Recevoir Michel Rocard pour évoquer l’avenir de la gauche oblige toujours à revisiter les méandres de l’histoire politique française. Posez-lui une question concrète sur l’actualité, et vous serez embarqué dans une réflexion patiente, claire mais très dispersée sur les causes historiques, économiques et politiques de l’avènement d’une idée dans le champ politique français. 

 

Venu présenter à la Cité des Livres son ouvrage en forme d’autobiographie, "Si ça vous amuse…". Chronique de mes faits et méfaits (Flammarion) et La politique telle qu’elle meurt de ne pas être (débat avec Alain Juppé, conduit par Bernard Guetta, JC Lattès), Michel Rocard est revenu sur les étiquettes qu’on lui a souvent collées. "J’ai longtemps passé pour un socialiste de droite." Pourtant, il considère que c’est le système médiatique qui lui a imposé une image qui ne correspond pas à son action concrète, par exemple en Nouvelle-Calédonie. Selon lui, le destin d’un Parti socialiste qui se porterait bien se trouve dans une voie réformatrice qui trouverait des voix pour la porter. Le PS vivrait dans le "mythe stupide" selon lequel l’unanimité le sauverait. En réalité, ce parti est malade de sa tendance persistante à chercher sur sa gauche les arguments pour condamner son courant social-démocrate. "Nous avons toujours un discours vague sur l’économie de marché, et nos dirigeants se contredisent. En réalité, nous n’avons pas construit notre adaptation au suffrage universel, dont je rappelle que Marx lui-même ne l’a pas connu."

 

Convaincu que les banques ont repris le dessus dans l’économie actuelle, Michel Rocard s’est prononcé en faveur d’un "projet anticapitaliste progressif" qui n’impliquerait pas de sortir de l’économie de marché. Pour lui, la crise que nous traversons correspond le plus précisément au schéma initial de Marx, et cela nous engage à revivre des crises financières de grande ampleur tous les quatre ou cinq ans. Au-delà des hommes et des femmes dont les vies ont été ravagées, ce sont les entreprises qui subissent durement les effets de la crise. "L’entreprise est cassée et découpée". Par exemple, les constructeurs automobiles fabriquaient il y a 30 ans 80 % de la valeur ajoutée d’une voiture contre 20 % aujourd’hui. Ils ne sont plus que des assembleurs de pièces dont la fabrication est sous-traitée. Face à cette situation économique désastreuse, l’objectif de la gauche doit tout simplement être de rendre l’argent moins présent et important dans la vie des gens. Il faut donc tout faire pour que les salariés d’une entreprise en deviennent également administrateurs. 

 

Michel Rocard a ensuite expliqué les mesures iconoclastes qu’il défend sur la durée du travail, "sujet tabou" à gauche, ou la télévision publique. Très critique du bouclier fiscal- "un crime social en même temps qu’une connerie économique"- et de l’hypocrisie d’un gouvernement dont la politique consiste à donner du travail à ceux qui en ont déjà, il a présenté le chômage et la précarité comme les indicateurs les plus importants de la crise. Partisan de la semaine des 32 heures, Michel Rocard veut inverser la tendance qui a interrompu la baisse constante de la durée du travail au milieu des années 1970. Prenant de la distance avec le système culturel capitaliste, il a appelé l’audience à relire Le droit à la paresse de Paul Lafargue, pour montrer que nous ne pouvons nous satisfaire d’être devenus des "bœufs consommateurs". Enfin, l’ancien Premier ministre n’a pas mâché ses mots vis-à-vis de la position de la gauche sur le nucléaire : "la dissuasion devient inutile : nous devenons complices de crimes contre l’humanité" en permettant à un fou comme Ahmadinejad de construire son arsenal nucléaire. 

 

Interrogé sur les missions ponctuelles qu’il a remplies au service de l’Elysée sous le feu des critiques, le co-fondateur du PSU a mis en avant l’importance du dialogue démocratique. Refuser de dialoguer avec ceux avec qui on est en désaccord serait rien de moins que "complètement con". Il a ajouté qu’il a accepté de devenir ambassadeur de la France chargé des négociations relatives à l’Arctique et à l’Antarctique parce que la communauté scientifique le lui a demandé. 

 

Le public est reparti avec un enthousiasme teinté de nostalgie après ce discours aussi pénétrant et tristement lucide d’un homme politique qui se considère membre "d’une des gauches les plus médiocres du monde..."