Certains livres mettent en lumière, lors de leur parution, l’ampleur des lacunes qui ont longtemps prévalu sur le sujet traité. L’ouvrage de Claire Blandin en fait partie. Il s’agit en effet du premier travail d’historien consacré au Figaro, qui est pourtant le plus ancien titre de la presse française. C’est dire si la synthèse proposée était attendue.

Certains livres mettent en lumière, du fait même de leur parution, l’ampleur des lacunes qui ont longtemps prévalu dans la recherche sur le sujet dont ils traitent. L’ouvrage de Claire Blandin, maître de conférences à Paris-XII, en fait partie. Il s’agit en effet du premier travail d’historien consacré au Figaro, qui peut pourtant se targuer d’être le plus ancien titre de la presse française. C’est dire si la synthèse proposée par Claire Blandin était attendue. De sorte que, comme le note Alain-Gérard Slama dans sa préface : « Ne serait-ce que pour cette raison, Claire Blandin a droit à notre reconnaissance. » Ce livre s’inscrit par ailleurs dans un champ historique – l’histoire de la presse – en pleine vigueur, ce qu’attestent plusieurs publications récentes   , à la croisée de l’histoire sociale, économique, politique et culturelle. Enfin, pour bâtir son étude, Claire Blandin a pu s’appuyer sur des sources nouvelles (archives de la famille Brisson déposées à l’IMEC).


Une aventure de presque deux siècles.

Rappelons les grandes étapes de la vie du journal. Fondé en 1826 par Maurice Alhoy, le Figaro est d’abord un « journal satirique, spirituel et batailleur » comme l’indique son sous-titre. En ce sens, la référence à Beaumarchais est un pied de nez à la censure monarchique, de même que le contenu, exclusivement littéraire, permet de contourner celle-ci. Le journal s’en prend d’ailleurs, à ses débuts, à tous les journaux de droite. S’ensuit une période assez chaotique pour le titre : onze Figaro différents se succèdent ainsi entre 1826 et 1854. Signalons que Claire Blandin inscrit parfaitement les débuts (et les déboires) du Figaro dans un contexte plus général sur le plan politique, économique et journalistique, sans omettre, à l’occasion, quelques comparaisons internationales. Sont ainsi mises en évidence l’importance de la question de la liberté de la presse (et donc de la censure) dans les débats législatifs de la seconde Restauration, et deux grandes ruptures dans l’histoire de la presse au XIXème siècle (1836 : lancement des feuilles à bon marché, et 1863 : naissance de la petite presse populaire).

D’hebdomadaire, il devient quotidien, en 1866, avec Hippolyte de Villemessant, véritable « inventeur du Figaro » selon l’auteur. Figaro est désormais Le Figaro, et Villemessant instaure la devise du journal encore en vigueur de nos jours : « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur »   . Il donne par ailleurs au Figaro une tonalité plus politique, lui-même étant légitimiste, ce qui lui vaut de payer le timbre imposé aux feuilles d’opinion et donc d’augmenter son prix de vente. Sous Villemessant, le Figaro connaît un véritable âge d’or   , en profitant de l’aisance de la bourgeoisie pour se développer et s’impose comme un quotidien mondain et de référence. La critique –  alors caractéristique de la presse des élites – est très présente, de même que la chronique (« parler pour ne rien dire » disait Jules Vallès) par laquelle le journaliste se doit d’amuser le lecteur grâce à sa vivacité d’esprit.

Après 1870, le journal, qui jusque là avait soutenu l’Empire, devient monarchiste, puis républicain. Lors de l’Affaire Dreyfus, le Figaro prend la défense de Dreyfus, sous l’impulsion de son nouveau directeur, Fernand de Rodays, et malgré la vague de désabonnements de sa clientèle qui s’attache dorénavant au Gaulois.

La Première Guerre mondiale bouleverse le Figaro. L’auteur narre ainsi notamment la désorganisation de la rédaction du journal consécutive à la mobilisation. Plus fondamentalement, durant le conflit, « le journal est surtout l’otage d’une information de guerre qui s’éloigne de son identité de la Belle Époque : il bascule vers le journalisme d’information alors que c’est la chronique et le commentaire qui le caractérisaient. »  

Durant l’entre-deux-guerres, François Coty, industriel parfumeur et admirateur de Mussolini (dont il finance la marche sur Rome), s’impose à la tête du journal en bénéficiant d’un contexte déplorable pour la presse française qui pousse à la concentration et à l’entrée des industriels dans son capital. Le Figaro accueille alors des articles antisémites, anglophobes et antiparlementaires, mais, note l’auteur   , ce dernier trait était déjà présent avant l’arrivée de Coty au Figaro sous la plume de certains journalistes. Toutefois, le journal est très lucide quant Hitler arrive au pouvoir en Allemagne (l’influence de Coty est alors déclinante). À la mort de Coty, en 1934, Pierre Brisson fait appel à la tradition littéraire du Figaro pour relancer un titre alors politiquement compromis et économiquement affaibli. Il peut alors compter sur André Maurois, Paul Morand, Wladimir d’Ormesson, James de Coquet, François Mauriac et tant d’autres.

En 1940 le Figaro déménage à Tours, puis à Bordeaux, Clermont-Ferrand et, enfin, Lyon. L’attitude de Pierre Brisson (prisonnier, s’évade et rejoint à pied et à la nage son équipe, puis retraverse plusieurs fois la ligne de démarcation avec de faux papiers) a alors quelque chose de romanesque. Ces années d’Occupation sont d’ailleurs décisives pour l’établissement de son autorité sur le journal. En novembre 1942, il décide du sabordage du Figaro. L’ordonnance d’Alger du 22 juin 1944, qui assure l’épuration de la presse permet – de façon intentionnelle – la renaissance, en août 1944, du Figaro, alors qu’elle interdit celle du Temps   . Une telle faveur est sans doute due à l’attitude de Brisson. Ses conséquences seront majeures, car le Figaro profite du vide laissé à droite par la compromission de la plupart des journaux dans la Collaboration. Un espace s’ouvre donc à un grand quotidien conservateur et libéral, et le titre atteint les 380 000 exemplaires en octobre 1948.

Les années 1950 sont donc synonymes de prospérité pour le titre, dont les grandes figures sont alors Louis Gabriel-Robinet, Raymond Aron, François Mauriac, André Siegfried,… Tous ont en commun l’anticommunisme. Le lancement du Figaro littéraire en 1946 correspond à cette volonté d’affirmer le succès du titre et de soutenir sa ligne politique. Il invente d’ailleurs la posture du « contre-engagement », typique des intellectuels de droite durant la Guerre Froide. Conséquence de la prospérité du titre : la rédaction s’étoffe, de même que la pagination, et les recettes publicitaires affluent.

La mort de Pierre Brisson en 1964 plonge le titre dans la tourmente. Les statuts (organisant l’indépendance éditoriale de la rédaction vis-à-vis du propriétaire), dont il fut à l’origine, sont rapidement remis en cause par Jean Prouvost. Une société des rédacteurs se forme, le bras de fer commence. Fait ironique de la part d’un journal conservateur, en mai 1969, le Figaro se met en grève ! En février 1970, le Tribunal de grande instance de Paris tranche le litige en dissociant « l’usage du titre de la propriété du journal ». Un accord intervient finalement en 1971.

En 1975, Robert Hersant rachète le Figaro. Ce faisant, il pose de nouveau la question de la propriété des journaux. Les critiques visent d’abord son passé vichyste, mais également le poids considérable de son groupe, véritable empire, dans la presse. Le journal penche désormais beaucoup plus en faveur des conservateurs que des libéraux (départs de Raymond Aron et de Jean d’Ormesson). 1988 voit Franz-Olivier Giesbert, transfuge du Nouvel Observateur, s’installer aux commandes du Figaro (« forme d’armistice du Figaro avec le pouvoir socialiste » selon l’auteur   ). Les questions d’indépendance de la rédaction vis-à-vis du propriétaire et d’une re-droitisation du journal (fidèle soutien de l’actuel Président) se posent de nouveau avec acuité à partir de 2004 et du rachat du titre par Serge Dassault.


A la recherche de l'identité du Figaro.

De ce voyage au cœur du plus vieux titre de la presse française, nous pouvons dégager quatre traits majeurs constitutifs de l’identité du Figaro. Le premier trait concerne la place notoire, dès la Belle Époque, des mondanités, et d’un ton léger. Claire Blandin note ainsi que si « Le Figaro a une page aussi triste que Le Temps, Le Journal des Débats, ou Le Gaulois (…) son contenu est plus léger (…) [étant] composé de petits échos mondains et de bons mots. »   

La deuxième singularité du Figaro, aussi paradoxal que cela puisse paraître pour un journal conservateur, est l’innovation. Le Figaro fut en effet à l’origine de la présence dans les journaux des petites annonces (1874), des bulletins météorologiques (1876), des enquêtes et reportages importés des États-Unis dans les années 1880 (c’est le Figaro qui révèle le scandale des fiches en 1904), et plus près de nous, des suppléments (Figaro littéraire en 1946, Figaro Magazine en 1978, etc.)

Le troisième point est l’attachement profond du Figaro aux lettres. À chaque étape de son histoire, une place de choix est dévolue aux écrivains, que ce soit au XIXème siècle pour déjouer la censure, dans les années 1930 pour faire oublier Coty, dans l’après-guerre pour contrer les intellectuels « engagés », etc. Par ailleurs, le Figaro est longtemps apparu comme l’antichambre de l’Académie.

Le dernier point à souligner est lié à ce que Claire Blandin appelle la « lex brissonis  »   . À la Libération, Pierre Brisson – au prix d’une lutte intense contre Madame Cotnareanu, soldée par un accord à l’amiable en février 1950  – a donné au Figaro des statuts particuliers. Ces derniers créaient en effet une Société propriétaire (le capital) et une Société fermière (qui elle détenait les pouvoirs de gestion, de direction et de rédaction du journal). De sorte que, avec ces accords, le Figaro  se trouvait « doté de structures sans équivalent dans la presse »   qui garantissaient l’indépendance de la rédaction vis-à-vis du propriétaire. Avec le temps, l’évolution du rapport de forces et le renouvellement générationnel, le statut a connu des modifications, mais est resté un certain esprit de liberté.

Claire Blandin a réussi à faire saillir ces traits qui sont autant de fils guidant la lecture de son ouvrage. Elle a par ailleurs su donner chair au Figaro, notamment lorsqu’il s’agit de présenter les grandes figures du Figaro  (Villemessant, Brisson) ou encore de fournir de significatives descriptions des « rites » du journal   . De nombreuses statistiques étayent en outre le propos (tirage, lectorat, format,…). Le dernier point fort de l’ouvrage est d’offrir de très bonnes descriptions sur la dimension organisationnelle du titre, mais aussi sur le métier même de journaliste et sur ses évolutions. Sur ce point, l’articulation du particulier et du général est très intéressante.

Quelques défauts cependant, mais qui n’enlèvent en rien le caractère salutaire de l’ouvrage. Des remarques de forme d’abord. D’une part, ce travail aurait gagné à être illustré : quelques reproductions de « Unes » auraient été les bienvenues pour matérialiser un objet d’étude dont la présentation est, en elle-même, révélatrice d’une posture et a parfois autant d’importance que le contenu. L’auteur insiste ainsi plusieurs fois sur l’intention du Figaro de maintenir une présentation austère, pour se distinguer de la presse grand public. D’autre part, on regrettera le déséquilibre chronologique : les quarante dernières années sont traitées sur 80p, c'est-à-dire autant que pour tout le XIXème siècle. Cela s’explique toutefois aisément par l’état des travaux et les sources disponibles, parfois lacunaires. Enfin, il est dommage que des citations soient parfois non ou mal référencées.

Des remarques plus fondamentales, pour terminer. D’une part, le colloque consacré au Figaro en septembre 2006 à Sciences-Po – dont l’auteur a été co-organisatrice – n’est que faiblement exploité. Ainsi, seule la communication d’Olivier Forcade sur « Le Figaro en guerre 1914-1919 »   apparaît en note. Sur ce point, l’objectif présenté en introduction par l’auteur d’établir « une synthèse des connaissances établies »   n’est que partiellement atteint. D’autre part, si l’ouvrage est remarquable sur nombres d’aspects organisationnels du titre, il est parfois trop rapide ou elliptique sur la ligne éditoriale du journal. Mai 68 passe ainsi complètement à la trappe   . Ce tropisme organisationnel empêche donc parfois l’évaluation du rapport de forces interne à la rédaction, entre les différentes droites.

Le livre de Claire Blandin ouvre donc une brèche intéressante dans l’histoire balbutiante du Figaro. Attirons enfin l’attention sur la conclusion. L’auteur y offre une analyse très pertinente de la façon dont le Figaro se représente ses deux siècles d’histoire

 

À lire également :

Claire Blandin, Le Figaro littéraire. Vie d'un hebdomadaire politique et culturel (1946-1971) (Nouveau Monde), par François Quinton.