En 300 pages, ce collectif présente une synthèse comparatiste des plus stimulantes sur les pratiques de la fiction des origines à nos jours dans toutes les aires culturelles.

Il y a quelque paradoxe, sinon quelque provocation, pourrait-on dire, à parler de fiction dans Nonfiction. Mais la séparation entre un récit vérifiable et un récit inventé de toutes pièces est tout sauf étanche. Comme le rappelle Claude Calame au premier chapitre du livre dont il est question, Thucydide, pourtant tenu comme l’un des pères de l’histoire au sens moderne, évoque la guerre de Troie – événement historique – en faisant référence aux personnages homériques – créatures entièrement ou partiellement fictives. Chacun peut nommer tel ou tel roman dont le titre inclut le mot Mémoires, tel roman épistolaire tenu un temps – ou longtemps – pour une correspondance authentique. Dans un intéressant chapitre consacré au Japon contemporain, Yasusuke Oura (université de Kyoto) évoque les procès, dont celui intenté à Mishima en 1960, causés par des romans à clé pour atteinte à la vie privée. Que tous aient été perdus par le romancier montre que la fiction ne protège pas toujours contre l’accusation de diffamation.


Publication de la Société française de littérature générale et comparée, l’ouvrage coordonné par Françoise Lavocat, professeur à l’université de Paris VII, et Anne Duprat, maître de conférences à Paris IV, associe en une visée ambitieuse anthropologie et Weltliteratur. Avant d’être un genre, ou plutôt une panoplie de genres (récit en prose, épopée en vers, théâtre), la fiction est en effet un comportement, commun à toutes les sociétés. Mais la fiction, parallèlement, prend des formes diverses d’une culture à l’autre. Partant de ce double constat, l’ouvrage se présente comme un vaste parcours synthétique dans le temps et dans l’espace. Après la Grèce antique, traitée, on l’a dit, par Claude Calame (EHESS), Revital Refael-Vivante (université de Bar-Ilan) examine comment la question de la réalité et de la fiction intervient dans l’exégèse biblique hébraïque médiévale. Hachem Foda (Paris VIII) analyse les attaques de Jâhiz, au IXe siècle, contre Ibn Harma et d’autres poètes arabes classiques, à la lumière de la condamnation exprimée dans le Coran à l’encontre des poètes en général, en tant que producteurs de fiction précisément. La fiction arabe contemporaine, de l’apparition du roman de type occidental en Égypte et au Liban au XIXe siècle au cinéma actuel, égyptien et algérien surtout, est analysée par Maya Boutaghou (FIU, Miami). Dans le chapitre qu’ils consacrent à l’Afrique, Xavier Garnier (Paris III) et Jean Derive (université de Savoie) décrivent un rapport spécifique du continent noir à la fiction, fondé sur une plus grande perméabilité dans la tradition orale (qu’on retrouverait d’ailleurs dans d’autres traditions orales) entre discours mythique et discours de réalité. Ils constatent une incertitude du même type dans les romans congolais, guinéens ou nigérians d’ajourd’hui dont le point d’appui n’est pas le fait historique positif mais la rumeur publique, par définition incertaine et indéfinissable.


L’Asie reçoit dans ce livre une attention bienvenue. Philippe Postel (université de Nantes), après avoir rappelé la condamnation de la fiction par la tradition confucéenne, retrace les étapes de son développement dans la Chine ancienne et médiévale : littérature de merveilles (dite “récits d’anomalies”) à partir des IIIe et IVe siècles ; “relations de l’étrange”, parfaitement assumées cette fois comme exercices littéraires, à partir de la dynastie des Tang (VIIe siècle) ; grands romans dits “vulgaires”, dans la tradition du conte oral, à partir du XIVe siècle, dont Au bord de l’eau et Le Rêve dans le pavillon rouge sont les exemples les plus célèbres. Sebastian Veg (Centre d’études français sur la Chine contemporaine, Hong Kong) examine la manière dont le XXe siècle a rompu avec cette tradition, notamment chez Lu Xun qui présentait (abusivement d’ailleurs) en 1918, son Journal d’un fou comme la première œuvre littéraire chinoise composée en langue vernaculaire. L’apparition de la fiction dans le Japon du IXe siècle (période Heian) est évoquée par Daniel Struve (Paris VII) : si le fleuron en est incontestablement le Roman du Genji (XIe siècle), c’est le Conte du coupeur de bambou, au siècle précédent, qui en est l’œuvre fondatrice. Après la fin de l’époque Heian, le nô prend le relais de la fiction romanesque, dont il s’inspire d’ailleurs abondamment ; mais la période Edo, au XVIIe, voit se développer une littérature de fiction plus populaire, à caractère généralement réaliste et parfois comique. La tradition indienne nous est présentée d’abord sous la forme d’un entretien entre Didier Coste (Bordeaux III) et la poétesse et critique Ruknini Bhaya Nair, après quoi Didier Coste pose la question du réalisme dans le roman indien moderne, question compliquée, et en un sens enrichie, par le rapport entre les langues vernaculaires et l’anglais


L’Amérique latine ni les Caraïbes ne sauraient être absents de ce panorama. Comme l’explique Annick Louis (université de Reims), l’Amérique latine peut être envisagée sous l’angle traditionnel des rapports entre littérature et politique ou celui, plus récemment mis en relief, des clivages entre culture hispanique (ou lusophone) et traditions autochtones. La première tradition a fait de la fiction de type réaliste, sous l’impulsion des élites lettrées de la fin du XIXe siècle, un outil dans la constitution de l’identité culturelle latino-américaine dans une perspective à la fois nationale et continentale. Cette tradition, Borges l’a fait exploser, ou du moins l’a fortement remise en question, avec son recueil de 1944, justement intitulé Fictions. Élargie aux mondes anglophones et francophones, la seconde perspective, que le concept de métissage culturel résume plus ou moins, domine le débat autour de la fiction (ainsi que dans le domaine de la culture en général), dans le monde caribéen. Anja Bandau (Freie Universität) et Christoph Singler (université de Franche-Comté) rappellent notamment les positions divergentes à ce sujet du Trinidadien V.S. Naipaul, pour qui les anciennes colonies sont condamnées irrémédiablement à produire des copies serviles de modèles métropolitains, et de Derek Walcott (natif de Sainte-Lucie), lequel soutient au contraire – comme il l’a génialement illustré lui-même dans Omeros – que l’imitation peut être créatrice.


Au monde occidental, dernière étape de ce parcours, sont consacrés trois chapitres. Anne Duprat et Teresa Chevrolet (université de Genève) – qu’on mettra simplement en garde contre les dangers d’utiliser l’adjectif “anglo-saxon” dans un ouvrage scientifique si ce n’est pour désigner la période antérieure à 1066 – reviennent sur les controverses qui ont marqué l’émergence de la forme romanesque en Europe, de la fin du moyen âge au XVIIIe siècle. Jan Herman (université catholique de Louvain), prenant comme point de départ la fameuse définition par Georges May du dilemme du roman entre fins édificatrices (avec par conséquent risque d’invraisemblance) et visée réaliste (avec, cette fois, risque d’encourir le reproche d’immoralité), examine notamment ce que Jean-Marie Schaeffer, préfacier du présent volume, a baptisé la “feintise”, c’est-à-dire la prétention affichée, avec plus ou moins de sérieux, par tant de romans des XVIIe et XVIIIe siècles, des Lettres portugaises aux Voyages de Gulliver, à être un récit véridique. En troisième lieu, Richard Saint-Gelais (université Laval), Jean-Louis Jeannelle (Paris IV) et Karen Haddad-Wotling (Paris X) présentent un survol aussi bref que stimulant de la version occidentale des deux derniers siècles, de Balzac et des Russes au Nouveau Roman, sans oublier Gombrowicz et Nabokov.


Intitulée “Mondialisation ?”, la dernière partie de l’ouvrage s’ouvre sur le chapitre consacré par Olivier Caïra (IUT d’Évry) aux formes multiples que revêt la fiction dans les “industries de divertissement” actuelles (de Tolkien à Harry Potter, avec une prédominance évidente de la culture anglophone) et aux différents types de “contrat” de lecture, certains traditionnels, d’autres inédits, auxquels elles font appel. Pour finir, les deux responsables du volume proposent une bibliographie commentée des principaux travaux publiés sur le sujet au cours des quatre dernières décennies. Ce riche ensemble mérite de faire date, à la fois par l’originalité de son approche et par la qualité et la diversité des contributions qu’il rassemble en à peine plus de 300 pages. Peut-être un index ne lui aurait-il pas nui   mais tel qu’il est, le livre est la meilleure introduction possible au sujet dont il traite