A l'occasion de la parution de son livre, Les décennies aveugles. Emploi et croissance (1970-2010), au Seuil, l'économiste Philippe Askenazy a répondu aux questions de nonfiction.fr sur sa vision des politiques de l'emploi depuis 40 ans et ses propositions pour changer d'orientation en la matière. 

 

 

Nonfiction.fr- Vous dénoncez dans Les décennies aveugles des erreurs multiples de politiques économiques (de prévisions macroéconomiques, de diagnostic et/ou d’insuffisance des modèles employés, ou encore liées à l’emprise de la pensée néo-libérale) sans catégorisation ou typologie bien nette, est-ce que vous pourriez préciser en quoi et comment les différentes erreurs que vous pointez se distinguent et/ou s’articulent ?

 

Philippe Askenazy- S’il s’agit de faire une typologie, il y a clairement des erreurs de diagnostic majeures, où l’on passe à côté de faits économiques majeurs ou destinés à prendre une grande importance dans le futur. Là, à nouveau, si je liste les principales : on n’a pas vu une grande transformation du capitalisme tout simplement, on a fait une démocratisation scolaire trop tardive et on s’est mis à se préoccuper de l’économie de la connaissance quinze ans après nos voisins. Deuxième type d’erreurs, ce sont des erreurs d’enfermement politique. Vous avez là typiquement le cas des jeunes, ou des chômeurs de longue durée, etc. Vous mettez en place une politique de contrats aidés pour les jeunes, et dès que vous levez ces politiques, vous voyez leur situation se détériorer, et donc très vite vous remettez en place ces mêmes politiques. Il ne s’agit que d’emplois précaires, ces jeunes n’en sortent pas, cela ne leur permet en aucun cas de trouver un emploi stable. Il s’agit de cas où il y a un piège qui est tendu au gouvernement, qui se retrouve dans l’incapacité d’en sortir, essentiellement parce qu’il a un horizon politique trop court. Et le troisième type, ce sont des erreurs politiques, avec cette fois des conséquences de long terme sur la sphère réelle et donc l’organisation des entreprises. Là, vous avez typiquement le temps partiel contraint des femmes, une fois que les entreprises s’y sont engagées, elles ne reviennent plus dessus et donc vous construisez un problème social – temps partiel contraint, travailleurs pauvres – qui devient ensuite très difficile à déconstruire. Ce qui lie malgré tout ces trois types d’erreurs, si vous y réfléchissez, c’est une mauvaise anticipation des conséquences des choix que vous alliez faire.

 

Nonfiction.fr- Vous dénoncez aussi dans votre ouvrage la stigmatisation et précarisation d’un certain nombre de catégories de la population, est-ce que vous pourriez expliquer à quoi cela tient fondamentalement et quelle serait l’alternative ?

 

Philippe Askenazy- On attend trop des mécanismes du marché de l’emploi. Celui-ci n’est qu’une photographie de l’état actuel. S’il s’agit de changer quelque chose, il faut se donner une perspective à plus long terme et définir vers quoi l’on veut aller. Si on se dit qu’on veut avoir plus d’apprentissage, il faut essayer de comprendre pourquoi l’apprentissage fonctionne, comment et quels sont les éléments dont on a besoin. Il faut faire une politique globale en faveur de l’apprentissage. Et donc, il faut agir sur les institutions, mais prises dans leur globalité, et pas simplement sur les institutions du marché de l’emploi, en essayant d’inciter les chômeurs ou les employeurs à prendre telle ou telle option.

 

Nonfiction.fr- Quelle appréciation portez-vous en définitive sur les différents modèles théoriques du marché du travail, WS-PS   , de l’appariement, etc. ?

 

Philippe Askenazy- Chacun de ces modèles ne donne qu’une part de la vérité, alors que le fonctionnement du marché du travail dépend d’un grand nombre de dimensions. Ces modèles ne me gênent pas, c’est l’usage qui en est fait qui est problématique, lorsqu’on prétend en tirer une préconisation d’action sur le marché de l’emploi. Oui, il y a de l’appariement, mais ce n’est pas vrai que c’est la clef absolue du fonctionnement du marché du travail. Il faut sortir des équations et renoncer à découper en petits morceaux les politiques économiques, le pire étant le plan Borloo, dont les politiques se mangent les unes les autres : lorsqu’on fait une politique d’allègement du coût général du travail et parallèlement d’abaissement du coût des apprentis, comme ce qui intéresse les entreprises c’est la comparaison des deux, on imagine le résultat. Et il faut descendre sur le terrain pour comprendre ce qui détermine effectivement l’action des agents, pas se contenter pour cela de rencontrer à Bercy un représentant du Medef.

 

Nonfiction.fr- Qu’est ce qu’il faudrait garder, malgré toutes les critiques que vous leur faîtes, des politiques de l’emploi, dans une phase transitoire, en attendant que l’on tire le bénéfice du changement radical d’orientation que vous proposez ?

 

Philippe Askenazy- Là, on rentre dans l’ingénierie politique. Par exemple, si l’on regarde les allègements de cotisations sociales sur les entreprises, en gros vous avez les deux tiers auxquels on peut trouver une certaine efficacité, et un tiers non, voilà, on n’en rajoute pas, on les baisse sur 3 ans, de 10% par an. Mais je ne veux pas rentrer dans le nième plan avec des dizaines de propositions techniques. L’essentiel va être plutôt ailleurs, c’est notamment de refaire une démocratisation scolaire au niveau universitaire en permettant aux enfants de toutes les classes sociales d’accéder à l’université, etc. Ce n’est tout de même pas normal que n’aillent dans le supérieur que les enfants de cadres et pas les autres. Je cherche dans Les décennies aveugles à faire part des connaissances que j’ai acquises et à montrer que l’on peut faire d’autres politiques, je considère que ce n’est pas mon job de définir l’ingénierie. Ce que je dis, c’est qu’il faut avoir une vision globale. De plus, tel quel, ce changement d’orientations pourrait tout-à-fait être mis en œuvre à la fois par un gouvernement de gauche et par un gouvernement de droite. Prenez le secteur de la santé, vous pouvez tout-à-fait imaginer une solution visant à le dynamiser qui soit de gauche ou au contraire de droite. D’une certaine manière, mon objectif dans l’ouvrage, c’est de convaincre les politiques qu’il faut se projeter dans le futur. Qu’est ce qu’on veut comme progrès pour la France ? Ensuite, on adaptera les dispositifs et l’ingénierie. La principale leçon de l’ouvrage, c’est qu’en se concentrant trop sur l’ingénierie, on a fait beaucoup trop d’erreurs.

 

Nonfiction.fr- Vous proposez d’investir, par exemple, dans le secteur de la santé. La question qui vient alors c’est : quels types d’analyses complémentaires il faudrait faire maintenant pour s’assurer que c’est bien le secteur sur lequel il faut investir et/ ou sinon élargir le questionnement à d’autres secteurs ?

 

Philippe Askenazy- C’est tout d’abord l’invitation à lire des personnes que l’on entend pas suffisamment qui sont les économistes de la santé en France, comme Brigitte Dormont ou Pierre-Yves Geoffard, qui ont toutes les compétences pour répondre précisément à ces questions. Mais, il n’empêche, au-delà de cela, je crois que si vous vous placez du côté du politique, au sens de l’homme ou de la femme politique, il n’y a pas nécessairement besoin d’une validation, d’être certain de ce que l’on veut. Il y a deux choses. Premièrement, on a le droit de prendre des risques, et de décider que l’on va investir sur tel secteur et que cela ne se révèle pas in fine payant (pour l’emploi en l’occurrence). Deuxièmement, en dehors même de la question des créations d’emploi, il y a la question du progrès social et, je suis désolé, la question de la santé c’est une question essentielle du point de vue du progrès social. Donc, même si l’on se trompe d’un point de vue économique, on ne se trompe pas d’un point de vue du progrès social. Et là on retrouve mon engagement de gauche, l’économie doit être au service du progrès de la société et contribuer avant tout au bien-être de la population. J’aurais pu mettre encore d’autres secteurs en avant, par exemple la protection de l’environnement ou les questions territoriales. On pourrait aussi imaginer une vision centrée sur le logement, vieux secteur s’il en est, où les besoins sont très importants, si le gouvernement décidait d’avoir quelque chose de plus banal. Ce qui manque c’est surtout d’un point de vue strictement politique que l’on donne des perspectives aux Français. Ni Sarkozy, ni Strauss-Kahn, ni personne n'est en train de dire : "voilà ce que je veux comme France de demain". Mais la campagne n’a pas encore commencé…

 


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