Daniel Boy, Bruno Cautrès et Nicolas Sauger publient un très bon ouvrage qui s'attache à cerner la spécificité française en la soumettant au contraste des autres pays européens.

Introduction : Une anthropologie de l’exception française

L’ouvrage collectif de Daniel Boy, Bruno Cautrès et Nicolas Sauger, publié aux Presses de Sciences Po en juin 2010 est un commentaire critique des données de la récente enquête ESS qui cherche à répondre de l’exception française, dans un contexte européen : l’exception française a-t-elle un sens, une réalité, lorsque l’on compare ce pays au reste de l’Europe ? Dans les domaines où l’on imagine, de façon populaire et stéréotypée, qu’une exception française existe, demeure-t-elle au vue des résultats de l’enquête sociologique effectuée sur l’intégralité de la population européenne ? Qu’est ce que cette exception française, si elle est bien réelle, signifie pour l’Europe et pour la France ? Que peut-on en déduire sur la politique d’intégration de la France dans l’UE ? L’exception française pourrait-elle servir de modèle et donc d’idéal européen ou au contraire, d’anomalie voire de repoussoir ?

Il s’agit pour ces auteurs, « d’opposer une France, dotée de traits originaux, au reste des pays européens, confondus dans un ensemble dont nous serions, par nature, distincts. » C’est Laurent Wirth qui, en 2000, réactualise la notion d’une possible exception française dont il retrace les origines à l’époque de la Révolution française. C’est ainsi qu’a émergé l’idée d’une « grande nation » s’affirmant autour de « l’exception républicaine ». Cela tiendrait peut être à différents éléments notamment l’observation de l’unicité de la France en matière d’Etat centralisateur. Mais en même temps cet héritage est compliqué et paradoxal car l’idée d’une exception française est aussi bien le produit de la République et de son idéal égalitaire que du souvenir et de la nostalgie trébuchante de la monarchie absolue et de l’Empire. D’ailleurs après 1871 la France se plaint assez systématiquement d’une perte de Grandeur, ce que l’on constate notamment suite à la fin de la Première Guerre Mondiale et l’écroulement de son empire colonial. Le sentiment de déclin démographique et économique prend alors le dessus et l’exception française devient alors un passé idéal vers lequel on essaierait de tendre, mais à l’image de la cité parfaite chez les grecs, n’y parviendrons jamais car l’avenir n’est que décadence. L’exception française serait alors un repère dans le passé, signe d’une France qui « résiste au changement ».

Ainsi il est possible, comme le prouve Yves Tinard (2001) de situer et d’expliquer l’exception française d’un point de vue économique : « la clef de l’énigme, c’est l’aversion française à l’égard de la concurrence et donc plus généralement de la compétition, c’est à dire en fin de compte le refus de l’un des principes de base du libéralisme économique. » Les causes de ce phénomène sont probablement multiples et nous les croisons aux confins d’une convergence entre un passé aristocratique, une culture demeurée empreinte d’un catholicisme coupable et frêle devant l’idée d’un échange d’argent, et une organisation corporatiste respectant la nature absolue de l’autorité de l’Etat.

En 2007, Algan et Cahuc publient La Société de Défiance qui explique précisément certains de ces traits de caractère. En effet ils relèvent qu'un défaut de confiance marque les relations sociales en France, ce qui produit une réaction en chaine entrainant notamment un degré notoire d’incivisme. Leur thèse s’appuie sur le constat de l’intrinsèque lien de dépendance entre le corporatisme et l’étatisme qui serait, ensemble, responsables de la défiance ainsi que de l’incivisme que l’on constate en France. Puis, le 23 janvier 2008 est publié le Rapport de la Commission pour la Libération de la Croissance Française, dont Jacques Attali, son président, indique que l’exception française serait un obstacle au retour de la croissance économique du fait de la défiance envers les principes fondateurs du libéralisme qu’elle implique.

L’ouvrage recensé ici présente l’ambition de mener une exploration « systématique et comparative, des attitudes et des valeurs des Français et de celles des autres Européens. La perspective est donc ouvertement placée au niveau des individus et non, par exemple, des institutions ». C’est donc fondamentalement par une approche « micro » que veut se caractériser cet ouvrage, mené comme un commentaire des récentes données de l’Enquête Sociale Européenne, l’ESS, qui, depuis 2002, tentait de compléter les autres outils d’analyse statistique européens, se répétant tous les deux ans et s’adressant à l’ensemble des habitants des pays de l’UE. Cette enquête est louée par les auteurs pour sa richesse et son caractère compréhensif et précis. En effet cette enquête se distingue des précédentes en se concentrant sur trois grands domaines afin d’assurer la qualité et fiabilité des données recueillies : harmonisation de la formulation des questions et leur traduction, nouvelles méthodes d’échantillonnage, et contrôle a priori et a posteriori des conditions de réalisation de l’enquête.

 

Le scepticisme européen

Boy et Chiche définissent le concept de confiance comme étant ce qui « autorise les relations interindividuelles entre personnes qui ne se connaissent pas, mais doivent coopérer notamment pour assurer les échanges économiques. » Différents facteurs peuvent déterminer le degré de confiance qui domine à un niveau collectif dans une société donnée, comme par exemple la proximité religieuse et le type de religion, le protestantisme étant souvent associé à un fort niveau de confiance. La confiance est d’ailleurs au fondement du libre échange, sur lequel s’est construit la démocratie libérale. C’est la substance du contrat social.

Quant à la France, elle se situe dans la moyenne européenne en ce qui tient aux richesses et à ses déterminants objectifs or elle se caractérise simultanément par un niveau anormalement élevé parmi les pays européens d’inquiétude sur l’avenir. « l’exception française » serait elle précisément ce haut niveau d’inquiétude ? Or, la confiance est supposée être corrélée et donc proportionnelle à un état de société. On remarque par exemple que plus le taux d’emploi des femmes est élevé, plus le degré de confiance est fort. En France cependant, le degré de confiance ne semble pas répondre de ces différentes caractéristiques et en serait comme « détaché », ce qui pourrait tendre à caractériser, effectivement, en ce sens, une exception française. Cette exception française est toutefois pessimiste, ce qui est loin de refléter l’idéal originel de cette distinction républicaine de l’Hexagone. La religion catholique cependant est prise comme une variable active qui pourrait, malgré l’état social avancé, tempérer la confiance comme on le voit se produire en Pologne, en Italie et en Slovaquie. Le genre quant à lui ne semble pas avoir d’impact significatif sur le niveau de confiance exprimé.

Quel est l’objectif de rechercher la causalité et la confiance et son niveau ? La confiance est fondamentale dans une société démocratique et sa mesure permet en même temps de prendre le pouls de la démocratisation et notamment en ce qui concerne plus spécifiquement la confiance institutionnelle. Et la confiance institutionnelle, qui traduit en général la proximité avec la politique, n’est cependant que rarement corrélée au degré de confiance économique. La France fait donc état d’exception quant à la confiance qu’elle exprime à tous égards et ce, malgré son haut niveau de développement économique et démocratique, qui aurait du en quelque sort, produire le contraire. La perception subjective du bonheur en France est, nous l’avons vu, souvent faible et inférieure à ce qui serait attendu vu sa situation économique et sociale. Elle se situe en général en tête du groupe des pays du Sud et de l’Est qui, eux, ont un bien être objectif clairement inférieur. La France exprime donc une défiance particulièrement élevée et qui ne s’explique pas par des facteurs économiques. Où trouver des explications à ces faits ? Peut être serait ce, comme le précisent les auteurs de ce chapitre, une conséquence des fréquentes alternances politiques depuis 1981 et leur impuissance face aux maux de l’économie et de la société, frappée par le chômage et une faible croissance. Mais la défiance française par rapport aux marchés manifeste un sentiment plus profond de refus d’une certaine forme de libéralisme. Et d’ailleurs le rejet du traité constitutionnel de 2005 par référendum a été largement motivé par l’angoisse que l’Europe, fondée justement comme un rempart contre les maux de la mondialisation, ait cédé au néolibéralisme. L’échec des politiques et le triomphe des investisseurs, c’était en somme une idée bien française et qui motiva le rejet du référendum de 2005.

Cette thématique de la confiance peut être précisée et analysée lorsque l’on pose la question de la tolérance à la fraude, qui est l’équivalent privé et micro social des considérations ci-dessus qui se situaient surtout à un niveau institutionnel : Viviane Le Hay et Pierre Lascoumes s’y intéressent, à la fois pour la définition relative de la fraude dans les pays européens et leur tolérance de celle-ci.

La confiance, dans toute société démocratique, fonde le contrat social. Dans notre univers contemporain cela se manifeste par l’existence d’un droit pénal et en symétrique, de droits de l’homme et du citoyen. En cela, la confiance en les institutions est une mesure de leur compétence et de leur capacité à maintenir l’ordre social. Un rapport inversement proportionnel est donc généralement observable entre le degré de confiance en les institutions et le niveau de permissivité. Depuis quelques années justement, il est de coutume de parler de la crise de confiance en la représentation politique, qui serait le symptôme plus général d’un désenchantement démocratique comme l’avait déjà repéré Joseph Nye en 1997. Les racines de ce désenchantement démocratique se trouveraient très possiblement dans la montée de l’individualisme moderne, lui même un produit de la société démocratique, qui aurait transformé le sens de la vie collective sous l’influence de valeurs postmatérialistes. Robert Putnam note en effet un « changement dans le capital social des individus », l’individualisme modifiant « les modes de participation politique ».

Reprenons la différence établie au chapitre 2 entre les deux grandes formes de confiance que l’on peut distinguer : la confiance dans les rapports privés (c’est à dire l’ensemble des relations à caractère économique) et d’autre part la confiance dans les relations avec les institutions publiques. En bref, la confiance en les rapports privés (confiance économique) est de façon récurrente plus élevée que la confiance publique.

Cette étude consacrée à la confiance relève 15 pays qui représentent la diversité géographique de l’Union et qui mélangent anciens et nouveaux membres afin d’évaluer leurs attitudes respectives quant à la transgression de la loi, la force apparente du légalisme et la réprobation relative des actes de déviance qu’ils expriment. La France par exemple exprime un haut niveau de suspicion face à l’argent et doute de la légitimité d’en gagner. On peut sans doute voir ce phénomène comme un élément de notre héritage catholique, qui serait alors caractérisé par une attitude « antichrématistique », selon les catégories formulées par Aristote. Cette culture voit l’échange mercantile comme contre-nature ou illégitime. C’est le cas de la France qui exprime majoritairement une opinion très rigoriste. De ce point de vue la France rejoint le Danemark et le Portugal, qui forment ensemble une cohorte de pays fortement légalistes sur la question de l’argent. La France et le Portugal se retrouvent à nouveau en tête des rigoristes quant à la réprobation des déviances passagères (64%) et forment ainsi « le noyau dur du rigorisme ». Ce qui caractérise néanmoins l’exception française en la matière est le paradoxe de son rigorisme face à l’argent qui est nettement tempéré par sa tolérance à l’égard de la fraude fiscale (notamment question d’imposition et de l’évitement de la TVA par le paiement en espèces). La France est donc à la fois le pays le plus légaliste quant à sa perception de la légitimité du gain et le pays le plus laxiste quant à la fraude fiscale. Elle occupe donc une position singulière parmi les pays qui expriment une dissonance dans leur jugement.

En outre on observe une corrélation régulière entre la tolérance à l’égard des actes de déviance et le faible degré de confiance en les institutions, ce qui semble se confirmer pour le cas de la France à nouveau. La France constitue donc un pays « hétérogène » quant à sa confiance exprimée : elle s’émancipe en effet du traditionnel fort taux de confiance privé et plus faible taux de confiance publique. En effet, la France se distingue par sa défiance à l’égard des rapports privés, notamment économiques, et son fort niveau de confiance exprimé envers les institutions publiques.

La France, par conséquent, se range aux côtés de la Suède et forme un cas particulier, à la fois dissonante sur le plan normatif et hétérogène en matière de confiance. Le modèle dont la France est le plus proche, d’après les catégories établies par nos auteurs, serait donc la démocratie citoyenne puisque celle-ci est repérable par son rigorisme strict et son haut niveau de défiance, s’alignant ainsi avec des pays comme le Royaume-Uni et la Grèce.

Ce que cette étude démontre est avant tout la très large panoplie de seuils de déviance c’est à dire le seuil de tolérance des différents pays. Le pays détermine en effet aussi, par sa culture politique précisément, les critères de la déviance et des comportements acceptables. Il est donc difficile de mener une expérience en contrôlant toutes les variables. Ce constat permet également, au vue de la défiance assez majoritaire exprimée envers les institutions publiques et le politique, de comprendre la fragilité des liens de citoyenneté. Ceci nous encouragerait donc à procéder dans le futur par des approches néo-institutionnelles telles que l’avaient proposé Grossman et Sauger en 2007.

 

Un universalisme sélectif : Français et Européens divisés sur l’immigration

Vincent Tiberj interroge la viabilité actuelle de l’idéal républicain d’intégration en le confrontant aux récentes crises liées à l’immigration. Alors que longtemps l’Europe se caractérisait par des flux migratoires intra-européens nettement différenciés, avec l’intégration européenne la distinction entre pays d’émigration et d’immigration au sein de l’UE s’est estompée considérablement. Ceci provient probablement d’un changement d’échelle des chiffres de l’immigration, mais aussi d’une transformation de la nature de l’immigration passée d’une immigration de travail, conçue comme transitoire par les pays d’accueil, à une immigration permanente d’installation et de regroupement familial. Citons ici le symptomatique exemple des Turcs d’Allemagne.

Cependant, l’exception française et le modèle républicain de l’intégration des communautés issues de l’immigration n’est guère plus évidente. Les valeurs des pays d’accueil ont changé, comme par exemple au Royaume Uni passé du mythique Multiculturalisme à l’idée d’une « community cohésion » qui fait débat. On aperçoit d’ailleurs au niveau européen une préoccupation croissante pour le schéma d’intégration à adopter, fondant ainsi l’idée d’un « assimilationisme » comme idéologie européenne nouvelle. Il faut noter néanmoins quel paradoxe l’Europe a produit : elle stimule le débat sur l’intégration et sa viabilité alors même qu’elle est responsable de l’érosion des modèles nationaux d’intégration. L’Europe doit donc trouver une réponse à une problématique dont elle est responsable et qui n’est pas purement l’effet de la modernité. On assiste donc à la mise en place d’un référentiel européen d’intégration, distinct du modèle français, qui est une conséquence logique des mécanismes de libre circulation et de libertés fondamentales établis par les divers traités européens.

Paradoxalement cependant, alors qu’on assiste à une relative homogénéisation de l’immigration à travers l’Union, on pourrait s’attendre à un lissage, de même, des opinions publiques face à cet enjeu. Or il n’en est rien, c’est ce que démontre cette enquête minutieuse en se demandant d’abord si le rejet des immigrés serait lié à un certain « modèle national », fondé sur une conception de la citoyenneté entre monisme et dualisme culturel. C’est alors que la distinction classique des pays ethniques et monistes, parmi lesquels l’Allemagne, et les pays civique territoriaux et monistes comme la France et enfin le modèle civique territorial et pluraliste (Royaume-Uni, Pays-Bas) se manifestent.

Certaines théories explicatives tentent de justifier le degré d’acceptation des immigrés par le développement socio économique du pays (un rejet des immigrés étant associé à une économie faible dans laquelle les citoyens ont « peur » que les non-citoyens leur dérobent des emplois potentiels). Le critère de la visibilité de l’immigration est aussi important dans l’évaluation de leur acceptation (théorie des contacts interpersonnels) mais ce que réalise notre auteur au fil de l’étude qu’il mène est que ces indicateurs traditionnels ne suffisent plus à expliquer le niveau de rejet de l’immigration. On note en effet des contre exemples, comme le Royaume-Uni, pionnier sur la question de la discrimination raciale mais extrêmement fermé par rapport à l’immigration tout en y étant exposé de façon moyenne. En effet, malgré l’européanisation de l’immigration et donc de ses enjeux, les réponses demeurent très nationales, et les réactions de l’opinion publique aussi. On note de fait des contrastes intéressants à travers l’UE dans des pays qui, du point de vue de l’immigration, pourraient se ressembler : Tiberj prend l’exemple à nouveau de la France et indique qu’elle est comparable à l’Irlande. Même taux de développement humain, niveau de revenu et pourcentage des immigrés relativement égaux. Par contre, dans l’Hexagone, on compte 1.6 fois plus d’anti-immigrés. Quelle ironie pour notre idéal républicain d’un moule commun dans lequel on aurait forgé tous nos citoyens !

Les préjugés sont donc plutôt fonction non pas du développement économique mais plutôt des valeurs et de la psychologie. De plus, la montée de la logique sécuritaire est un phénomène important qu’il faut considérer, notamment parce qu’elle concerne la majorité des pays européens. Toutefois, ce crescendo sécuritaire n’est pas systématiquement suivi d’une présence électorale forte de l’extrême droite. Tiberj plaide donc selon ses mots pour « une approche politique des préjugés ». Et en ce sens la France se distingue en effet nettement, non plus comme une exception mais comme un modèle ou plutôt un idéal-type. La présence d’un débat national sur l’immigration a donné lieu à une véritable politique de l’immigration en France, renforcée régulièrement par la pression du Front national qui représente une extrême droite organisée et structurée tandis que dans la plupart des autres pays européens où l’extrême droite est faible ou peu institutionnalisée ces questions et ces opinions sont moins lisibles. La France n’est donc pas l’exception à l’échelle européenne mais son attitude nationale à l’égard de l’immigration reflète et amplifie une réaction latente générale à travers l’Union. C’est en quelque sorte en France que la manifestation des préjugés liés à l’immigration est la mieux articulée. Reste à savoir si c’est vraiment le chemin à suivre…

Si l’immigration reste un enjeux très clivant au sein des pays européens, il faut aussi regarder quelle influence relative le pays peut avoir précisément sur le niveau de bonheur de ses ressortissants. C’est une question majeure pour des préoccupations liées à l’immigration mais aussi pour l’évaluation du bien être relatif des Européens en fonction de leur pays de résidence.

 

L’influence du critère « pays » : une citoyenneté critère de bien être

L’objectif que Jean-François Tchernia se donne est de « renouveler la présentation de ces différences » dans le bonheur ressenti, et de les expliquer, ce qui permettrait de montrer l’importance de la structure collective c’est à dire de la nation, dans le niveau de bonheur exprimé par les citoyens. Le facteur de l’appartenance nationale dans l’expression du bonheur est donc la partie recherchée.
Tchernia démontre ainsi que le niveau de moral est en réalité déterminé par des facteurs macrosociologiques tels que le niveau de développement économique du pays. De façon générale on peut noter que deux domaines sont la cible de mécontentement des Européens : la situation économique nationale et le gouvernement du pays. Les pays au moral le plus élevé correspondent par ailleurs à ceux dont le niveau de vie économique est le plus élevé, à savoir le Luxembourg et la plupart des pays nordiques. A leur suite, les pays d’Europe centrale ou orientale ainsi que l’Allemagne expriment un moral plus faible. La France se situe, dans cette étude, à un niveau tout à fait médian, et dans la moyenne européenne.

Or, comme Tchernia l’indique à juste titre, il faut distinguer deux types ou deux dimensions du bonheur : d’une part le bonheur privé, et d’autre part le bonheur public c’est à dire la satisfaction exprimée généralement envers les institutions, le gouvernement et l’administration du pays. On retrouve ici une appréciation du bonheur et de la satisfaction relative au gouvernement qui reproduit le clivage gauche/ droite, les partisans de la gauche se prononçant le plus souvent comme critiques à l’égard du gouvernement national (notons, même lorsque celui ci est composé d’une équipe de gauche). Nous aurions donc pu penser que d’appartenir ou non à un pays en particulier, toutes choses égales par ailleurs, pouvait produire des résultats différents quant au bonheur exprimé ou éprouvé. Pour le cas de la France néanmoins, il est vrai que le fait de vivre dans ce pays augmente légèrement la probabilité de se déclarer heureux mais dans des proportions moindres par exemple, que dans les pays nordiques. Par conséquent la France n’a pas de propension spécifique à produire du bonheur. Il n’y a pas d’exception française en la matière.

L’auteur a donc voulu chercher des données exogènes pouvant expliquer davantage le niveau de moral exprimé par les Européens.
L’enquête ESS a donc permis d’évaluer le bonheur subjectif tout en lui trouvant souvent une causalité collective, et macrosociologique. La nationalité a donc une importance de premier rang pour déterminer le moral des Européens : comme l’indique Tchernia, « pour augurer du moral d’un individu en Europe, il vaut mieux lui demander sa nationalité que son âge, ou sa situation sociale ». D’après ces analyses la France ne se montre pas particulièrement exceptionnelle. Il n’y a donc pas d’exception française par le seul fait du moral.

En revanche, l’appartenance à un pays, et en particulier l’appartenance à la communauté nationale française, a un impact significatif sur le choix du mode d’expression politique.

 

Boycotts et manifestations, reliques de la Révolution ou exception française ?

L’enquête ESS révèle une spécificité française dans le rapport des citoyens à la participation politique, selon les dires de Raul Magni - Berton. Cette spécificité semble en outre confirmer certains clichés sur ce pays. Il y aurait donc une corrélation entre « le fait d’être français et différents modes de participation politique ». Il existe d’après Magni-Berton différentes formes de participation, la participation permanente, conventionnelle et non conventionnelle. On note d’abord une relation négative entre le fait de militer dans un parti politique et la citoyenneté française, avec une valeur qui est la deuxième plus faible d’Europe ce qui est significatif. Les Français sont donc peu syndiqués et peu militants. En revanche, en ce qui concerne les manifestations, boycott ou pétitions, la France se classe parmi les 4 premiers pays européens. Il est donc surprenant de constater que la France est à la fois peu militante et très protestataire. C’est cette relation et cette asymétrie qui caractérisent l’exception française en matière de participation politique. Et de fait, aucun pays ne présente les deux traits qui caractérisent la France, c’est à dire une différence forte entre les types de participation et une variation maximale des indices de participation. Pour expliquer ce phénomène on a cherché du côté de deux facteurs : d’une part l’effet de la génération 68 et d’autre part l’effet de la classe des fonctionnaires, considérablement nombreuse en France. Il faut aussi comprendre qu’en France, de par la nature fortement concentrée du pouvoir exécutif et le peu d’emprise du parlement, militer ou s’affilier à un parti politique est moins valorisant que dans un système strictement parlementaire. Par conséquent, pour s’exprimer, les Français empruntent d’autres voies, moins institutionnelles.

Mais les Français se caractérisent aussi par une certaine indifférence à la politique et sont institutionnellement méfiants (voir le peu de confiance publique des Français). Pourtant les Français se considèrent effectivement comme distincts des autres Européens dans leur choix de mode de participation politique. Néanmoins, comme le révèle l’enquête ESS, les Français « ne sont pas plus incompétents que les autres Européens ». Il ne faut donc pas regarder leur compétence objective mais leur auto évaluation de leur compétence politique. Si les Français, comme on le sait, descendent beaucoup dans la rue pour manifester, on pourrait s’attendre à ce qu’ils se considèrent très compétents politiquement. Et en effet, ils se montrent « clairement plus confiants que compétents ». Et ils sont confiants en outre envers le système politique : par conséquent le choix d’une participation non institutionnelle n’est pas motivée par un manque de confiance en leur compétences politiques ni en leurs institutions. Il faut donc regarder du côté culturel : les facteurs tels que Mai 1968 permettent en effet d’étendre l’explication de ce comportement non pas à des raisons politiques mais sociales. Précisément, on notera que la génération 68 en France est nettement plus active dans la participation non conventionnelle que le sont les autres citoyens des autres pays, en particulier dans les activités de boycott. Il y a donc vraiment une spécificité de la génération 68, et plus on s’éloigne de cette génération d’ailleurs, plus l’écart dans le comportement politique par rapport à leurs voisins européens se réduit.

Par ailleurs, et ceci amplifie l’effet génération 68, il existe en France plus que dans n’importe quel autre pays européen une immense proportion de fonctionnaires qui constituent une classe facilement mobilisable et fortement politisée. Du fait de la stabilité de leur emploi et du peu d’emprise actuelle de l’Etat sur leurs opinions, ils représentent un bastion d’agitation politique susceptible de créer un mouvement de masse protestataire.

L’étude nous fait découvrir également que le Français protestataire type n’est pas tout à fait l’Européen protestataire type, notamment parce qu’en France la protestation est moins marquée par la religion et le revenu.

La France est donc tout à fait à part dans sa participation politique, très faible pour ce qui est conventionnel et tout à fait extraordinaire pour le non conventionnel. La France est donc un pays où l’on participe peu en général mais où l’on descend facilement dans la rue pour manifester.

 

Le vote n’est pas un long fleuve tranquille : l’effet vote de classe, l’effet religion, l’effet genre

Y aurait-il donc un effet pays qui supplanterait à l’échelle européenne, un effet de vote de classe, par exemple ? si cela est le cas, pourrait-on parler d’une exception européenne, double, où l’effet pays joue à la fois sur le moral et le comportement de vote et où le vote de classe constitue encore un clivage majeur ? Afin de comprendre ces mécanismes, Bruno Cautrès et Nonna Mayer ont procédé à une analyse multidimensionnelle de la classe sociale et de ses effets politiques. En effet, on complique le scénario en ajoutant des contraintes ou des habitudes historiques, telles que la préférence du vote de gauche pour la France, ou encore l’effet de la religion relativement à l’effet classe sur l’engagement politique.

La question de la participation conventionnelle des Européens permet ensuite de discuter également du modèle du parti et de son lien avec l’idée d’une classe. D’après Nonna Mayer le lien parti/ classe semble s’estomper nettement au crépuscule du XXème siècle. Alors que Mark Franklin criait au « mort du vote de classe » en 1985 il semble aujourd’hui en effet incontournable de parler d’une disparition du vote sur clivage. Nous sommes désormais passés à un « vote sur enjeux ». D’ailleurs au vote sur enjeux se rajoute une variable sociologique non plus déterminée par la classe mais plutôt par le pays, ce qui semble confirmer la thèse de nos auteurs. Il y a donc bien une différence dans le vote du seul fait d’appartenir à un pays donné. Le vote de gauche notamment s’explique souvent largement, d’après cette étude ESS, par des critères de pays. Ceci est vrai pour la majorité des pays européens, à l’exception (notoire) de la France, du Royaume-Uni et de la Suède où le facteur national ne semble pas influer sur la structure des choix politiques. Il n’y aurait donc pas d’exception hexagonale en la matière. En effet ces pays restent très dépendants du « vote de statut » déterminé davantage par l’emploi que par l’appartenance nationale. Ce n’est donc plus tout à fait un vote de classe même s’il reste largement emprunt de la situation économique.

Cette question du vote de statut interroge également l’interaction ou le rapport du vote de classe à l’alignement religieux. L’Europe, massivement sécularisée au niveau politique, marquerait-elle une exception dans ce sens ?

Comme le rappelle Claude Dargent, la religion correspond à un domaine clé d’enjeux politiques lourds dans une Europe encore incertaine de son identité collective, et confrontée à une immigration qu’elle semble ne plus apprécier comme avant. Longtemps nous avons parlé de l’exception française quant à la laïcité. Puis, grâce au tracé des autres pays industrialisés, le portrait d’un monde sécularisé et moderne s’est répandu à tel point que l’on commençait à voir les Etats-Unis, ce grand plateau de terre et d’hommes très croyants mais formant la première économie mondiale, comme une exception. On avait renversé le modèle. Mais aujourd’hui les choses sont moins claires. Et le rapport ambivalent de l’Europe toute entière à la religion, son passé toujours douloureux et parfois oublié rendent les choses si compliquées que l’on voudrait presque parler d’une « exception européenne », à l’image de Claude Dargent. Il suggère en effet que ce serait par l’effet de la France, qui aurait entrainé une formation d’ « exceptions emboîtées » que l’Europe se serait laïcisée. Cependant aujourd’hui ce modèle révolutionnaire et caricatural est faussé par la concurrence d’un regain de vigueur de la religion auprès des jeunes et des communautés immigrées. Y a-t-il donc toujours une « exception française » en matière de religion ?

La France compte, numériquement, de moins en moins de catholiques (seulement 14% des catholiques européens). Des siècles de lutte religieuse et politique ont marqué profondément le visage de la France où de nos jours 51% des personnes refusent de se prononcer sur leur appartenance ou non à la religion catholique.

Par ailleurs on note des corrélations fortes en France entre la pratique religieuse (catholique) et l’orientation politique : les pratiquants catholiques sont nettement plus à droite. Et ce clivage politique paraît beaucoup plus prononcé en France qu’à travers l’Europe car précisément 10 points de pourcentage éloignent les catholiques de leurs concitoyens non croyants sur l’échiquier politique dans l’UE en général alors qu’en France l’écart est de 23 points. Les catholiques français sont aussi moins à gauche que leurs confrères européens alors que les musulmans forment le camp inverse, avec une majorité des fidèles votant à gauche. Il y a donc des conséquences très visibles de la déchristianisation en France qui, par rapport au reste de l’Europe, a été beaucoup plus brutale. En bref, l’impact politique de la position religieuse est encore plus net en France que dans le reste de l’Europe. La France ne serait donc pas vraiment une exception au vue d’une Europe largement déchristianisée, mais plutôt une exagération de ce phénomène.

De même que l’on se pose la question de l’effet du vote de classe et de la religion aussi faut il ajouter une autre variable dans notre analyse : celle du vote de genre. Y a t il en la matière une exception française ? Et qui dit exception ne dit pas nécessairement modèle. Alors qu’en juin 2000 la France adopte – la première en Europe à effectuer une telle démarche – la loi sur la parité et marque ainsi nettement son caractère « exceptionnel » elle est rapidement visée par de nouvelles critiques qui démontrent la mauvaise foi des pratiques faites pour contourner cette loi. Très vite la France devient le mauvais élève européen en termes de parité. Triste sort pour notre idéal républicain. Triste titre d’exception également… Et pourtant bien des chiffres montrent l’inverse. Les jeunes femmes sont plus scolarisées en France que nulle part ailleurs en Europe. Elles sont aussi les plus diplômées de toutes les européennes, et c’est en France que l’écart est le moins élevé entre le taux de population active masculine et féminine (5 points de pourcentage). Les femmes forment en effet 47% de la population active dans l’Hexagone. Viviane Le Hay en déduit que « le diplôme aide, mais ne suffit pas à parvenir à une égalisation des attitudes et des comportements face au politique ». L’effet diplôme est donc largement compensé ou dépassé par l’effet travail, face à la religion notamment.

En outre, on note que parmi les « jeunes », les femmes sont plus fréquemment classées à gauche que les hommes. Cependant, la France indique une position contradictoire quant à l’influence du genre : tandis qu’elle rejoint les pays du Nord sur ses revendications et son affirmation de l’égalité, la France se retrouve également parmi les pays du Sud en ce qui concerne l’emprise de la religion catholique sur les femmes, ce qui entrave leur capacité à prendre leurs responsabilités et notamment à travailler. Il y a donc un décalage (typiquement français ?) entre la parole et le fait.

 

Conclusion : les Européens, des Français comme les autres ?

C’est Tocqueville qui fut parmi les premiers à invoquer l’exception française, suivi un peu plus tard par Michel Crozier qui étudie le phénomène bureaucratique français dont il remarque l’originalité. Mais l’exception française c’est aussi la V° République, ce régime semi-présidentiel, politico-administratif dont on peine à trouver des ressemblances avec des modèles étrangers.

En réalité ce que démontre cette enquête d’après les données récentes de l’ESS c’est que la France n’est pas vraiment marquée par un comportement exceptionnel. Cependant, lorsque l’on compare les pays européens à l’intérieur de l’Europe on tend à accentuer, à souligner ces contrastes qui sont en réalité minimes. En prenant du recul et en évaluant les comportements européens à l’échelle planétaire on se rend compte qu’un lissage s’opère. Le débat de l’exception française a donc peut être un sens à l’intérieur des frontières de l’Europe, mais elle a perdu de son élégance à l’international. Bien sûr existent et persistent des comportements assez caractéristiques de l’Hexagone : l’attachement historique au service public, la proximité de la majeure partie des Français avec les valeurs de gauche, et les traces d’un clivage de classe et d’un clivage religieux qui demeurent.

On conclut dans cet ouvrage que finalement, la France n’est pas une exception en règle générale, mais qu’elle se distingue plutôt dans certains domaines.

Peut être faudrait-il cependant retourner le titre de l’ouvrage, qui pose davantage la question : « les Européens, des Français comme les autres ? » En effet, les données de l’enquête ESS et leur traitement par les auteurs de cet ouvrage tendent à opposer systématiquement les Français aux autres Européens en tentant de démontrer en quoi les Européens n’imitent pas le comportement français et en cherchant des théories explicatives. L’exception est donc devenue la norme de référence de cette enquête sociologique qui se demande en réalité si ce sont les Européens qui, finalement, ne seraient pas assez français. Les réponses varient en fonction des domaines mais en désacralisant l’exception française on s’aperçoit que la France partage beaucoup avec l’Europe. Il y aurait donc plutôt une exception européenne