Une biographie scientifique explique pourquoi Gaëtan Picon a laissé le souvenir d'un des plus grands critiques littéraires et d'art de son siècle.

Un critique littéraire, même s'il se double d'un critique d'art, mérite-t-il une biographie? Cet honneur, si c'en est un, pourrait sembler réservé au créateur ou à l'homme d'action. Mais Gaëtan Picon est quelqu'un dont l'œuvre critique, tant par sa démarche que par son style, peut légitimement être qualifiée de créatrice, et qui de plus, dans les dernières années de sa vie, est passé du statut d'écrivant à celui d'écrivain; c'est aussi quelqu'un qui a rêvé de traduire ses idées dans le domaine politique, même si ce rêve s'est heurté à une réalité décevante. La biographie que lui consacre Agnès Callu est donc bienvenue et rappelle la place qu'il convient de reconnaître à Picon dans le paysage intellectuel français de l'après-1945. 

 

Né en 1915 à Bordeaux, Gaëtan Picon est prénommé d'après son arrière-grand-oncle génois inventeur d'un quinquina toujours fameux (l'"amer Picon"). Son père ayant abandonné sa famille à la suite de mauvaises affaires, il est élevé par sa mère, à laquelle il demeurera profondément attaché, son frère Pierre, de neuf ans son aîné, remplaçant à sa manière le père disparu. Bachelier en 1934, il est, quatre ans plus tard, reçu premier à l'agrégation de philosophie, ayant entre-temps soutenu un mémoire sur Nietzsche, qui restera un de ses auteurs de prédilection. Marié en 1937 à Geneviève Lagueunière, il commence une carrière de professeur de lycée, à Montauban, puis à Mont-de-Marsan et à Bordeaux, carrière qu'il prend rapidement en grippe au point de se dégoûter presque de la philosophie. À Mont-de-Marsan, du moins, il se lie d'amitié avec Paul Gadenne (1907-1956), dont il aime le roman Siloé (1941), tandis qu'à Bordeaux il enseigne à la faculté des lettres, où Jean Lacouture est l'un de ses étudiants. En 1945, Picon et sa famille s'installent à Paris, où, officiellement en poste au lycée Charlemagne, il commence en Sorbonne une thèse d'esthétique qu'il abandonnera, non sans en tirer la matière de L'écrivain et son ombre (1953), présenté comme le premier volume d'une Introduction à l'esthétique de la littérature laissée inachevée. 

 

Picon a commencé à publier en revue dès 1934, notamment dans les Cahiers du Sud marseillais de Jean Ballard, puis, dans l'immédiat après-guerre, dans le Confluences de René Tavernier et dans Fontaine, dont le fondateur Max-Pol Fouchet devient à cette époque un ami proche. Plusieurs des premiers articles de Picon portent sur Malraux, dont La Condition humaine l'a émerveillé, et avec qui il est aussitôt entré en contact, faisant sa connaissance en 1935 au Comité de vigilance des intellectuels anti-fascistes. Il lui consacre, en 1945, son premier ouvrage, qui est en fait la première monographie au sujet de l'auteur de L'Espoir (son préféré parmi ses livres). En 1948, année de la mort de l'auteur du Journal d'un curé de campagne, Picon publie un Bernanos, tout en reconnaissant que son agnosticisme lui ferme en partie une œuvre dominée par le problème de la foi. L'année suivante, chez Gallimard, c'est un brillant Panorama de la nouvelle littérature française, qui est probablement le livre auquel son nom demeure le plus communément associé. Plusieurs rééditions mises à jour (1958, 1960, 1976) ont confirmé le succès de ce tableau qui, dès la première impression, faisait une place d'honneur à Leiris et à Blanchot et qui, pour citer Denis Hollier, "reste, de très loin, la meilleure présentation du meilleur de la littérature des années trente et quarante". Sans rencontrer un accueil aussi favorable, un Panorama des idées contemporaines, en 1957, confirmait à son tour l'esprit de synthèse de Picon, la multiplicité de ses intérêts et l'abondance de ses lectures.

 

À partir de 1950, Picon, fuyant définitivement l'enseignement secondaire, trouve refuge à l'étranger: après un été à Middlebury College, dans le Vermont, il devient, en 1951, professeur à l'École supérieure des lettres de Beyrouth, puis son directeur de 1952 à 1954. Dans ce poste, où il succède à Gabriel Bounoure quand ce dernier est sommé de démissionner – le livre ne le dit pas – pour avoir critiqué la politique française au Moyen Orient, il fait la connaissance de Georges Séféris, futur Prix Nobel, et renforce ses liens d'amitié avec Georges Schehadé. En 1954-1955, il enseigne à l'Institut français de Florence, et en 1955-1959, à l'École des hautes études de Gand. Chroniqueur, au Mercure de France entre autres, Picon a publié, dans la célèbre collection des Éditions du Seuil, un Malraux par lui-même (enrichi des commentaires de ce dernier) en 1953 et un Balzac par lui-même trois ans plus tard. 

 

En février 1959, Malraux, promu le mois précédent ministre d'État chargé des Affaires culturelles, invite Picon – qui l'avait invité à Beyrouth – à devenir son Directeur général des Arts et Lettres. Pendant sept ans, il assume, ou plutôt subit, ces fonctions (d'abord à titre de conseiller technique), pour lesquelles la biographie d'Agnès Callu confirme qu'il n'avait guère d'affinités. Après avoir manqué, comme tant de brillants agrégés, de se faire broyer par la monstrueuse machine de l'Éducation nationale, qu'allait-il faire dans la machine à peine moins monstrueuse de ce que Marc Fumaroli a appelé depuis l'État culturel   ! Ayant aussi peu de goût pour les intrigues que pour les mondanités, tenu soigneusement écarté de son ministre par le directeur de cabinet de celui-ci et le secrétaire général du ministère, le redoutable Jacques Jaujard, Picon n'en a pas moins été l'un des concepteurs et propagateurs de l'action culturelle – en d'autres termes de la démocratisation de la culture – entreprise par Malraux et qui était au fond, comme l'a souligné, entre autres, Philippe Urfalino   une politique de gauche menée par un gouvernement de droite. Cette politique se traduit principalement par le projet d'implantations de maisons de la culture, dont Picon, à l'instar de Malraux, rêve depuis longtemps, et qu'il célèbre dans les discours qu'il prononce à Béthune en 1960 (ironiquement, en vue d'une maison de la culture qui ne verra jamais le jour), au Havre en 1961 et à Amiens en 1966. Peu doué pour les tâches administratives, Picon a la chance d'être secondé par un collaborateur remarquable, Émile Biasini, nommé en 1961 directeur du Théâtre, de la Musique et de l'Action culturelle. Il s'investit par ailleurs personnellement dans les activités de la Caisse nationale des lettres. Toutefois son initiative la plus durable aura été, dès 1965, de lancer l'idée de ce qui deviendra le Centre Georges Pompidou: un musée d'art moderne administrativement autonome et étant en même temps un centre de création contemporaine; il figurera d'ailleurs, dix ans plus tard, au jury du concours d'architecture de Beaubourg. 

 

En mars 1966, un service de la Musique est créé, dont la direction revient à Marcel Landowski, contre l'avis de Picon, qui espérait la confier à Pierre Boulez, revenu d'exil mais mal en cour car signataire en 1960 du manifeste des 121 sur le droit à l'insoumission pendant la guerre d'Algérie, lequel réagit brutalement à cette annonce. Bien que soutenu par Pompidou, premier ministre, Picon se voit contraint à présenter sa démission en août. Ses relations avec Malraux, qui remontent pourtant à plus de trente ans, ne s'en remettront pas. Ce limogeage est néanmoins, à bien des égards, une libération. Picon a déjà préparé son retour définitif à la vie intellectuelle en acceptant, en 1963, la direction du Mercure de France, repris par Gallimard mais dont la publication s'interrompt en 1965 ("il est mort dans mes bras", dira plus tard Picon du Mercure). Il retrouve une charge d'enseignement en France, cette fois plus conforme à sa nature et à ses compétences, à la VIe section de l'École pratique des hautes études ainsi qu'à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts. Il est invité à Princeton en 1968. En janvier 1967, il rejoint Yves Bonnefoy, André Du Bouchet, Jacques Dupin et Louis-René des Forêts au comité de rédaction de L'Éphémère, la magnifique revue d'art et de poésie publiée par la fondation Maeght, et dont la couverture s'orne d'un dessin de Giacometti. Cette collaboration prend fin à l'automne 1968 après la parution, dans le Mercure ressuscité, du témoignage "Les Jardins du Luxembourg en mai 1968", le scepticisme qui s'y exprime quant aux événements de mai ayant déplu aux autres membres du comité. (Il faut avouer que le caractère clair-obscur de cette polémique, telle que la résume Agnès Callu, est révélateur de la confusion intellectuelle de la période.)

 

L'activité de Picon comme critique reprend , notamment avec Lecture de Proust (1968, réédité en 1995 avec une préface de Denis Hollier), aujourd'hui considéré, pour citer la postface d'Yves Bonnefoy, comme "le plus beau livre peut-être" sur l'auteur de la Recherche. Mais elle s'oriente de plus en plus vers la critique d'art, comme le montrent les essais réunis sous le titre Les lignes de la main (Gallimard, 1969). Avec Albert Skira, chez qui il publie en 1967 une remarquable étude sur Ingres, Picon crée la non moins remarquable collection "Les Sentiers de la création", dédiée aux croisements entre art et littérature, et à laquelle collaboreront Alechinsky, Aragon, Bacon, Barthes, Bonnefoy, Butor, Caillois, Char, Dubuffet, Ionesco, Le Clézio, Mandiargues, Masson, Michaux, Motherwell, Paz, Ponge, Prévert, Claude Simon, Starobinski, Tardieu et Elsa Triolet. Il y publie lui-même trois ouvrages: Admirable tremblement du temps, l'un de ses chefs-d'œuvre, en 1970 (le titre, emprunté à Chateaubriand, renvoie aux hésitations de la main des peintres dans leur dernière période), "La chute d'Icare" de Pablo Picasso, en 1971 (il s'agit cette fois de la décoration réalisée par le peintre espagnol pour le grand hall de l'Unesco), et les deux volumes de Mirò, carnets catalans, en 1976. Toujours chez Skira, en 1973, année de la grande rétrospective du Grand Palais, c'est Le travail de Jean Dubuffet, peintre qui fascine Picon depuis qu'il l'a découvert en 1960, puis, en 1974, 1863, naissance de la peinture moderne. Le même éditeur sortira, en 1976, Journal du surréalisme, dernier livre de Picon. Mais deux autres sont d'une inspiration plus personnelle. Écrit en 1964-1967, et publié en 1968, Un champ de solitude est moins un récit (et moins encore un roman, comme nous le ferait croire la bibliographie, p. 668) qu'une série de méditations autobiographiques sur le thème de la mort – Picon lui-même parle de "psychanalyse" – dont le point de départ est l'accident de voiture dont sa femme et lui ont été victimes dans les Flandres en 1956. Même dimension autobiographique et thérapeutique dans L'Œil double (1970), récit (cette fois désigné comme tel) à la première personne où est évoquée la liaison passionnée et douloureuse que Picon a eue dans les années 1960 avec une mystérieuse B. (XXX dans la biographie). Picon, qui avait poussé à la nomination de Balthus comme directeur de la Villa Médicis en 1961, est lui-même sur le point d'être nommé aux mêmes fonctions lorsqu'il meurt d'un infarctus le 6 août 1976.

 

Conservateur aux Musée des arts décoratifs et chercheur associé à l'Institut d'histoire du temps présent, Agnès Callu était parfaitement qualifiée pour entreprendre cette biographie, qui s'appuie en grande partie sur les papiers de Picon déposés à l'IMEC, ainsi que sur d'autres archives de cet institut, mais aussi sur des témoignages personnels, ceux d'Émile Biasini et du fils aîné de Gaëtan Picon notamment. L'abondance des sources et des citations justifie celle des notes. Le livre est structuré de façon plus logique que chronologique, avec certains retours en arrière. On y gagne peut-être en vigueur intellectuelle, mais on y perd parfois aussi en clarté: ainsi les événements de 1968 et la querelle de L'Éphémère sont-ils traités à trente pages de distance. Sans que cela nuise à la clarté, l'auteur a parfois aussi tendance à dire des choses simples en termes inutilement compliqués   . Dans le même ordre d'idées, les lecteurs réagiront diversement à ces "JE", "MOI", "SOI", "l'ALTER", "les AUTRES" qui leur sont perpétuellement assénés en grandes capitales. Question de goût, dira-t-on, mais une ligne est franchie quand on introduit ce maniérisme discutable dans des citations d'autrui, de Bonnefoy par exemple, p. 41; gageons que cela ne lui ferait aucun plaisir! (De même Boulez serait-il désagréablement surpris d'apprendre, deux pages plus haut, qu'il est un compositeur de musique concrète...) Le lecteur rectifiera de lui-même quelques étourderies (troisième centenaire de la mort de Shakespeare pour quatrième centenaire de sa naissance) ou solécismes ("c'est de Beaubourg dont il rêve"). D'autres écarts ("Valéry Larbaud" avec accent aigu, "Llarie" pour Ilarie [Voronca], "Joé" pour Joë [Bousquet], "Monsieur Bob'lé" [au lieu de Bob'le]) surprennent un peu de la part d'une spécialiste de la période – et de ses relecteurs. L'anglais n'est pas toujours correct: supposons qu'un douteux "fits to him" soit de Picon lui-même (qui était plutôt brouillé avec cette langue), mais le premier t de literature n'est pas redoublé et, n'en déplaise à la BnF, le u majuscule est de rigueur dans des expressions comme Princeton University   . Pour en revenir au français, est-ce Picon qui écrit "ne s'est pas laissé oublié" (p. 250) et "nous ont écrit un groupe de candidat peintre" (p. 448)? Le "quoiqu'on dise" de la page 333 est-il d'Ungaretti, le "tiré à quatre épingle" de la page 384 de Biasini, le "Finnegan's [pour Finnegans] Wake" de la page 533 d'Yves Peyré? Un [sic], non qu'il soit bon d'en abuser, eût été utile à qui voudra, à son tour, citer ces citations. Du point de vue de la forme, le parti-pris, toujours dans les citations, de souligner au lieu de mettre en italiques peut se défendre dans les transcriptions de tapuscrits, mais en aucun cas quand il s'agit de sources imprimées. L'auteur emploie parfois les crochets droits là où une ponctuation orthodoxe exigerait des parenthèses. On pourrait, enfin, lui faire remarquer qu'une référence bibliographique (comme celle concernant Henri Hell, p. 139) ne vaut pas toujours une note explicative, et que certaines de ces références sont bien arbitraires: que veut dire, à propos de Gombrowicz, "auteur en particulier de Ferdydurke, Paris, Gallimard, 1998"?

 

Beckmesser ayant rempli son ardoise, il faut pour conclure se féliciter que le portrait de Gaëtan Picon qui émerge de ce livre soit si riche, si vivant et si humain, au point qu'on en oublie de regretter l'absence d'iconographie. Outre un critique hors pair, Picon aura a été, comme le prouve l'émouvante postface de Bonnefoy, une personnalité irremplaçable, d'un rayonnement exceptionnel, inspirant une affection et une loyauté durables à ceux qui surent cultiver son amitié, de Georges Limbour à Boris de Schloezer et de Jean Starobinski à Julien Gracq et à Francis Ponge. Pour tous ceux qui l'avaient connu, sa mort, qu'on peut qualifier de prématurée, a, comme l'a dit alors Roland Barthes, "déchiré le paysage intellectuel d'aujourd'hui". Il méritait certes une biographie, et il est heureux qu'elle ait été réalisée dans un esprit de sympathie aussi profonde avec son sujet et avec une rigueur scientifique aussi solide