La prudence est le mot d’ordre des observateurs français qui se hasardent à porter un jugement sur les révolutions en cours dans le monde arabe. Pourquoi les intellectuels suivent-ils cette tendance au moment où les soulèvements populaires les plus inattendus devraient légitimer leurs combats démocratiques de toujours ? Il y a selon Le Monde trois explications essentielles.

La gêne

"Que voulez-vous attendre de gens qui passent leurs vacances dans leur riad à Marrakech ou dans des palaces en Tunisie ou en Egypte ?" demande Régis Debray avec ironie. La plupart des intellectuels français, arc-boutés sur leur crainte de l’islamisme, se refuseraient à tout jugement péremptoire tant que la situation n’est pas stabilisée, notamment en Egypte. Alain Finkielkraut avoue en effet qu’on ne peut pas s’avancer autant sur le cas égyptien que tunisien à cause de la menace qui pèse sur Israël : "quand on voit les attaques dont les coptes sont victimes, quand on sait que le pays vit depuis des années dans un état de surchauffe anti-israélienne et antisémite, quand on lit des slogans du type "Moubarak sioniste", et quand on apprend que l’Iran se réjouit de ce qui se passe, je ne dis pas que le pire est certain, mais juste qu’il y a de quoi être inquiet, et qu’il faut éviter tout jugement définitif."

Dans ce contexte, cette réserve extrême peut apparaître comme une caution à ce que Tariq Ramadan dénonce comme une volonté implicite de limiter "l’accès des Arabes et des musulmans à la démocratie". A l’inverse, on pourrait penser qu’elle honore ces intellectuels "généralistes" qui ne veulent pas se prononcer sur des sujets qu’ils ne maîtrisent pas entièrement.

L’aveuglement

Sans doute y a-t-il aussi une tendance excessive parmi l’intelligentsia influente à se référer à des modèles connus mais inopérants de chutes de régime- la chute du mur de Berlin en 1989 d’un côté, et la révolution iranienne de 1979 de l’autre. Le marxisme correspondait à une culture politique dont on pouvait d’autant plus comprendre le déclin- sans nécessairement l’anticiper- en 1989 qu’on identifiait clairement ses racines et son évolution en France. A l’inverse, les tenants de la prudence aujourd’hui brandissent l’exemple du soutien prématuré de Michel Foucault au soulèvement populaire contre le Shah pour ne pas céder au romantisme révolutionnaire." Toute la difficulté pour les intellectuels est de concevoir l’inscription des valeurs démocratiques dans des cultures politiques différenciées", résume Olivier Mongin, directeur d’Esprit.

En effet, la plupart des observateurs européens ne voient pas le caractère "post-islamiste" de ces révoltes, comme les a décrit Olivier Roy. On s’attend à voir les islamistes sortir du bois pour se saisir du pouvoir, alors que les manifestants se situent dans "un espace politique séculier". Cette génération, plus éduquée que ses parents mais enfoncée dans le chômage et le déclassement, serait nationaliste sans être prosélyte, anti-américaine sans céder aux théories du complot, et ouverte sur le monde arabe malgré la disparition du pan-arabisme. Nombre d’intellectuels peinent à partir de ce constat sociologique pour sortir d’une lecture manichéenne qui oppose Etats séculiers et fondamentalistes religieux, ou associe croissance économique et démocratisation.

L’ignorance

Enfin, le silence contrit des intellectuels français tient aussi à leur méconnaissance du monde arabe et de sa diversité. Pour Daniel Lindenberg, "beaucoup d’intellectuels pensent au fond d’eux-mêmes que les peuples arabes sont des arriérés congénitaux à qui ne convient que la politique du bâton." Le retour en force actuel dans le débat public de l’idée des droits de l’homme montre pourtant que les événements actuels tendent à déciller un regard aussi étriqué. "Ce qui se passe aujourd’hui en Egypte rappelle [...] que les Arabes ne sont pas condamnés par naissance ou par culture au despotisme", selon André Glucksmann. Manifestement, la piqûre de rappel s’avérait nécessaire...

Le constat est donc paradoxal : l’espace public français se retrouve déserté par les intellectuels médiatiques encore paralysés par la tournure des événements et leur propre incompréhension, et occupé par des chercheurs ou spécialistes de terrain aux discours très informés mais aussi plus nuancés. Ce qui laisse les politiques empêtrés dans cette même contradiction : faut-il soutenir fièrement les révoltes arabes pour mieux en tirer les bénéfices du moment ou se taire pour ne pas en subir les conséquences incertaines ?



* Thomas Wieder, "A Paris, l’intelligentsia du silence", Le Monde, 6-7 février 2011