et à la dénonciation de ses proches, menacé de torture, puis « réconcilié ». Miguel de Mendonça Valladolid, un marchand de 36 ans, ayant vécu à Amsterdam, puis en Flandres, en France, au Portugal et enfin au Brésil, n'a pas la même chance. Sur la base fragile de quatre accusations, il est arrêté en novembre 1729. Lors de sa détention, les gardiens de prison le surprennent, croient-ils, en train de jeûner selon le rite judaïque. Miguel ne parvient pas à démentir ce fait de façon suffisamment convaincante aux yeux des inquisiteurs. Considéré comme relaps, il est condamné au bûcher, non sans avoir essayé de se sauver par le truchement d'explications théologiques trop ambiguës.

Comme le note Wachtel, le fait remarquable de la répression reste qu'elle puisse s'affranchir du passage des générations. Les aveux des marranes incarcérés permettent les arrestations en chaîne, des parents, puis des enfants, et même des petits-enfants. La question n'est d'ailleurs pas seulement celle de la terreur qui anime les délateurs malgré eux, mais aussi celle de la « rationalité » à l'œuvre au sein des tribunaux d'Inquisition: « … l’appareil bureaucratique consigne tout par écrit, d’où des monceaux d’archives : enregistrement des dénonciations, protocoles des procès, comptes rendus des séances de torture, registre des biens confisqués, correspondances diverses, listes de prisonniers et de condamnés ; ces multiples fichiers, recopiés et croisés, offrent aux Inquisiteurs de redoutables instruments de travail, et aux historiens des sources d’une richesse prodigieuse »   . Wachtel lie donc étroitement l'histoire de l’appareil répressif, de ses techniques, de ses procédures, à l'histoire des trajectoires marranes individuelles et collectives.

 

L'Inquisition: ancêtre des totalitarismes?

 

Et c’est sur l’histoire du dispositif de répression que l’interprétation achoppe, semble-t-il. Passé le plaisir de la plongée dans l’univers inquisitorial, vient la désillusion suscitée par la thèse fragile du livre. Elle encadre, à la fois dans l’introduction et la conclusion, le récit des procès, et plonge le lecteur dans la perplexité : « … les Inquisitions ibériques, par bien des traits, instaurent les systèmes totalitaires contemporains : alliance et même combinaison du pouvoir politique et du système religieux (ou idéologique), surveillance vigilante des populations, confusion entre les enquêtes de police et les procédures de justice, administration rigoureuse de la preuve »   . Outre la tentation téléologique ici à l'œuvre (comment peut-on affirmer que la signification de l'Inquisition est de préparer ce qui n'a pas encore eu lieu ?), on peut légitimement s'inquiéter de l'étrange parenthèse qui assimile le fait religieux dans les sociétés d'Ancien Régime aux propagandes fasciste, nazie ou soviétique du XXe siècle! De même, on ne peut pas affirmer avec légèreté que les totalitarismes se caractériseraient par leurs techniques « rigoureuses » d'administration de la preuve... Or c'est bien ce que Wachtel s'est employé à démontrer tout au long de son livre, au sujet de l'Inquisition. Au-delà de cette définition inconséquente, ce sont bien les fondements de l'analogie qui font problème.

Nathan Wachtel se contente des critères de la définition « essentialiste » qu'Hanna Arendt donnait du totalitarisme, et néglige ainsi les nombreuses acceptions qui ont ensuite été données du concept. Il semble ignorer (à dessein peut-être) les polémiques encore vivaces autour de ce que l'on peut entendre par « totalitarisme » et de ce que l'on peut en faire. Raymond Aron, pour ne citer que l'un des plus célèbres commentateurs du concept, avait tâché de réhistoriciser les formes du totalitarisme, impensables, selon lui, sans le déclencheur de la Première Guerre mondiale. Comment, dans ces conditions, comparer un « bio-pouvoir » exacerbé et exaspéré dans ses modalités les plus racistes (celui des régimes totalitaires), au pouvoir « disciplinaire » mis en place au XVIIe siècle, dont l'Inquisition fut peut-être l'un des vecteurs les plus marquants ? Wachtel place sur un même plan deux réalités incommensurables: d'un côté, un système total faisant fusionner État et société, de l'autre un tribunal dont certes les habitudes bureaucratiques ne peuvent que frapper mais qui n'en reste pas moins un office administratif parmi d'autres.

On ne niera pas que la comparaison était tentante, dans la mesure où une même minorité (confessionnelle, puis « racialisée ») fut prise pour cible des persécutions et des violences perpétrées par les totalitarismes et par les Inquisitions ibériques. Mais n'est-ce pas oublier trop rapidement que l'activité inquisitoriale ne s'est jamais réduite à la répression de l'hérésie judaïsante ? L'Inquisition romaine par exemple, que Paul III fait renaître de ses cendres en 1542, s'est attaquée essentiellement aux pratiques de magie et de sorcellerie, comme l'ont montré les travaux de Carlo Ginzburg   . Même en Espagne, cette action répressive à l'encontre de la magie, si elle n'est guère spectaculaire (aucune exécution, ni emprisonnement ni tortures, peu de condamnations aux galères), n'en représente pas moins, entre 1560 et 1620, les 2/3 des affaires traitées par les tribunaux de l'intérieur du royaume, et près de 40% des dossiers pour tout le pays. A notre sens, la comparaison avec les systèmes totalitaires du XXe siècle brouille donc les pistes et induit en erreur.

 

Et l'Inquisition médiévale?

Plutôt qu'une projection incontrôlée dans les futurs possibles de l'Inquisition, l'auteur eût pu remonter dans le temps passé et mesurer ce que l'Inquisition portugaise devait à l'inquisition médiévale. Mais Wachtel préfère insister peut-être sur la « rationalité policière » dont l'Inquisition serait vectrice et productrice, au détriment des racines pénitentielles du Saint-Office. Peut-être celui-ci participe-t-il d'un processus de « policiarisation » des sociétés européennes. Mais dans les procès, il n'est question que de « confession », de « contrition », de « purgation » ou de « réconciliation »! Chacun de ces termes est clairement issu de la théologie et du droit canonique médiévaux. Ils sont aussi les supports de la procédure d'enquête mise en place au XIIIe siècle, dont les Inquisitions ibériques héritent quelques siècles plus tard. Dans chacun des procès décrits dans le livre de Nathan Wachtel, on peut donc déceler la reprise des techniques « pastorales » dont usait l'Inquisition pontificale quatre siècles plus tôt.

Sans aucun doute, l'Inquisition moderne présente-t-elle des nouveautés considérables qui justifient que l'on parle de « rationalité policière ». Au sujet du système de surveillance carcérale, Wachtel semble néanmoins, là encore, anticiper et manipuler sans grande précaution un concept que Foucault avait pourtant pris soin de raccrocher aux dispositifs disciplinaires du XIXe siècle: « L’une des techniques pionnières de l’Inquisition portugaise, dans la conduite de l’enquête judiciaire, consiste dans le perfectionnement de la surveillance carcérale, qui en un certain sens préfigure le système panoptique introduit à la fin du XVIIIe siècle (tel qu’il est analysé par Michel Foucault) »   . La comparaison entre l'univers caracéral de l'Inquisition au début du XVIIIe siècle et le fameux Panopticon de Bentham est à peine explicitée, et il faut se contenter de: « L’Inquisition portugaise invente […] une manière de régime panoptique de la prison […], s’inscrit dans le processus de perfectionnement, en Occident à l’époque moderne, des techniques pénitentiaires d’observation. » (p. 247). Pourquoi pas. Mais tel que Foucault l'a décrit, le Panopticon n'a rien à voir avec les prisons de l'Inquisition : une tour centrale permettant, grâce à la lumière diffusée dans chaque cellule, d'avoir en permanence à l'œil l'ensemble des détenus. Surtout, la prison panoptique est la forme-type du modèle disciplinaire généralisé à toute la société, observable à toutes les échelles et en tout lieu. A quoi bon, dans ce cas, la comparaison entre prison inquisitoriale et Panopticon? Elle ne dit rien des spécificités disciplinaires des débuts du XVIIIe siècle et contribue à faire croire à l'exceptionnelle modernité de l'Inquisition. Or, redisons-le, celle-ci repose sur un contrôle des consciences et une administration de la preuve hérités du Moyen Âge central.

Si le lecteur n'a pas lu La Foi du souvenir, il lira avec plaisir l'étude micro-historique proposée dans La logique des bûchers. Il saura que Nathan Wachtel excelle dans le genre biographique et l'a considérablement renouvelé. Sinon, il pourra lire Ginzburg pour avoir un juste aperçu de ce que furent les Inquisitions modernes, plus proches des rituels médiévaux de purgation, des formes pénitentielles de l’aveu, que de la « logique » raciale, antisémite, policière, et bureaucratique des systèmes totalitaires