Ian Kershaw réédité, une clef pour comprendre la stabilité du régime nazi.

Les éditions du CNRS livrent en cette fin d’année leur troisième édition de l’ouvrage classique de Ian Kershaw, L’opinion publique sous le nazisme. Déjà publié en français en 1995 et 2002, cette étude a été écrite en 1983 par le chercheur anglais dont chaque livre se transforme en succès de librairie   . Cet opus est le résultat d’un projet de recherche lancé en 1975 par Martin Broszat, qui visait à sortir d’une histoire par le haut de la “résistance”, pour s’intéresser à une histoire quotidienne et sociale (Alltagsgeschichte) : celle du conflit entre la volonté de contrôle totale du régime nazi, d’un côté, et la société sur laquelle il prétendait exercer ce contrôle, de l’autre.
    Penser la résistance, dans le contexte français – celui de l’occupation allemande et du régime de Vichy – revient souvent, hâtivement, à penser un couple binaire : résistants ou “collabos”. Les ouvrages de Pierre Laborie   ou de Philippe Burrin   ont depuis longtemps établi des typologies fines de ce qu’étaient les zones grises de l’opinion. C’est ce travail qu’a réalisé Kershaw dans un tout autre contexte, celui de la résistance d’un peuple envers son propre régime politique. Là encore, il ne s’agit plus d’utiliser des catégories englobantes et inopérantes, mais bien de penser un camaïeu entre les deux objets principaux de cette étude : le consensus et la dissension. Ces termes de basse intensité, si l’on peut les utiliser ici, rendent compte de manière plus efficace de la réalité des Allemands à l’époque, qui n’étaient, pour la plupart, ni des Stauffenberg, ni des membres de la Rose blanche, ni des militants des partis ouvriers en exil.
    L’ouvrage de Kershaw est d’une imparable clarté dans sa construction, il voyage chapitre après chapitre avec les groupes sociaux qu’il a isolé – paysans, ouvriers, classes moyennes   , protestants, catholiques – soumettant sa notion centrale, la dissension, à l’éclairage des sources. Le caractère monographique encourage une certaine répétition. Mais cette monotonie n’est que le reflet de l’écrasant résultat de l’analyse : s’il y a eu des résistances fortes du côté de l’Église catholique, une “liberté de ton”   très affirmée dans la critique du régime chez les paysans et des grèves nombreuses chez les ouvriers, ces résistances n’étaient jamais que sectorielles. Les groupes réagissaient à telles décisions ciblées du régime. Plus celles-ci représentaient des menaces concrètes pour l’identité du groupe social, plus la réaction était vive, mais dans l’ensemble, il n’y eut pas de remise en cause globale et organisée du régime. Sur la question de l’extermination des Juifs, qui forme le deuxième centre d’intérêt du livre, les conclusions sont sans appel : l’indifférence était généralisée.
    En restant très près des sources   , Kershaw fait œuvre de joaillier. Il cisèle des catégories d’émotions subtiles, pour décrire l’état de l’opinion : passivité   , apathie   , amertume   , fatalisme   , pessimisme   , désintérêt   … L’ensemble donne une image assez fidèle de la société allemande, prise entre deux feux : la peur de la répression, qu’on ne doit pas évacuer, et une adhésion profonde à certains buts du régime national-socialiste. Cette peur et cette adhésion forment le droit et le revers de la même médaille : celle qui explique la stabilité du régime, celle d’une dissension fractionnée et d’un consentement répandu.
    Trois des émotions méritent qu’on s’y arrête fugitivement : la désillusion, la résignation et l’indifférence.

Désillusion

    Le terme de désillusion revient à de nombreuses reprises dans l’enquête   . Il caractérise le sentiment des classes moyennes après l’avènement du nazisme : “… ces groupes avaient pris pour argent comptant les promesses illimitées des nazis et étaient maintenant amèrement déçus.”   . Mais ce sentiment n’est pas l’apanage de la bourgeoisie. Les protestants aussi, crurent en un “nouveau départ”   , celui que devait représenter 1933. Cet “idéal de 1933”   est également lisible chez certains paysans et catholiques. La chronologie de l’ouvrage est ici décevante : en commençant son étude en 1933, Kershaw, évidemment contraint par les sources, ne nous présente qu’une image en négatif. On ressent, dans cette désillusion, la force de l’espérance qui a porté Hitler au pouvoir. La force de la démagogie aussi. C’est donc avec frustration que l’on vient visiter les ruines des espoirs déçus. Il faudrait écrire l’histoire de cette promesse, de cette croyance en une rupture politique qui n’est pas intervenue là où certains ouvriers, paysans, bourgeois l’attendaient.

Résignation
   
    “Il semble cependant que les ouvriers aient obéi à des intentions et à des motivations plus souvent économiques que franchement politiques. Quels que fussent leurs sentiments profonds à l’égard du nazisme, l’attitude extérieure des ouvriers se caractérisait plus par la résignation que par la défiance”   . Une histoire de la résignation ? Les résultats de Kershaw sont ici datés, fils des ambiguités de l’école bavaroise. En voulant faire une histoire de la résistance, ce courant s’est placé en porte-à-faux, sans parvenir à assumer totalement son caractère novateur dans le champ de l’histoire sociale. Le concept de “Resistenz” – immunité – proposé par Martin Broszat, a finalement été abandonné par Kershaw lui-même.
    On retrouve dans l’ouvrage cette confusion propre au débat des années 1980. Kershaw fait-il une histoire de la résistance au nazisme lorsqu’il décrit les grèves ouvrières, les protestations paysannes face aux tarifs des denrées agricoles ou le manque de reconnaissance dont souffrent les membres de la fonction publique ? À de nombreux moments, le livre se résume à une simple histoire des conflits sociaux qui ne dit pas son nom. L’idée centrale selon laquelle toutes ses formes de dissensions relevaient d’une forme de résistance, puisque le régime politisait et criminalisait ces actes, ne tient pas : Kershaw la récuse lui-même. La conclusion est plus réduite, et par là plus honnête : “Concrètement, toutefois, le résultat (…) de l’effort de politisation par le régime de toutes les sphères de la vie quotidienne ne fit que donner plus d’ampleurs à l’association entre le malaise économique et l’aversion pour la forme nazie de gouvernement. Malgré tout, cette aliénation demeura généralement sans grande conséquence pour le régime”   . L’aversion n’est pas la résistance, et on la retrouve dans bien des systèmes éloignés du régime national-socialisme.
    Cette histoire de la résignation, déclinée dans tous les groupes sociaux, finit de donner à l’ouvrage un aspect monographique et monotone. Ce faisant, l’intérêt primordial glisse vers un sujet qui n’est pas de prime abord au centre de l’étude : celui de l’extermination des Juifs.

Indifférence

    Kershaw n’évacue pas la question de la “Solution finale”, loin s’en faut, elle constitue le troisième axe de son enquête. Les question de la tolérance des Allemands envers le génocide et de la puissance de l’antisémitisme populaire sont explosives : la polémique Goldhagen   en a témoigné quinze ans après le présent ouvrage. C’est ici que résident ses résultats les plus probants. Les conclusions de Kershaw sont claires : “La terreur, le harcèlement et l’expulsion des Juifs de la société allemande ne furent pas une réponse aux exigences de l’opinion populaire, même si ces mesures ne suscitèrent pas de véritable opposition”   . Quand opposition il y avait, elle n’avait “rien d’humanitaire”   , et ne concernait pas les principes, mais bien la manière : on critiquait les actions isolées et violentes. Les termes qui reviennent sans cesse sont ceux d’indifférence   , de désintérêt   ou de vide moral   . Le secret dont était entouré le processus d’extermination montrait en creux la conscience qu’avait le régime de ne pas disposer d’un fort soutien populaire sur cette question. Une indifférence nourrie d’antisémitisme latent suffisait largement pour mener à bien cette politique, en toute autonomie. “L’antisémitisme populaire allemand fut bien une condition nécessaire du génocide, mais il n’en fut pas la cause”   .

    Un seul regret demeure : Kershaw avait construit son projet comme un dyptique. L’opinion populaire devait être l’histoire de la “dissension”, et Le mythe Hitler, écrit trois ans auparavant, celui du consentement, voire de l’adhésion populaire   . Une publication simultanée aurait mis à l’honneur l’idée de l’auteur selon laquelle, on ne peut écrire “l’histoire de la dissidence, de l’opposition et de la résistance au nazisme, sans écrire en même celle de l’adhésion, du consentement et de la collaboration”   .