Un essai politique d'une rare qualité par sa vision d'ensemble et sa profondeur historique, mais qui pèche par une pensée datée et rigide sur l'Europe.

O tempora ! O mores !

Du dernier livre de Jean-Pierre Chenèvement   résonne un air de complainte de la décadence du Bas-Empire et des valeurs perdues de la République. La France s'est détournée de la Nation et de la République. Elle s'est doublement fourvoyée dans l'entreprise européenne et le tournant néolibéral ; et les socialistes, Mitterrand à leur tête, en portent la lourde responsabilité.

Mais la France actuelle, issue de la renaissance gaullienne, n'est-elle pas finalement que le reflet d'un astre qui aurait implosé au cours des journées de Juin 1940, comme ose le penser Régis Debray ?   N'a-t-elle d'autre perspective de salut que celle de « passer à travers les gouttes », comme l'aurait confessé François Mitterrand ?   Mais au-delà du naufrage moral, n'est-ce pas la chair même de cette « nation politique » qui part en lambeaux ?   Car, sans recours véritable possible à toute forme de holisme (la race, l'ethnie, le sang), qu'est-ce que la France si les valeurs civiques, républicaines et de solidarité s'estompent au profit du consumérisme ambiant, de l'individualisme narcissique et de l'apolitisme ?

Jean-Pierre Chevènement, ministre sous les trois derniers gouvernements socialistes et trois fois démissionnaire, président d'honneur du Mouvement républicain et citoyen (MRC), président de la fondation Res Publica et actuel sénateur du Territoire de Belfort, pose la question : « la France est-elle finie ? » Le point d'interrogation annonce, bien entendu, l'irréductible refus gaullien de la résignation au renoncement. Mais avant la conclusion d'un destin ouvert, il faudra passer par l'examen de conscience tout au long de cet ouvrage de plus de trois cents pages écrites par une plume d'une qualité certaine au service d'une analyse d'une rare profondeur chez un politique. La qualité de l'écriture de Chevènement ne pallie toutefois pas le coté daté et rigide de sa pensée sur la question européenne.

 

Le pari pascalien de Mitterrand, l'Europe germano-centrée et la victoire des « sociaux-chrétiens-libéraux »

Jean-Pierre Chevènement fait partie des perdants de l'Histoire, ces « visiteurs du soir » qui soutenaient en 1983 « l'autre politique », celle que Mitterrand, sous la pression de Mauroy et Delors, écarta pour faire le choix de l'Europe, contre le socialisme. Le ressentiment de cette défaite historique semble toujours à fleur de peau. Jacques Delors, le social-chrétien, le social-libéral – le social-traitre ? Le mot n'est pas lâché mais si fortement pensé – qui tient sa place dans l'Histoire grâce à une compromission de taille : servir les intérêts allemands contre ceux de la France. Nommé par Helmut Kohl, briefé par Karl Otto Pöhl, alors président de la Bundesbank, Jacques Delors est décrit comme l'auteur de l'Acte unique européen tant honni, de la directive de 1988 sur la dérégulation totale des mouvements de capitaux   , de l' « Euro-mark »   , bref comme l'exécuteur testamentaire de la France au nom d’une vieille lune, l’Europe politique.

Mais c’est bien François Mitterrand qui décida du tournant historique, sous la forme d'un « pari pascalien » et au prix d'« une contradiction intime et pas forcément dialectique »   , selon les mots de Chevènement. Et ce dernier d’essayer de comprendre les ressorts politiques mais aussi biographiques de ce choix funeste, quasi-suicidaire. Chevènement, au fond, nous dit que Mitterrand ne croyait plus à la grandeur « autonome » de la France. Celle-ci, inexorablement ravalée au rang de nation moyenne post-industrielle structurellement déclinante, n’aurait de choix bien compris qu’entre le lustre des étoiles mortes ou le dépassement de soi par le haut, par l’Europe communautaire. Face au mur, Mitterrand, dans un geste florentin, aurait emprunté la voie de biais, celle de l’oxymore : la poursuite de la grandeur de la France par l’Europe. « La France est notre patrie, l'Europe est notre avenir », a professé Mitterrand ; ce qui, traduit par Chevènement, donne : « La France est notre passé, l'Europe sera notre patrie. »  

La compréhension du projet européen par Jean-Pierre Chevènement s'inscrit dans le droit fil de la critique d'une Europe génétiquement néolibérale. L'Acte unique européen (1986) et le traité de Maastricht (1992) en portent la marque maudite. Ainsi tout choix européen est-il un choix de droite néolibérale. Mitterrand a ainsi commis la « faute originelle », celle « d'avoir voulu faire de l'Europe un mythe de substitution au projet de transformation sociale qui l'avait porté au pouvoir (…). »   L'Europe n'est plus alors le contrepoids à la mondialisation, mais son cheval de Troie. Et la gauche de suivre, non pas par manque de courage, mais par désillusion. C'est la conclusion à laquelle Chevènement finit par se ranger. « Un jour, je me hasardai à dire à François Mitterrand lors d'un déjeuner avec André Rousselet et Georges Fillioud : "C'est le courage qui manque le plus à votre gouvernement !" Je me trompais : la plupart de ceux qui avait, en principe, la charge d'appliquer la politique définie par le Parti socialiste, avec, il est vrai, d'innombrables arrière-pensées, n'y croyaient tout simplement pas. »  

Malgré cela, c'est comme si Chevènement ne parvenait pas à accabler complètement Mitterrand. La trahison de ce dernier a pourtant fini par apparaître et s'imposer aux yeux de Chèvenement. Mais la fascination est in fine plus forte et l'empêche d'en tirer toute les conséquences. Jacques Delors portera alors, par substitution, la part sombre des égarements européistes de Mitterrand et sera le réceptacle du ressentiment, le maître-chanteur faisant « voler les coquecigrues » du fédéralisme européen.

Mais ce qui semble le plus affecter Chevènement, c'est le constat d'une Europe germano-centrée, d'une Europe qui, non seulement a rouvert à l'Allemagne les portes de l'arène diplomatique, mais la renforce dans le jeu intra-européen car fonctionnellement adaptée à son modèle socio-économique, au détriment notamment du modèle français. Cela ne le conduit toutefois pas à verser dans une diatribe anti-allemande. Jean-Pierre Chevènement, magnanime, prône le retour d'une « France assurée d'elle même, capable de faire contrepoids à l'Allemagne dans l'intérêt de l'Europe et de l'Allemagne elle-même. »(sic)   L'Allemagne a besoin de la France, contre elle-même et ses propres maux, au premier rang desquels son complexe de supériorité. « La supériorité produit le sentiment de supériorité, et l'arrogance contrariée conduit à l'écrasement des plus faibles. C'est là une expérience allemande, mais c'est plus généralement une expérience humaine. »   La France de Chevènement, madone compréhensive et rédemptrice de la condition allemande.

 

Le double appel à une « République européenne des peuples » et à un redressement civique républicain

Plus fondamentalement, l'Europe est, selon le bon mot de Chevènement, une « entéléchie »   , c'est-à-dire une réalité virtuelle, sans consistance autre que conceptuelle, née de quelques cerveaux éclairés et formulée dans quelques Völapuk. L'entéléchie fait écho à l'« irrealpolitik » européenne évoquée par Hubert Védrine, « mélange brumeux d'abstraction et d'ingénuité bien intentionnée », et à l'illusion que « le monde contemporain est entré dans une ère postnationale et post-identitaire. »   La seule réalité tangible, pour Chevènement, c'est la Nation. « L'Europe est aux nations ce que l'infini est au fini. »   Cela n'empêche pas le constat réaliste selon lequel la nation française ne peut plus grand-chose face aux « nations géantes » (ré)émergentes comme la Chine, l'Inde ou la Russie. L'Europe, comme horizon stratégique, n'est pas, aux yeux de Chevènement, invalidée. Bien au contraire, il s'agit de faire la « République européenne des peuples », une « Europe européenne », seule à même de réaliser l'Europe sur des fondements solides et durables : les nations. « Loin de faire la litière des nations, cette "République européennes des peuples" prendrait appui sur elles, articulerait leurs projets nationaux avec le souci de faire émerger un projet partagé ou, à tout le moins, des projets complémentaires mais non antagonistes. »   Car il s'agit bien du « défaut d'articulation entre les démocraties nationales qu'il faudrait combler pour rendre un projet européen populaire. »  

Soit. Mais avec quel fonctionnement et quel système institutionnel ? De cela, Chevènement ne souffle mot, même si « l'Europe des nations » chère à de Gaulle semble ne pas être bien loin. Cette « République européennes des peuples » ne serait-elle, dans l'esprit de Chevènement, qu'un réchauffé du plan Fouchet ? Chevènement parle, en effet, explicitement d'« Europe confédérale des nations (...) dont la clé est d'abord une nouvelle entente franco-allemande englobant bien entendu les autres peuples, à commencer par l'Italie et par l'Espagne (pour en rester au pays de la zone euro), mais aussi la Russie et les peuples de l'Euroméditerranée. »   La méthode communautaire, la place supranationale de la Commission européenne et de la Cour de justice de l'Union européenne, tout cela ne mène aux yeux de Chevènement qu'à l'impasse actuelle. Car en effet, « [la] légitimité politique est dans le Conseil, non dans la Commission. »   Ceci implique de sortir de l'actuelle voie et de repartir sur des bases saines : il faut « faire fond sur la France pour redresser l'Europe »   .

Et Chevènement de ressortir son habituel couplet : « le rôle de l'Ecole dans la transmission des valeurs et du savoir, le souci d'une égale sécurité pour tous, l'amour de la patrie, indissociable d'un civisme élémentaire, (...) l'amour du travail bien fait, le respect de la connaissance, la "bonne éducation". »   Chevènement regrette ces valeurs « que nos maîtres enseignaient encore avant le grand chambardement de 1968 » et appelle la gauche à « fermer la parenthèse libérale-libertaire » pour mieux se réapproprier l'héritage républicain. Chevènement le dit sans ambages : « La rupture avec le néo-libéralisme va de pair (...) avec la répudiation, par la gauche, de postures devenues "identitaires" qu'elle croit pouvoir adopter dans l'opposition ainsi un "sans-papiérisme sans rivage" , ou une "culture de l'excuse" face à la délinquance, mais qui, dès qu'elle accède aux responsabilités, deviennent de lourds handicaps. »  

Au-delà de sa forme souvent anguleuse, le fond du propos, l'appel à faire valoir un civisme plus exigeant, à se ressembler autour d'une base républicaine, à rompre avec la dictature de l'instant pour retrouver le sens de la durée, fait assurément sens. De même, les propositions de Chevènement sont en soi intéressantes et finalement assez conformes à la pensée actuelle, du moins à gauche. « Il faut faire de l'euro une monnaie normale et non un "mark-bis". »   Il faut sortir du capitalisme financier, tirer un trait sur le social-libéralisme, remettre sur pied une véritable politique industrielle, refondre le système éducatif, notamment l'enseignement supérieur, mettre l'effort sur la recherche, soutenir massivement nos PME, nous dit Chevènement.   (Mais sans toutefois tomber dans « le culte animiste de la Nature propre à beaucoup de Verts »)   La dénonciation de la montée des inégalités, de l'inhumanité du néolibéralisme débridée et de la folie structurelle du capitalisme financier sonnent juste. Mais qui ne dit pas cela ? À cela près que, face à la mise à jour des « contradictions constitutives » de l'euro, Chevènement récrie « toute surenchère fédéraliste », ce qui « serait stupide, à contre-courant des réalités politiques et économiques. Evitons la démesure de ceux qui prétendent forcer le cours de l'Histoire. Ceux qui se sont trompés à Maastricht ne sont pas qualifiés aujourd'hui pour proposer, au nom de "toujours plus d'Europe", un remède de cheval à la crise de l'euro, c'est-à-dire une Europe "fédérale" que les peuples ne réclament pas, bien au contraire. »   Contre le fédéralisme budgétaire aujourd'hui en vogue, Chevènement prône « une Europe souple, à géométrie variable ». Soit, mais laquelle ?

 

Chevènement ou l'oubli du politique

À l'entéléchie des eurocrates, Chevènement n'y substitue finalement que des velléités grandiloquentes et sans conséquences du genre « la France seule peut porter un projet de redressement de l'Europe, nécessaire à l'équilibre du monde. »   Si encore ce nombrilisme risible était suivi d'un semblant de programme. Mais de celui-ci, aucun mot, aucune piste tangible. « La République européenne des peuples » susciterait le doux sourire de circonstance face aux vœux pieux si elle n'était pas une éternelle version de l'Europe intergouvernementale synonyme de la logique du plus petit dénominateur commun qui a fait tant de mal à notre continent et qui nous empêche encore aujourd'hui de prendre à bras le corps les grands défis actuels, y compris l'Europe sociale. Il semblerait que Jean-Pierre Chevènement n'ait toujours pas saisi le sens intellectuel et politique de la Déclaration Schuman, ni du pari pascalien de Mitterrand.

La différence entre Jean-Pierre Chevènement et Jean Monnet ou Jacques Delors, c'est une pensée suivie par l'action qui elle-même enrichit et ordonne la pensée. Le discours de Chevènement fait fortement penser à celui d'une pleureuse qui, sous couvert de pistes de réflexion pour l'avenir, dresse le constat d'une situation jugée à grands traits irréversible à la suite d'une erreur historique. « Ah, si l'on m'avait suivi ! », tel est le fond du livre de Chevènement, une justification post-historique de son « autre politique » qui n'a su gagner la faveur de Mitterrand.

Jean-Pierre Chevènement aurait-il oublié le sens de la politique, la leçon de Mitterrand qui « savait bien qu'en politique il n'y a jamais rien d' "irréversible" »   et qui faisait « "confiance aux institutions" – c'est-à-dire (...) aux forces sociales et politiques censées les mouvoir – pour redresser les choses au fil du temps. »   ? L'aveuglement de Chevènement face à l'apparente technocratie bruxelloise et la force apatride de la méthode communautaire relève d'un simplisme intellectuel qui n'est pas acceptable de la part d'un grand dirigeant politique. Il y a peut-être ici la marque des travers partagés par nombre de politiques – mais aussi d'intellectuels – français : une passion pour l'histoire, une lecture studieuse des grands philosophes, mais bien peu de connaissance en sciences sociales et en droit.

Chevènement aurait pu voir que la Commission européenne n'est pas un bloc monolithique en lévitation au-dessus des nations, mais bel et bien une organisation composée d'hommes et de femmes, dont une part importante provient directement des administrations nationales ; qu'elle est respectueuse des intérêts nationaux sans en être prisonnière et fonctionne selon le principe de collégialité ; qu'elle s'insère dans un jeu institutionnel qui met en équilibre la légitimité des Etats, mais aussi des citoyens européens, tout en se donnant les moyens de produire des décisions et des politiques publiques. Chevènement aurait aussi pu voir que le sens et la portée des traités européens, comme tout texte juridique, ne sont pas gravés dans le marbre ; qu'ils sont sujets à interprétation et réinterprétation au fil du temps et de l'évolution des rapports de force sociaux, économiques et politiques dont se fait écho la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, comme tout juge ; que l'Europe génétiquement néolibérale est au mieux une vision apolitique, simpliste et fausse. Chevènement ne dira pas non plus un seul un mot sur l'enjeu de la politisation de l'Union européenne, sur le combat politique pour faire émerger de vrais partis politiques au niveau européen. Bref, Chevènement ne dira rien sur l'Europe politique actuelle où se joue, comme dans tout lieu de pouvoir, un jeu politique entre les progressistes et les conservateurs, entre la gauche et la droite.

Plus fondamentalement, Chevènement aurait-il oublié la leçon de Jaurès, pourtant citée : « Un peu d'internationalisme éloigne de la patrie. Beaucoup y ramène. »   ? Qu'est-ce que cette « République européenne des peuples » sinon un peu d'internationalisme pour se donner bonne conscience, parce qu'il est quand même difficile de ne pas reconnaître la nécessité de l'Europe, mais sans se donner les moyens de l'action politique européenne ? Sont-ce là les contradictions d'un homme avant tout de convictions ayant goûté au jeu du pouvoir et se retrouvant désemparé au crépuscule de sa vie publique face à l'impuissance de son action politique ? Mais « on ne modifie que très difficilement le génome d'un grand parti. »   Fallait-il pour autant en sortir ? De même, si l'Europe dans sa forme actuelle ne convient pas, faut-il pour autant s'exclure du jeu politique dont elle est le lieu et l'objet ?

 

 

- Le plan détaillé de La France est-elle finie  ?

- La Cité des Livres reçoit Jean-Pierre Chevènement lundi 21 mars à 18h45 : détails et inscription ici.

 

* À lire également sur Nonfiction.fr :

- Jean-Pierre Chevènement, La France est-elle finie ? (Fayard), par Laurent Bouvet.