Le Figaro est l’un des plus anciens titres de la presse française. Ses divers avatars n’avaient encore jamais été étudiés de manière systématique. C’est chose faite désormais.

Historienne spécialiste de la presse française, déjà auteure d’un livre récent et important sur l’histoire du Figaro (Le Figaro, deux siècles d’histoire, Armand Colin, 2007), Claire Blandin récidive en publiant coup sur coup deux nouveaux ouvrages sur le grand journal du boulevard Haussmann et son supplément littéraire. Le statut de ces ouvrages, tous deux publiés aux éditions Nouveau Monde, diffère de l’un à l’autre : dans le premier cas, il s’agit des actes d’un colloque qui s’est tenu à Sciences Po en 2006, dans le second d’une version remaniée de sa thèse de doctorat. Ils doivent se lire en parallèle car les histoires qu’ils racontent apparaissent étroitement mêlées au point, parfois, de se confondre, et l’on trouvera de nombreux renseignements sur Le Figaro dans le livre traitant du Figaro littéraire. Fondés sur les papiers Brisson conservés à l’Institut Mémoires de l’Édition contemporaine et divers fonds annexes, sur des entretiens et surtout sur l’analyse de la collection des deux journaux, ils permettent de les situer dans une histoire biséculaire de la presse française.

Une vision renouvelée du Figaro au XIXe siècle

Que ressort-il de ces études ? D’abord, une vision renouvelée du premier Figaro, des premiers Figaro, devrait-on dire, depuis la petite feuille satirique et hebdomadaire lancée en 1826 par deux jeunes écrivains, Etienne Arago et Maurice Alhoy, jusqu’au quotidien de référence et d’opinion dirigé par Gaston Calmette à la veille de la Première Guerre mondiale, en passant par le règne du flamboyant Hippolyte de Villemessant, de 1854 à 1879. À travers les régimes politiques qui se succèdent en France, on suit les divers avatars d’un journal qui s’adapte aux circonstances plus qu’il ne s’efforce de les diriger. Journal frondeur déclaré en faillite puis racheté, le premier Figaro disparaît en 1835, victime de la répression de la Monarchie de Juillet. Villemessant le ressuscite en 1854, le transforme en quotidien en 1866 et en fait le journal de la bonne société parisienne du Second Empire, cultivant une opposition toute littéraire au régime. Monarchiste, cultivant des sympathies légitimistes, le journal se rallie à la République après la chute de l’Empire. Mais l’essentiel, peut-être, est ailleurs. Il tient à deux changements majeurs pour l’identité du journal. Le premier est celui qui voit Le Figaro passer de la petite à la grande presse, de la feuille d’échos mondains et de chronique légère au grand journal d’information, qui innove notamment en se lançant dans le grand reportage dans les années 1880. Le deuxième est la transformation en journal d’opinion, représentant les vues de la droite modérée. Si le second changement doit beaucoup à l’instauration de la République et à la fin de la censure, d’une part, à la conjoncture politique née de l’Affaire Dreyfus, d’autre part, le premier est la conséquence directe de l’apparition de la presse populaire à un sou (cinq centimes) au début des années 1860. Le Figaro est contraint de se repositionner dans le champ de la presse en pleine reconfiguration.

Deux patrons emblématiques au XXe siècle

Le Figaro du XXe siècle était mieux connu ; mais les deux ouvrages renouvellent là aussi assez substantiellement la connaissance que nous en avions. L’arrivée du parfumeur François Coty à la tête du quotidien, au début des années 1920, introduit de profonds bouleversements. Politiques, bien sûr, avec le virage vers une droite fascistoïde. Économiques, avec des investissements considérables mais qui ne se traduisent cependant pas par une augmentation des ventes, bien au contraire. L’éviction de l’industriel par le conseil d’administration en 1934 ne referme pas totalement la parenthèse Coty, dont le legs est important, avec la place plus importante donnée à l’information économique et financière, à la rubrique des sports et aux divers loisirs, la multiplication des suppléments thématiques et l’installation dans l’immeuble du Rond-Point des Champs-Elysées, qui sera le siège du journal pendant le demi-siècle qui suit.
Mais l’empreinte sur l’histoire du journal de celui qui succède à Coty, Pierre Brisson, apparaît bien plus profonde. Celui-ci s’empare définitivement des rênes en 1936 et ne les lâchera qu’avec sa mort, en 1965. Sous sa gouverne, plus souple en apparence que celle de Coty mais pas moins autoritaire au fond, le journal traverse sans encombres les années noires. C’est même à l’attitude personnelle de Pierre Brisson et à ses liens avec la Résistance intérieure que Le Figaro doit sa reparution immédiate, sans formalités ni changement de titre, à la Libération, alors même qu’il a continué de paraître, replié à Lyon, pendant les deux premières années de l’Occupation et que deux numéros du Figaro littéraire, première tentative d’une publication autonome de ce supplément existant depuis le début du siècle, ont paru après l’invasion de la zone sud par les Allemands. On aimerait d’ailleurs avoir plus de détails sur cette période, notamment sur le contenu du Figaro dont l’adhésion à la Révolution nationale est rappelée sans être suffisamment mise en perspective. La position du journal relativement à l’antisémitisme du régime, par exemple, n’est pas abordée.
L’autorisation de reparaître est délivrée à Pierre Brisson "et à son équipe" par les autorités de la Libération. Ce point est fondamental : il permet à Pierre Brisson de faire prévaloir son point de vue sur celui des propriétaires du capital, Mme Cotreanu d’abord, ex-madame Coty à qui est échue la majorité des actions dans le cadre du règlement de son divorce, Jean Prouvost ensuite, qui devient le principal actionnaire dans les années 1950. De négociations en procès, de procès en protocoles d’accord, Pierre Brisson obtient la direction effective et sans partage du Figaro et assure son indépendance rédactionnelle face aux propriétaires.
Il assure aussi le lancement, en 1946, du Figaro littéraire comme hebdomadaire autonome et veille à son développement aux côtés du vaisseau amiral qu’est Le Figaro. Des rédacteurs en chef animent cette nouvelle publication, Maurice Noël d’abord, Michel Droit ensuite mais, à la vérité, c’est Pierre Brisson qui dirige l’hebdomadaire, lequel a droit à l’étage noble de l’immeuble du Rond-Point. Pour Pierre Brisson, en effet, le Figaro littéraire est bien plus qu’une danseuse : c’est un instrument de pouvoir et de prestige dans le monde des lettres et de la culture des années 1950 et 1960 auquel il tient tout particulièrement. On peut dater de sa mort le début de la fin pour l’hebdomadaire qui, victime de ses mauvais résultats, d’une crise d’identité, du  déclin de la presse littéraire et enfin de la mauvaise volonté de Jean Prouvost, disparaît comme publication autonome en 1971.
Cette histoire, ces histoires croisées, comportent un enseignement principal et posent une question.

Pouvoir du capital ou indépendance rédactionnelle ?

L’enseignement réside dans le rôle essentiel joué par les dirigeants du Figaro, surtout Hippolyte de Villemessant et Pierre Brisson, dans la destinée du journal. Patrons autoritaires mais visionnaires, ils ont fini par s’identifier totalement à leur journal au point que leur disparition a entraîné de sérieuses difficultés pour leurs successeurs immédiats. On n’en regrette que davantage l’absence, dans les actes du colloque de 2006, de communication sur les années Hersant et sur la période ouverte par la prise de contrôle de Marcel Dassault. Scrupule historien devant le temps présent, manque de données ou manque de recul ? Absence d’autant plus curieuse que le livre de 2007, version éditée d’une thèse d’histoire, n’hésitait pas à aborder ces rivages proches.
Ce qui apparaît en tout cas avec force, à travers l’article sur les années Coty mais aussi avec le récit des tentatives de Jean Prouvost pour prendre le contrôle rédactionnel du journal, c’est l’affrontement récurrent de deux logiques, de deux pouvoirs, de deux légitimités. D’un côté, les droits du propriétaire, de l’actionnaire majoritaire, à décider seul ou presque du destin de son journal ; de l’autre, les aspirations des journalistes, et du premier d’entre eux, le directeur, à rester maîtres de leur destin en arguant du fait que l’information, comme on le dira de la culture dans les années 1980, n’est pas un bien comme les autres.
Si ces aspirations l’emportent dans un premier temps, c’est parce que la guerre est passée par là et que la législation exceptionnelle de la Libération accorde aux équipes pouvant se revendiquer de la Résistance des privilèges exorbitants du droit commun. Ces privilèges sont un temps reconduits après la disparition de celui qui les portait et étendus, par une décision du tribunal en 1970, à ceux qui l’entouraient au moment de la reparution. Il faut d’ailleurs plusieurs mouvements de grève du personnel, en 1968 et 1969, pour que cette exception soit prorogée et ce n’est pas une mince ironie que de voir ce journal et ces journalistes, historiquement à l’avant-garde du combat pour le respect des droits du capital dans l’économie et la société, lutter contre ces mêmes droits au nom de la sauvegarde de l’indépendance rédactionnelle.
Mais ce que Jean Prouvost échoue à obtenir – le droit d’écrire dans son propre journal –, Robert Hersant, à qui il revend ses parts au milieu des années 1970, l’obtient. Entre-temps, le mouvement des sociétés de rédacteurs, dans lequel les journalistes du Figaro ont été en pointe, s’est essoufflé, l’esprit de mai 68 s’est affaibli et le papivore l’emporte sans difficulté contre des rédacteurs divisés et isolés.

Longévité et identité du Figaro

La question que pose l’histoire du Figaro est celle de la longévité et de l’identité du journal. Est-ce bien du même Figaro que l’on parle entre 1826 et 1975 ou 2010 ? Qu’ont de commun la petite feuille persifleuse de la Monarchie de Juillet et le grand quotidien conservateur de la Ve République ? N’y a-t-il pas une illusion de continuité qui reprend, au fond, le discours maison, commémoratif et auto-justificatif ? Il est vrai que les éléments de continuité ne manquent pas, en tout cas entre le quotidien de Villemessant et celui de Brisson. Même aisance financière confinant à l’opulence, manifeste malgré l’absence d’archives comptables. Même volonté de s’adresser au lectorat aisé et cultivé qui fait la bonne société de 1870 comme celle de 1970. Même conservatisme, social, politique et culturel, même positionnement à droite.
Mais de quelle droite parle-t-on, de quel lectorat et de quels moyens financiers ? Toutes les droites identifiées naguère par René Rémond ont trouvé, à un moment ou à un autre de l’histoire du Figaro, à s’exprimer dans ses colonnes : légitimiste et traditionnaliste, orléaniste et libérale, bonapartiste et gaulliste ; même la droite extrême, sous les espèces de la Nouvelle Droite, a trouvé bon accueil dans Le Figaro Magazine de Louis Pauwels, sur lequel manque une étude. La bonne société des années 1860 est dominée par le modèle aristocratique ; celle des années 1970 par une bourgeoisie de cadres supérieurs. L’une et l’autre sont les publics visés par une publicité commerciale et des petites annonces qui ont fait la fortune du Figaro du XIXe siècle comme elles ont fait la prospérité de celui du XXe siècle. C’est peut-être là, en même temps que le facteur explicatif de la longévité du journal le plus déterminant, le meilleur argument en faveur de sa continuité et de son identité à travers deux siècles d’histoire française et cinq régimes successifs