Qu'est-ce que la littérature ? Pourquoi et pour qui écrit-on ? Roger Grenier nous livre son témoignage.

Pour faire comprendre à une femme qu’il s’intéressait à elle, François Mitterrand avait pris l’habitude de commencer par lui offrir un exemplaire de Belle du Seigneur d’Albert Cohen. Roger Grenier nous dit tenir l’anecdote du libraire du président. Cet usage détourné de la littérature est l’un des nombreux thèmes abordés des neuf essais – quatre d’entre eux précédemment parus dans La Nouvelle Revue de psychanalyse et dans La Nouvelle Revue des sciences humaines – que rassemble Le Palais des livres.

Le premier, “Le Pays des poètes”, expression que Stendhal appliquait à l’Italie, “pays où l’on sent le plus”, traite du fait divers et de ses rapports avec la littérature. Les exemples ne manquent pas et certains – Delphine Delamare, modèle d’Emma Bovary, Antoine Berthet de Julien Sorel – sont bien connus. En revanche, il n’est pas sûr que le meurtre de Laïos par Œdipe entre dans cette catégorie ; on soutiendrait même, au contraire, que mythe et fait divers sont antinomiques. Suit un panorama de l’attente, d’Homère à Beckett et jusqu’à Jacques Brel. Le troisième chapitre, “S’en aller”, a pour point de départ la célèbre affirmation de Baudelaire dans sa préface aux Histoires extraordinaires d’Edgar Poe selon laquelle il manque à la Déclaration des droits de l’homme le droit de se contredire et celui de s’en aller ; s’en aller, c’est-à-dire, comme Nerval, Pavese, Romain Gary ou Montherlant, tous évoqués ici, se suicider. Pour ce qui est du droit d’auto-contradiction, Roger Grenier rappelle judicieusement que l’évolution de nos goûts nous amène à changer d’opinion sur des œuvres – ou des auteurs – jadis aimés, comme, dans son cas, Alphonse Daudet et T.E. Lawrence   .

“Vie privée” nous amène à la question, si éloquemment posée par Proust dans Contre Sainte-Beuve, des rapports entre la personne de l’écrivain et son œuvre, et par conséquent de l’intérêt et de l’utilité de connaître celle-là pour éclairer celle-ci. Roger Grenier a d’ailleurs raison de souligner qu’à cet égard Proust n’est pas la meilleure illustration de sa propre théorie. Nierait-on que notre lecture de la Recherche, loin d’être faussée, est enrichie par la lecture de l’édition Kolb de la Correspondance et la magistrale biographie de Jean-Yves Tadié   ? Ce chapitre, le plus long du livre, évoque également la narration à la première personne, du lien entre roman et mémoire, du roman à clé. Plus brièvement, la section “Écrire l’amour, encore...” pose, une fois de plus, la question de l’amour comme thème d’inspiration littéraire. La nouvelle, genre que Roger Grenier a beaucoup pratiqué (plus d’une centaine, nous dit-il), fournit la matière de l’essai suivant, joliment intitulé “Une demi-heure chez le dentiste”. Les septième et huitième chapitres, “L’inachevé” et “Ai-je encore quelque chose à dire ?” dont deux manières de discuter d’un même thème dans ses formes diverses, de Chateaubriand à Schubert et de Camus à Nabokov. “Pour être aimé”, enfin, propose une réponse, ou plutôt une série de réponses possibles, à l’éternelle question, qui revient d’ailleurs d’un bout à l’autre de l’ouvrage : “Pourquoi écrit-on ?”

Roger Grenier n’est certes pas un inconnu pour les lecteurs de Nonfiction. Romancier (le titre fait écho à son roman Le Palais d’hiver, paru en 1965), nouvelliste, essayiste, traducteur, membre de longue date du comité de lecture de Gallimard, il est – déjà, ne peut-on s’empêcher d’ajouter ! – dans sa quatre-vingt-douzième année. Les auteurs qu’il a traduits ou commentés sont fréquemment évoqués dans son livre : Faulkner, Larbaud, Flannery O’Connor, Scott Fitzgerald, Tchekhov. C’est à plus forte raison le cas de ceux dont il a été proche, notamment Camus et Pascal Pia, avec lesquels ses rapports remontent à l’époque de Combat, mais aussi Louis Guilloux, Jean Paulhan et Claude Roy, trois auteurs sur qui on trouvera des témoignages intéressants.

Témoignage serait, en fait, le mot qui décrit le mieux ce livre : c’est un écrivain, plutôt qu’un critique littéraire, qui nous parle de l’écriture et nous offre par la même occasion une anthologie personnelle. Aux noms déjà cités s’ajoutent, parmi de nombreux autres, Audiberti, Bernanos, Conrad, Dostoïevsky, Gide, Gombrowicz, Henry James, Malraux, Martin du Gard, Melville   , Rousseau, Sartre. Les absents révèlent-ils, par contraste, une certaine antipathie ? Il est fréquemment question de Stendhal, moins de Balzac, beaucoup de Nerval, mais jamais d’Hugo, souvent aussi de Flaubert, et parfois de Maupassant, alors que Zola n’est pas mentionné. Chez les Anglais, ce sont Dickens et Du Maurier, mais non les Brontë ou George Eliot ; Conrad, oui, mais ni Hardy, ni D.H. Lawrence. Quant à Joyce, c’est pour nous avouer, en une délicieuse confidence que beaucoup n’oseraient se permettre (même quand, universitaires, ils mettent l’ouvrage à leur programme) n’avoir jamais pu terminer Ulysse, pas plus que Le Soulier de satin ni Pelléas et Mélisande. Pour Claudel, aucune surprise : humaniste laïc, Grenier, qui ne nous cache pas le choc ressenti en découvrant dans le Journal de Queneau que ce dernier était non seulement religieux, mais même bigot, a évidemment peu à voir avec celui qui, même en plaisantant, renvoyait la tolérance aux maisons de tolérance. On s’étonnera davantage de l’absence de Giono, qu’il a bien connu. En aurait-il, comme de Daudet et de T.E. Lawrence, perdu le goût ? Quoi qu’il en soit, remercions Roger Grenier de nous avoir donné un livre qui, à l’image de son auteur, est de la meilleure compagnie