Anne Hidalgo tente de reprendre la thématique oubliée en 2007 du travail pour refonder un discours de gauche en vue des prochaines échéances électorales. Dans un essai balayant les enjeux et les points de vue, elle se positionne très clairement pour un discours remettant l'analyse et la centralité du travail au coeur des préoccupations de chacun des acteurs de la société.

Il faut remonter dans les archives des bibliographies de personnalités politiques élues du Parti socialiste pour tenter de trouver un seul ouvrage sur la notion de travail. Le paradoxe est qu'aucun des grands dirigeants de notre époque n’a écrit sur le travail, sur le monde du travail, sur les entreprises, ou même sur les organisations. Un constat qui entretient à l’extrême gauche, les thèses selon lesquelles le Parti socialiste aurait délaissé les classes laborieuses et le quotidien le plus prenant de chacun des français.

 

Retrouver un discours sur le travail, un discours de gauche 

Anne Hidalgo s’attèle donc à cette rude tâche. Avant la politique, l’actuelle maire adjointe de Paris fut inspectrice du travail, elle fit carrière notamment à la délégation de la formation professionnelle du ministère du Travail, au B.I.T.(Bureau International du Travail), puis un court parcours dans le privé chez Veolia ; et c’est au sein du cabinet Aubry qu’Anne Hidalgo a débuté en politique. Ce livre est donc justifié au vu de son expérience, elle qui dit n’avoir jamais vraiment quitté cette question du travail. Anne Hidalgo reprend ainsi un discours dont la gauche n’aurait jamais dû se séparer : dire que tout travail est la première des identités sociales perçues, dire que le travail est à double tranchant, à la fois dur mais intégrateur, pénible mais structurant.

L’incipit de cet ouvrage est des plus réjouissants. Oui, la gauche a profondément manqué son sujet en 2007, se faisant voler le fondement de son idéologie, le thème du travail. Oui, avec le slogan "travailler plus pour gagner plus", Nicolas Sarkozy a puisé de manière magistrale dans la pensée "de gauche", pour en faire une morale égoïste, marginalisant les "parasites" de la France au travail.

Les rappels du deuxième et troisième chapitre semblent ne pas être inutiles, tant la gauche et les figures de proue du Parti socialiste paraissent inaptes à parler du travail et de ses enjeux cruciaux pour tout discours progressiste. Le premier rappel infère à la nature du travail. Ce qui se joue dans le travail, c’est l’intégration de la personne même. Les métiers, à l’image des corporations, ont toujours été les premières instances d’intégration, celles-ci dépendant bien évidemment des conditions de travail. Et ce qui se joue revêt donc de l’intime : être "fier" de son travail, ou de son identité de travailleur n’est pas une mince affaire.

Ensuite, Anne Hidalgo fait un exercice très difficile pour un livre politique : rappeler les éléments théoriques indispensables pour comprendre la problématique du travail contemporain. La difficulté est de rester compréhensible sans pour autant lâcher sur le fond du propos qui porte sur les diverses vagues successives de la "modernisation du travail". L’exercice est, avouons-le, relativement réussi ; on aurait pu craindre pire. A.Hidalgo rappelle les différentes phases du travail d’un point de vue gestionnaire : allant du taylorisme au fordisme jusqu’au toyotisme. On peut convenir qu’elle n’utilise pas les inepties les plus communes, trop souvent mentionnées, y compris par des personnes pourtant compétentes ; ne serait-ce qu’un exemple parmi tant d’autres : bien distinguer le toyotisme venant du Japon et les cercles de qualité. Dans cette histoire, Anne Hidalgo prend le temps de montrer que les sciences de gestion ont également forgé des concepts progressistes, tels que la notion de groupes semi autonomes. Elle aurait pu citer cependant les premières expériences suédoises des années 70 dans l'optique de la  "démocratie participative"…

Dans le troisième chapitre, elle aborde la problématique du travail à travers la philosophie politique. Ce rappel est bienvenu car il resitue la question du temps de travail dans l’idéologie historique des partis de gauche. Ainsi, la question de l’âge de la retraite   est fondée par une certaine philosophie propre à la gauche : celle de la libération du travail par rapport aux temps personnels. Ce point est d’ailleurs un sujet de clivage essentiel entre la droite et la gauche : en témoigne le verbatim des questions à l’Assemblée où François Fillon injurie la gauche, allant du Parti socialiste actuel jusqu’au Front Populaire.

Les 35 heures doivent aussi se comprendre à l’aide de cette philosophie. Anne Hidalgo reconnaît bien la réussite globale de cette mesure, mais se garde d’idolâtrer ce qui est une mesure plus sociétale que sociale. Ainsi, la perspective des 32 heures est pour elle à rejeter, et sans doute, nuance-t-elle, aurait-il mieux valu "approfondir" la question du temps libéré et de son utilité sociale.

 

Un réformisme "retravaillé" ?

 

Mais le point le plus important de son propos est ailleurs. En introduction de son chapitre concernant les politiques du travail, Anne Hidalgo cite un article d’avril 2010 de Jacques Julliard   . Elle reprend à son compte cette critique assez lourde envers la social-démocratie, ayant fait le jeu du libéralisme depuis plusieurs décennies. Rappelant son attachement au principe de l’Europe politique, Anne Hidalgo confie pourtant des doutes similaires ; l’Europe, selon l’ancienne inspectrice du travail, telle qu’elle est actuellement dirigée – comme d’ailleurs, la "deuxième gauche" – serait tombée par manque de convictions dans des compromis inacceptables.

Anne Hidalgo fait bien de rappeler son attachement à la philosophie personnaliste, celle de son fondateur Emmanuel Mounier. On pourrait comprendre cette référence en son sens étymologique puisque personae signifie le masque. Tout simplement parce que ce livre semble témoigner d’une certaine dualité idéologique chez Anne Hidalgo. D’un côté, c’est l’actuelle "dauphine" de Bertrand Delanoë qui nous parle, celui qui se présentait au dernier congrès socialiste comme l’héritier le plus proche de la deuxième gauche ((Chérèque ne disait-il pas dans son dernier ouvrage Si on me cherche…, que Bertrand Delanoë était une des personnalités politiques qu’il rencontrait le plus… ?) ; de l’autre, son discours semble imperceptiblement se distinguer de la "deuxième gauche" chère à son mentor. Ses références la mettent à part : elle cite davantage Blondel que Chérèque et préfère voir dans le progressisme hérité de Léon Blum l’exigence de "vivre ensemble" plutôt que la dignité dans le travail, en se référant à Yves Schwartz et Yves Clos et à leurs propos dans l’Humanité.

On comprend aisément que son expérience d’inspectrice du travail l’incite à dénoncer les maux contemporains du travail caché ou masqué : les stages, les sans-papiers, le travail immigré et clandestin. On comprend également les longs passages de ce livre concernant le manque criant de moyens pour les médecins du travail. On abonde inévitablement dans son sens lorsqu'elle revendique l’égalité sociale et professionnelle pour les femmes. On peut ainsi saluer ce travail pédagogique pour resituer les affaires de suicides de France Telecom dans des parcours individuels.

Cependant, le répertoire des actions disponibles manque un tout petit peu dans cet ouvrage. Certes, la plaidoirie menée pour un retour à la thématique du travail est pertinente. Le fait de devoir étudier et prendre en considération le travail dans les problématiques professionnelles autant que dans le management, dans la question syndicale autant que politique est aussi intéressant ; on ne saurait trop remercier Anne Hidalgo d’affirmer – et de briser ainsi une certaine doxa en la matière – que la thématique du "harcèlement" enferme ses "victimes" dans une souffrance qui s’engendre par elle-même.

Hélas, les mesures concrètes et innovantes manquent à cet ouvrage. En quelque sorte, on attend en vain un programme large et des propositions construites pour fonder une alternative à la politique actuelle. Le dernier chapitre nous annonce pourtant des solutions "radicales" et "utopiques". L’actuelle première adjointe à la mairie de Paris constate d'abord une "triple limite" au capitalisme européen : la croyance dans la corporate governance, les principes comptables IFRS (International Financial Reporting Standards), et une certaine dérive libre-échangiste de l’Europe. Si l'analyse est incontestable, les propositions "radicales" et "utopiques" pour y répondre portent essentiellement sur l’économie sociale. Ainsi, ce vieux thème de la gauche ((à lire sur ce sujet le récent ouvrage de Michel Rocard, Si ça vous amuse..., qui resitue non sans ironie la naissance de cette idée et son irruption difficile au sein du Parti socialiste)) peut apparaître comme fort sympathique même relooké par Mohammed Yunus à travers la notion de social business. On a cependant du mal à comprendre le chemin politique à effectuer pour transformer la déferlante actuelle du capitalisme financier en un capitalisme de l’économie sociale, une sorte de monde économique de Scop (Sociétés coopératives et participatives), avatar des idées coopératives des années 1970.

On comprend l’intérêt politique de cette dernière proposition, qui fait florès par ailleurs chez de nombreux candidats socialistes aux primaires : nous ne pourrions citer que le dernier livre d’Arnaud Montebourg, Des idées et des rêves, ou bien le discours de Ségolène Royal à La Rochelle, qui voient un avenir radieux à notre vieux capitalisme. Seulement, on a du mal à comprendre pourquoi ce besoin d’idéal – les formes coopératives ont toujours existé et existeront toujours – tend parfois à cacher des absences majeures dans les discours politiques progressistes sur les vrais enjeux du travail et de la démocratie sociale en France comme dans le reste de l’Europe.

Gagner en 2012 avec un discours sur le travail ?

On aurait aimé alors en apprendre davantage des enjeux contemporains du travail. S’il est urgent de "revenir au travail", on aurait aimé pouvoir disposer d’une feuille de route pour une politique progressiste susceptible d'amener les gouvernements et les partenaires sociaux à négocier sur le travail et ses enjeux comme les montées en qualification, la santé au travail, les formes de contrats du travail d’avenir, les nouvelles formes de responsabilisation des parties prenantes et de protections de individus. Ainsi, on aurait pu attendre des discussions sur les avancées des rapports Lachmann, Pénicaud et Larose sur la santé au travail ; on aurait voulu connaître la vision d'Anne Hidalgo quant aux innovations fondamentales de la Loi Larcher du 31 janvier 2007, sur le rapport entre les partenaires sociaux et les politiques aux responsabilités. De même, on aurait voulu en savoir un peu plus sur sa vision de la Loi de Xavier Bertrand du 20 août 2008 régissant la transformation fondamentale de la représentativité syndicale et des accords majoritaires. Ou alors, on aurait pu ébaucher quelques pistes pour faire advenir enfin les moyens d’une réelle responsabilité sociale des entreprises auprès de leurs salariés et de leurs sous-traitants. Enfin on aurait pu également parler de la légitimation des bilans sociaux et du bien-être dans les entreprises.

Sans doute tous ces sujets figureront-ils dans les programmes socialistes pour l’échéance de 2012. Il reste encore du temps pour y contribuer, même si cet ouvrage en était l’occasion. En tous les cas, on ne saurait reprocher à Anne Hidalgo de ne pas avoir évoqué ces thèmes là, car le grand mérite de cet ouvrage est de poser au centre du débat, celui de l’identité de la gauche, trop souvent méprisé si ce n’est oublié : le travail