Dans cette "somme" philosophique, Nicolas Poirier examine le cheminement de la pensée du philosophe Cornelius Castoriadis, du marxisme au concept d’une auto-institution de la société.

Plus on prend des distances réflexives avec cet ouvrage, plus on en retient deux éléments décisifs pour notre époque : le premier concerne la " trajectoire " (l’auteur prend pour équivalent " trajectoire ", " cheminement " et " parcours ") d’un philosophe durant le XX° siècle, tenant compte de ses apports comme de ses tragédies ; le second veut contribuer à la clarification de notre époque – et de ses exigences : repenser l’histoire, la politique, la démocratie -, en dressant un tableau des oppositions théoriques autour de la pensée de ce philosophe (A. Badiou et S. Zizek d’un côté, l’Ecole de Francfort et H. Arendt de l’autre), lequel est destiné tout à la fois à relever l’actualité de la pensée du philosophe et à donner une orientation (démocratique) à notre époque.

De qui et de quoi s’agit-il donc ? D’abord de la pensée de Cornelius Castoriadis (né à Constantinople en 1922, et décédé à Paris en 1997), ensuite d’une " somme " philosophique (au sens totalisant du terme, non au sens propre) due à Nicolas Poirier, portant sur l’existence intellectuelle de Castoriadis, si l’on veut bien comprendre par là qu’il ne s’agit pas d’une biographie, mais d’une synthèse articulant la vie du militant qu’il fut et celle du philosophe qu’il demeure. Autrement dit, un travail philosophique de fond, qui retranscrit cette philosophie en instrument vivant, revisitant aussi ce qui est parfois laissé de côté par les commentateurs. On peut alors effectivement parler d’une " trajectoire " philosophique mise au jour si l’on ne craint pas la réduction de cette option à un parcours linéaire et téléologique.

Deux mots sur la personne de Castoriadis, pour commencer. On le dit philosophe, économiste et psychanalyste dans les biographies habituelles. Disons plus exactement qu’il est connu, en tout cas, pour avoir fondé en 1949, avec Claude Lefort, le groupe Socialisme ou Barbarie, dissout en 1967. Il rompt avec le marxisme, s’intéresse à la psychanalyse, puis rompt avec Lacan, lit Margaret Mead, … et finit professeur aux Hautes Etudes, où il dispensa des séminaires dont le dernier vient d’être publié   .

Pour autant, Nicolas Poirier n’a pas connu Castoriadis. Son intérêt pour sa philosophie n’est donc pas dû à un rapport personnel. Il raconte lui-même être venu à ses ouvrages par un compte-rendu publié dans Le Monde de l’ouvrage La Société bureaucratique((Publié en 2 volumes : Les Rapports de production en Russie et La Révolution contre la bureaucratie, Paris, UGE, 1973)). Dès cette lecture, il comprend qu’il est possible de poser le problème politique, en rejetant le point de vue marxiste, sans céder pour autant au libéralisme.

L’ouvrage présenté ici se décompose en trois parties qui répondent exactement aux soucis successifs de Castoriadis, même si les découpages sont toujours un peu aventureux réduits trop souvent à des dates ou thèmes fixes. La première concerne la période 1945-1967, ce moment où Castoriadis, à partir de sa thèse de doctorat, prend à parti la notion classique de " contemplation " dans ses rapports avec la théorie de la connaissance ; pour s’y opposer, il invente alors, en 1955, la notion de " création ", conçue comme opposée à celle de contemplation. La deuxième partie s’inquiète des antinomies du marxisme telles que les met à jour le philosophe ; cette partie se déploie autour des catégories de praxis, de bureaucratie (avec un premier moment entre 1946 et 1952 et un second dans les années 1960) et de déterminisme historique. La troisième partie s’ancre à la fois dans le thème majeur de " l’imaginaire social instituant " et dans l’analyse pointilleuse de la politique telle que conçue dans le cadre de la démocratie grecque (à partir de 1963, et surtout entre 1982 et 1986). A cet égard, Castoriadis, par bien des côtés, demeure Grec. Entendons par là, peu importe le relevé de la nationalité, qu’il reste attaché à la place d’Athènes et de Périclès dans la pensée et notamment dans la pensée politique. Il ne cesse sur ce plan de tenter d’actualiser la Grèce antique pour nos jours, tout en la laissant au passé. En ce sens, la Grèce ne sera jamais un modèle pour lui. Elle occupe plutôt le statut d’un germe.

Castoriadis, donc, fut militant et philosophe. L’auteur montre qu’il n’y a pas de coupure entre les deux faces du personnage, indissociables, précise-t-il. Nul ne saurait discerner un Castoriadis politique qui aurait succédé à un Castoriadis philosophe. Castoriadis s’est livré dès le départ à un travail de réflexion philosophique concernant les questions fondamentales et n’a pas attendu pour porter son attention à la fois sur la pratique et sur la théorie. Le militant révolutionnaire et le philosophe n’énoncent pas des propos différents, dans une sorte de dédoublement : " Les fils de la réflexion philosophique et ceux de l’engagement militant sont chez lui tissés de façon si étroite qu’il est difficile de distinguer ces deux dimensions "   . De toute manière, ils sont unis dans la même critique de la politique marxiste, telle qu’on peut la fréquenter à l’époque ; et ils sont non moins unis dans la critique de " l’ontologie " traditionnelle, ce qui constitue pourtant une dénomination un peu vaste et peu élaborée chez l’auteur de l’ouvrage – sauf une précision   , qui vaut pour une prudence à l’égard d’un lecteur qui verrait là une opération régressive vers un mode de pensée métaphysique - pour parler de Platon, d’Immanuel Kant et de GWF Hegel, dans leur conception de la politique ou de la cité. Mais là n’est pas le point. Plus caractéristique, en effet, se trouve être le fait que ces deux critiques se conjoignent pour faire de Castoriadis un penseur de la démocratie et de la révolution simultanément.

Sur ce dernier plan, donc, la thèse de Poirier tient en quelques mots, si elle ne permet pas une analyse complète de l’usage de ce concept de nos jours   . Pour Castoriadis, les démocraties actuelles ne sont rien d’autre que des " oligarchies libérales ". Elles n’ont aucune teneur démocratique, malgré le fait qu’elles en adoptent le terme. " Dans la grande majorité des sociétés actuelles la caractéristique commune est de rendre impossible toute activité politique qui viendrait mettre en cause les fondements du pouvoir ". Qu’il s’agisse de l’ordre politique des sociétés traditionnelles ou des régimes totalitaires, le pouvoir interdit toute critique publique des lois. Raison majeure de cette interdiction : la majorité des sociétés humaines s’est édifiée sur la base de l’occultation du fait de l’auto-institution, en imputant à une origine extra-sociale la création de leurs lois et de leurs institutions.

A leur encontre, le philosophe se réfère à un concept normatif de démocratie, dont le contenu est l’auto-institution. Concept normatif, parce qu’il implique les principes suivants : " postulat de l’égal droit reconnu à quiconque de participer à l’exercice du pouvoir, défense des libertés individuelles, dont le droit justement à la critique des institutions existantes, reconnaissance du caractère légitime de la contestation publique sous la forme de manifestations, pétitions, regroupements en association, syndicats, partis, ... "   .

Qu’entendre par conséquent par ce concept d’auto-institution dès lors qu’il est appliqué à la démocratie ? Ceci : ces sociétés (démocratiques) s’instituent et ne peuvent se référer à une norme transcendante qui indiquerait aux hommes ce qu’ils ont à entreprendre. Ceci nous vaut un beau passage de la part de l’auteur : " Il apparaît que la nécessaire dénonciation des atteintes aux droits fondamentaux des peuples et des individus présuppose au contraire que l’on maintienne la référence à un projet substantiel de démocratie proposant une réelle alternative, et conceptuelle et politique, à ce que les oligarchies dominantes présentent effectivement comme figurant la " démocratie " "   . On reconnaît là une approche anthropologique – au sens où l’homme, par différence avec l’animal, fait quelque chose qui n’existe pas : il crée – et philosophique, qui est bien celle de Castoriadis, mais pour autant qu’elle ait une dimension politique militante : " Il s’agit toujours de penser les conditions d’un pouvoir politique souverain organisé en vue de l’autonomie de la société et de ses membres "   . La démocratie n’est réservée ni à une culture ni à une société, elle renvoie à des processus, ceux par lesquels une société reconnaît qu’il n’y a pas de source extra-humaine de la loi. Elle expose une conception du pouvoir comme capacité pour les hommes de décider par eux-mêmes de leurs propres affaires.

C’est en ce point chez Castoriadis que la Grèce fait son apparition sur le devant de la scène. Publié en 1960, l’ouvrage intitulé L'Institution imaginaire de la société   ouvre le champ d’accueil de cette référence (ce germe), en soutenant le souci de penser l’autonomie individuelle et sociale, à partir d’une théorie de la création (et non plus de la praxis) ajointée à une théorie de l’imaginaire   . Cette théorie de l’imaginaire (" source de création première ") est explorée par l’auteur, suivant parfois de trop près Castoriadis lorsqu’il cherche à nous faire croire qu’il est le premier à penser l’imagination comme telle   . Cela dit, dans la Grèce, il faut lire une invention politique qui est une création. L’avènement de la pensée rationnelle (Castoriadis se situe dans le profil de J-P. Vernant et P. Vidal-Naquet) coïncide avec la naissance conjointe de " la philosophie en tant qu’interrogation permanente sur la vérité et remise en question des fausses représentations, et de l’activité politique d’auto-institution explicite qui ne reconnaît d’autre légitimité à la loi que celle du démos ", écrit l’auteur, résumant la thèse du philosophe. La naissance conjointe de la Polis démocratique et de la rationalité confère à la philosophie la teneur d’un " refus des représentations simplement héritées, simplement instituées, et prétention d’établir les représentations vraies par l’activité autonome de la pensée humaine "   .

Dans ce bref compte-rendu, nous n’avons pas exploré toutes les dimensions de cet ouvrage. Nous laissons de coté, notamment, une belle discussion (ici fictive) entre Castoriadis et Claude Lefort. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage est ancré dans une perspective globale qui consiste à affirmer qu’en matière politique, il n’est ni loi de l’histoire, ni loi de la nature, ni loi divine qui doive s’imposer. En quoi, démocratie et révolution ne sont pas dissociables.

Il n’en demeure pas moins vrai que l’ouvrage a quelques défauts. Le défaut central de ce livre, qui ne constitue pas tout à fait un essai d’interprétation, c’est, tout en prenant pied dans les textes, d’énoncer des vérités comme si elles avaient leur assise dans une origine intouchable, c’est-à-dire d’extraire Castoriadis de la critique susceptible de désarçonner les théories les plus sûres d’elles-mêmes pour l’enfermer dans la statue du Commandeur. On le voit bien, lorsque l’auteur, sollicité par les textes de Castoriadis, relève, sans la commenter, l’idée selon laquelle le socialisme ayant existé constituait un " abus " de socialisme, et celle selon laquelle la critique de Marx par Castoriadis a été accomplie " au nom d’une fidélité rigoureuse aux principes du marxisme "   , comme s’il était possible de se référer encore et toujours à une origine pure des choses. Castoriadis n’en constitue pas une non plus. Mais la lecture de ses ouvrages est incontournable