Si l’Europe ne se réforme pas, elle est finie. Avec sa virtuosité habituelle, Laurent Cohen-Tanugi exhorte les Etats membres à choisir, enfin, un avenir européen et donne la marche à suivre.

Ce court essai militant, dont le titre emprunte au trop fameux Quand la Chine s’éveillera (1973) d’Alain Peyrefitte, est un appel au sursaut. En avocat de la cause européenne, Laurent Cohen-Tanugi y actualise son plaidoyer fédéraliste inauguré il y a vingt ans dans L’Europe en danger (1992) et poursuivi avec Le choix de l’Europe (1995). Il rassemble ici ses diagnostics – partagés et inquiétants - et préconisations – vigoureuses mais pas totalement inédites –, ce qui change des pamphlets des déclinologues. Il s’agit pour lui de défendre une Europe mieux intégrée, plus dynamique, accédant enfin à la dimension de puissance "après soixante années de construction interne aux rendements progressivement décroissants"   . Comme à son habitude, L. Cohen-Tanugi va à l’essentiel et développe un argumentaire équilibré.

 

L’Europe dans l’ornière

Sans marginaliser les acquis de la construction européenne (pacification et démocratisation, stabilité fondée sur le marché intérieur, monnaie unique devenue internationale, instauration d’un ordre juridique supranational autonome et d’institutions quasi-fédérales, coopération dans certaines matières régaliennes), L. Cohen-Tanugi recense les handicaps de l’UE de manière implacable : "L’écart structurel de taux de croissance par rapport aux Etats-Unis renvoie à des déficiences européennes dans plusieurs domaines clés : démographie, productivité, enseignement supérieur, R&D, innovation. Le Vieux Continent est ainsi largement passé à côté de la révolution des TIC des années 1980 et 1990, aux effets d’entraînement si importants. Or ces déterminants essentiels pour la croissance des pays industrialisés que sont productivité et capacité à innover sont eux-mêmes le produit d’un ensemble de facteurs d’ordre socio-culturel difficiles à faire évoluer".  

L’Europe dans la mondialisation ne pèse plus que dans trois domaines : la régulation de la concurrence, la politique monétaire, la politique commerciale internationale. En porte-à-faux face à un monde en recomposition rapide, elle en est réduite à regarder, immobile et avachie, le basculement du centre de gravité du monde vers le continent asiatique, Chine en tête : "A l’horizon d’une quinzaine d’années […] le continent asiatique représentera plus de 35% de la richesse de la planète, dépassant l’Europe, réduite à 20%. Il concentrera également plus de 60% de la population du globe contre 6,5% seulement pour l’UE, qui en représentait le quart en 1950".  

 

Les raisons du déclassement

L. Cohen-Tanugi date la dilution de l’Europe du traité de Maastricht, il y a vingt ans. Il accuse l’ "Europe des Etats" avec son pilotage intergouvernemental "aggravé par l’affaiblissement des leaderships nationaux et l’augmentation du nombre de protagonistes".   A ses yeux, les dirigeants nationaux sont bien plus coupables que les institutions européennes : la convocation hasardeuse des opinions nationales dans un jeu diplomatique complexe par le président Mitterrand avec le référendum sur le traité de Maastricht, la renonciation progressive de l’Allemagne à une union politique européenne de nature fédérative et les tensions au sein du couple franco-allemand avec la tentation du cavalier seul ("L’UE ressemble de plus en plus à un sous-ensemble de l’ONU, où chacun, grand ou petit, se contente de défendre ses intérêts propres au sein d’institutions communes.")   , le basculement de l’agenda européen de l’approfondissement vers un élargissement mal préparé, l’ambition déçue de la stratégie de Lisbonne et de ses prolongements aux objectifs grandiloquents et non contraignants, l’absence de stratégie économique digne de ce nom en pleine crise grecque menaçant la zone euro ("les décisions européennes ont été prises au bord du gouffre.")   , l’inachèvement de l’UEM qui "marche en effet sur une jambe : une monnaie et une politique monétaire uniques, gérées de manière uniforme par la BCE, sans union politique, politique budgétaire commune, homogénéité entre les situations économiques et financières nationales, coordination ou simple surveillance européenne des politiques économiques et budgétaires, ni instruments de gestion de crise et de solidarité au niveau communautaire".  

A l’engrenage vertueux de la méthode Monnet s’est progressivement substitué le cercle vicieux de l’impuissance européenne, l’euroscepticisme citoyen, la renationalisation des politiques publiques et, finalement, la dilution de l’ "esprit communautaire".

 

Se réformer ou péricliter

Sur quels leviers appuyer pour faire, enfin, entrer l’UE dans le XXIe siècle ? La quatrième partie du livre intitulée "Quand les Etats voudront l’Europe" est la plus originale. Au rappel de l’utilité du concept opérationnel de "fédération d’Etats-nations" forgé par Jacques Delors, succèdent des propositions de réformes concrètes et mesurées. L’objectif téléologique est clair : "Il s’agit concrètement pour l’Europe de ne plus se penser seulement comme ‘modèle’, mais aussi comme puissance, de compléter son discours sur les ‘valeurs’ et l’exemplarité par l’identification et la défense de ses intérêts, et de se doter d’instruments politiques, juridiques, diplomatiques et militaires comparables à ceux des autres pôles du Nouveau Monde".  

Il faut toujours rappeler que l’Europe, pour être durable, ne saurait se bâtir de manière clandestine. A cet aune, la méthode d’impulsion envisagée par L. Cohen-Tanugi peut paraître élitiste, mais, en fait, elle prend acte de ce qui a caractérisé toutes les phases d’approfondissement de l’Union : il revient aux leaders politiques, intellectuels et sociaux de convertir les Etats et les peuples à quelques révolutions. Pour ce praticien des affaires européennes, ces révolutions à mener sont triple :

1. La relance de l’intégration économique et politique doit redevenir l’axe central, non seulement du duopole franco-allemand, mais des Etats membres représentatifs de la diversité européenne, tels que la Pologne ou l’Espagne.

2. L’émergence d’une authentique vie politique européenne transcendant les frontières doit être favorisée. A cet égard, les traités européens, particulièrement techniques, devraient être adoptés par les Parlements nationaux, mais les questions européennes majeures tranchées par voie référendaire au niveau de l’Union.

3. Des ajustements des moyens institutionnels, juridiques et financiers de l’UE doivent être opérés. La double unanimité, qui paralyse toute révision des traités, devrait céder au profit d’un amendement des textes fondateurs à une super-majorité, tant au stade de la conclusion que de la ratification. Le vote à la majorité qualifiée et la codécision doivent devenir la norme dans tous les champs de compétence. Pour améliorer la capacité décisionnelle de l’Union, l’exécutif doit pourvoir agir vite, comme peut le faire la BCE, et de manière décisive – exit les "déclarations", "communications" et autres "stratégies". S’agissant de la mise en œuvre des politiques sectorielles dans les domaines de compétence partagée, la coordination intergouvernementale doit être menée sous la conduite du Conseil européen et le contrôle de la Commission. Il est aussi temps de doter l’Union des moyens de ses ambitions : nouvelles ressources propres, création d’un impôt européen dédié (sur les transactions financières, les émissions de CO2 ou le kérosène), développement d’une capacité d’emprunt autonome.

Reste à savoir une chose : quand l’Europe s’éveillera ou, plutôt, se réveillera, ne sera-t-il pas déjà trop tard ?

Ce livre, synthétique comme un rapport public, est en définitive très ambitieux, tant il parie sur une Europe perfectible. On aurait espéré une même puissance de démonstration et de proposition concernant le contenu de l’Europe, à savoir les politiques publiques européennes. Car l’UE ne se pérennisera que si elle a un contenu, notamment social. Par ailleurs, l’auteur n’exclut pas l’adhésion de la Turquie à l’Union, mais la conditionne à l’excès (évolution laïque et démocratique de ce pays, avancées de l’UE vers le fédéralisme). A notre humble avis, l’effet de taille de ce pays n’est pas à craindre, mais à accueillir comme une opportunité dans la nouvelle géopolitique mondiale. Sans trahir le livre, on pourrait aussi plaider pour un gaullisme européen en matière de politique étrangère, mélange d’indépendance à l’égard des grandes puissances émergées et émergentes, de dialogue avec les cultures et d’ouverture sur le monde, mâtiné de smart power transactionnel. Pour les cinéphiles qui aiment Wim Wenders, cette perspective peut les emporter sur les ailes du désir…