Retour osé, mais toutefois très concis, sur les multiples controverses ayant impliqué l’architecte Fernand Pouillon.
 

Bernard Marrey a l’art de s’emparer, dans les grandes affaires déjà bien exploitées, des derniers petits morceaux d’histoire encore inexplorés. Fin 2010, il nous livrait une étude sur Jean Prouvé et l’Abbé Pierre (cf. Un rendez-vous manqué) ainsi qu’une nouvelle enquête, nous y venons maintenant, à propos de l’architecte Fernand Pouillon.
Autant de figures majeures dans l’histoire des arts appliqués, autant de pratiques analysées et analysées, autant de personnages déjà mille fois autopsiés que l’on n’imaginait pas revoir de sitôt couchés sur le bureau du chercheur. Et pourtant, les fouilles de Marrey mettent toujours en avant des éléments inédits.
Publié aux Éditions du Linteau, Fernand Pouillon, l’homme à abattre est en ce sens un complément d’enquête qui mérite toute notre attention.

Fastes et prestiges oubliés


Aujourd’hui, qui se rappelle de l’architecte Pouillon hors des frontières de la profession ? Qui, dans les jeunes générations, a entendu parler de ce créateur hors-normes lié à la seconde Reconstruction ? Ils sont sûrement bien peu. Le livre de Marrey s’ouvre ainsi sur un portrait de l’architecte qui vient nous rafraichir la mémoire.
Portrait de l’architecte en dandy d’abord, à l’instar de cette photographie (reproduite dans l’ouvrage), la seule ou presque qui circulait dans la presse de l’époque et qui montre l’homme tout sourire, dans un luxueux costume blanc aux manchettes en dentelles. Il avait le "sens de la grandeur", résume Marrey. On peut même dire qu’il avait également le sens de la formule : "L’argent ne m’intéresse pas, aurait-il lancé, pourvu que je trouve 50 millions par mois !"
Puis, portrait de l’architecte en forcené de travail. S’il était réellement dépensier et toujours dans l’ostentation, l’architecte ne chômait pas pour autant. Dans les années 1950, il pouvait lui arriver de parcourir plus de 15000 km par mois. Présent simultanément, ou quasiment, sur le chantier du Vieux-Port de Marseille, à Aix-en-Provence, à Alger ou encore en Iran, Pouillon a expérimenté à sa manière la faculté d’ubiquité. Mais, le vrai pouvoir de cet architecte né en 1912, c’était de construire moins cher (en général pour un coût inférieur de 15 à 25% aux prix pratiqués à l’époque), plus vite et mieux que tous les autres (comme le temps l’a montré, comme les habitants de l’époque ont pu le constater). Pouvoir surprenant qui tendait vers le magique : "une puissance – on peut même dire une rage – de travail extraordinaire chez un homme plutôt faible physiquement", remarque l’historien. Pouvoir qui fut d’ailleurs salué par les plus grands, dont Jean Prouvé.
Parce que ce n’est pas le propos de son ouvrage, Bernard Marrey ne prend pas le temps de détailler les nombreux projets qui, ici et là, firent la renommée de Pouillon. Quelques clichés en noir et blanc et quelques plans viennent parfois illustrer le déroulé du texte. Cependant, lorsque l’on connaît mal le travail de l’architecte, il n’est pas facile de se projeter. On se sent invité à se documenter et, pour cela, il faudra probablement consulter l’ouvrage publié par Bernard Félix Dubor   en 1986 – année de la mort de l’architecte – ou le catalogue de l’exposition organisée par Jacques Lucan   en 2003, au Pavillon de l’Arsenal à Paris. Deux études architecturales de qualité et deux belles collections d’images que l’auteur étonnamment ne mentionne pas.

L’homme bafoué

Malheureusement pour l’architecte, à côté de Prouvé, à côté de tous ceux qui croient en lui – des hommes politiques tels qu’Eugène Claudius-Petit   , Jacques Chevallier   et Pierre Sudreau   –, Pouillon a son lot de contempteurs. "Mes façons désinvoltes ne manquaient pas de me faire des ennemis" reconnaitra-t-il lui-même. Très influents, ceux-ci vont réussir à le malmener sérieusement, et cela sur la durée. C’est là le véritable objet de l’étude de Marrey.
Dès ses débuts, Pouillon n’a pas bonne presse. Le Ministère de l’Information contribue à la diffusion d’une image partielle de celui-ci et c’est un architecte dilapidateur-gaspilleur qui sera présenté dans les pages de Paris-Presse comme dans celles du journal Le Monde, qui ne se posera pas plus de questions. L’Architecture d’Aujourd’hui elle-même esquivera sans s’en cacher le brillant travail effectué par Pouillon en Algérie – André Bloc, le rédacteur en chef de l’époque, se dédouanant en pointant du doigt des pseudo "facilités exceptionnelles d’ordre administratif et financier" qui seraient allées "à l’encontre du développement souhaitable d’un urbanisme moderne et d’une architecture répondant aux légitimes aspirations de notre temps". Mais ce n’est là qu’un début… 
Les pires outrages viennent avec le CNL, le Comptoir National du Logement, que Pouillon crée à la toute fin des années 1950, afin de pallier au manque de logements encore critique dans la région parisienne, et qui le mènera, menottes aux poignets, devant la justice française.

Quelques "incartades professionnelles"

"Au procès d’un architecte, l’architecture était absente", avait brièvement remarqué Jacques Lucan. C’est justement là que l’affaire se corse sérieusement, c’est là que la plupart des commentateurs spécialisés désertent ou ne font qu’évoquer de manière évasive quelques "incartades professionnelles", quelques vagues "imprudences" commises par Pouillon. C’est là aussi que le jeune lecteur devra s’accrocher, car les explications de Marrey s’enchaînent assez rapidement.
L’auteur s’est en effet donné cent pages à peine pour essayer de clarifier une longue série de péripéties qui impliquent simultanément "la personnalité de Pouillon, l’attitude du milieu professionnel, architectes et promoteurs mêlés, les luttes intestines au sein du CNL, […] les carences de la politique du logement du Gouvernement" français et "les luttes internes au sein des gaullistes au pouvoir entre partisans de l’Algérie française et partisans de l’autonomie", sans oublier les vieilles querelles liées à la Résistance !
Autant de casse-têtes pour historiens mis bout à bout qui, en si peu de pages, pourraient facilement se transformer en un épais brouillard. Si –heureusement pour le lecteur novice – Marrey est plutôt habile dans l’art de résumer, quelques points resteront toutefois assez brumeux après la première lecture, tant l’affaire est complexe.
On comprend que Pouillon avait suffisamment d’entregent pour obtenir d’importantes commandes sans passer par les voies habituelles. On comprend aussi qu’il était plutôt manipulateur, fin stratège, qu’il savait très bien écarter ses confrères architectes quand il le fallait. Il agaçait parce qu’il jouait un peu trop avec les principes de l’Ordre des Architectes, récemment créé. Il avait par exemple une fâcheuse tendance à cumuler, de manière déguisée, statut d’architecte et  statut d’entrepreneur, et cela même depuis les locaux de feu le grand Auguste Perret, qu’il avait réussi à acquérir. Et puis, souvent, les chantiers du CNL commençaient avant qu’un permis ne soit délivré. Parce qu’il fallait aller vite… 

Mais, par ailleurs, y a-t-il réellement eu abus de biens sociaux ? Est-ce que Pouillon a acquis plusieurs demeures avec l’argent des souscripteurs de l’opération Point-du-Jour menée à Boulogne par le CNL ? Ou est-ce qu’il a simplement profité des honoraires qu’on lui devait ? On ne le saura jamais vraiment. Quel est le rapport de Pouillon avec ces énigmatiques versements de fonds à des personnalités politiques ? On ne le comprendra pas tout de suite. Qui donnera finalement l’ordre d’arrêter l’architecte ? Pourquoi s’acharnera-t-on autant sur lui ? Le mystère reste entier, même après l’enquête de Marrey.

La cavale de l’architecte

S’il n’est pas en mesure de toutes les expliquer, l’historien mentionne cependant avec une grande précision l’ensemble des étapes qui constituent cette injuste "vindicte" dont Pouillon fait l’objet. À part peut-être Danièle Voldman en 2006   , personne avant lui n’avait osé s’embarquer dans un tel travail   , si ce n’est le principal protagoniste de l’affaire, dans ses Mémoires d’un architecte   .
Et, ce serait injuste de ne pas le souligner, lorsque Marey a à sa disposition des éléments d’explication suffisamment importants, son récit devient particulièrement captivant, tout à fait fluide et limpide. En témoigne ce chapitre intitulé "À l’ombre", à travers lequel l’historien revient sur l’incarcération de Pouillon, les subterfuges qu’il adopte en prison pour paraître plus infirme qu’il ne l’est, son incroyable évasion, sa cavale, ses planques, et son retour sur le devant de la scène, au moment même où a lieu son procès. C’est là un véritable feuilleton que nous offre Marey et qui nous tiendrait presque en haleine. Il y aurait un film à construire autour de ce passage, c’est certain !

Ainsi, même si l’ouvrage ne dit pas encore tout sur cette affaire, même s’il n’y est pas vraiment question d’architecture, ne nous privons pas de cette lecture. Des premières réalisations du jeune architecte à sa réhabilitation lente et tardive, Fernand Pouillon, l’homme à abattre présente une époque déjà lointaine. Bien que très courte, cette publication nous fait revivre, à force de rappels historiques en tout genre, une situation politique que l’on connaît au fond assez mal, une période où, comme le dit Marrey, la pénurie de logements était telle "qu’elle ne pouvait qu’attirer les aigrefins de tous poils"