Alors que notre époque se caractérise par son idéologie du "sansfrontiérisme", Régis Debray invite ses lecteurs à ne pas voir dans la frontière une limite, mais davantage une chance dans le processus de construction identitaire, aussi bien indviduelle que collective. Ce petit texte, tiré d'une conférence donné à Tokyo par le médiologue, est d'une grande densité, et vient rappeler que l'approche géographique est une clef de lecture essentielle du monde contemporain.
Le magazine Géo a récemment fait paraitre une publicité montrant une clôture de fil barbelé s’étendant à perte de vue dans un paysage désertique. Une phrase se détache sur fond de ciel bleu : "L’homme a inventé les frontières uniquement pour donner envie de découvrir ce qu’il y a de l’autre côté". Ainsi donc, la frontière, cette ligne matérialisée ou non, sépare deux espaces distincts, donnant ainsi le goût d’aller voir ce qu’il y a de l’autre côté. Peut-être que les concepteurs d’une telle publicité ont eu entre les mains le petit ouvrage publié par Régis Debray. Ce dernier ambitionne de penser la "frontière", ou plutôt ce qu’il en reste, en cette période où le sans-frontiérisme est devenu autant un slogan qu’une formule incantatoire. Si le livre est court et ramassé (tout juste 100 pages), il est particulièrement dense et touffu. Le fait qu’il s’agisse au départ d’une conférence prononcée à la maison franco-japonaise de Tokyo en mars 2010 y est sans doute pour quelque chose. Du coup, rendre compte de l’ouvrage se mue en un périlleux exercice.
Si le médiologue prend pour point de départ la frontière géographique, il ne cesse d’en élargir le sens, et s’attache à rendre hommage à la polysémie et à la richesse de ce terme. Pour autant, nous sommes bien face à une pensée géographique : non seulement parce que l’auteur ancre son raisonnement dans l’espace, condition originelle de notre existence et de notre coexistence, mais surtout parce qu’un hommage appuyé est rendu aux géographes : Augustin Berque (grand connaisseur de la spatialité japonaise) est mentionné, et Régis Debray rappelle son admiration pour Julien Gracq, le plus géographe des écrivains.
Le texte de Régis Debray revendique une double nature : d’un côté l’éloge, comme l’affirme ouvertement le titre, de l’autre, le "manifeste", comme le stipule le bandeau rouge entourant le livre, et susceptible d’attirer l’œil du lecteur pressé en librairie. Il s’agit bien d’un éloge car Debray ne cesse de vanter les mérites de la frontière, alors même que le discours ambiant milite pour son abolition à tous les niveaux ; mais c’est encore plus un "manifeste", car le texte est résolument programmatique : s’il ne donne pas explicitement de réponses, il a au moins le mérite de soulever de multiples questions. Au lecteur de s’en saisir et de les méditer.
Outre le bandeau, l’ouvrage offre deux autres effets de "seuil" se faisant écho : une "Etude pour un vitrail avec Terminus", œuvre de Hans Holbein le Jeune, et une citation de la Contribution à la critique de la philosophie de Hegel de Feuerbach, dont nous rapportons ici un passage: "Le dieu Terme se dresse en gardien à l’entrée du monde. Autolimitation: telle est la condition d’entrée. Rien ne se réalise sans se réaliser comme être déterminé". Avant même d’entrer dans le corps du texte, le lecteur est prévenu: il y sera question de frontières et de limites, la statue du dieu Terme permettant de marquer la limite d’une propriété ou d’un territoire, mais il ne s’agit pas uniquement de frontières géographiques, ainsi qu’invite à le penser la citation de Feuerbach. Plus fondamentalement, le projet de Régis Debray est de réhabiliter la limite, d’en montrer l’importance dans l’accomplissement du destin individuel et collectif.
L’organisation interne (cinq courtes parties) témoigne de ce parcours polysémique: "A contre voie", "Au début était la peau", "Nids et niches, le retour", "Clôtures et portails, la montée" et "La loi de séparation". La première partie fait office d’exposition : Régis Debray y rappelle que sa position va contre la pensée majoritaire. Alors même qu’ "un idée bête enchante l’Occident: l’humanité, qui va mal, ira mieux sans frontières (p. 11), l’auteur souhaite "soutenir la cause décriée des lisières et des confins (p. 14)". Ou encore : "Permettez un éloge de la frontière en provenance du Couchant, où tout ce qui pèse et ce qui pose ne parle plus que de cross-over et d’open-up (p. 18)". Ne nous y trompons pas : cette position n’est en rien une posture esthétique fort répandue par les temps qui courent, où le fait de se positionner contre la pensée dominante, la doxa, serait inévitablement le signe d’une pensée libre et intellectuellement pertinente. Aller à "contre voie", c’est tout simplement l’occasion de changer de site d’observation, ce qui est, après tout, ce que nous attendons de nos intellectuels. Debray confirme son approche par un curieux paradoxe: alors même que les vertus d’un monde unifié sont chantées, il ne s’est jamais autant créé de frontières que dans les dernières décennies (p. 19). Le paradoxe est ainsi résumé : "Chacun d’exalter l’ouverture, tandis que l’industrie de la clôture décuple son chiffre d’affaires (p. 20).
La deuxième partie est l’occasion de rappeler que la géographie et le sacré sont consubstantiels, dans la mesure où la géographie prend sens dès lors qu’il existe des différences de qualités entre les espaces. Régis Debray s’appuie sur les travaux de Mircea Eliade dans L'homme et le sacré, notamment quand il écrit : "Comment faire souche ? Comment mettre de l’ordre dans le chaos ? Configurer un site à partir d’un terrain vague ? En traçant une ligne. En séparant un dedans d’un dehors. L’autorisé de l’interdit (p. 25)". On y retrouve également les réflexions d'Emile Durkheim qui, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, soulignait que "les choses sacrées ce sont celles que les interdits protègent et isolent". Cette sacralité, inscrite en certains lieux par un principe de coupure et de séparation, permet à Régis Debray de glisser en direction d’un usage métaphorique de la limite et de la frontière. Alors que le lieu sacré est mis à l’écart, à l’abris, et demeure dans la pénombre (un caveau, une crypte...), le monde contemporain repose au contraire sur une mise en lumière généralisée : "la société de l’accès criminalise l’arcane et l’opaque (p. 34)". Comme si la mise en exposition était le critère ultime de la vérité, comme si cette mise sur le devant de la scène ne conduisait pas à l’obscène.
L’usage métaphorique des notions de "limites" et de "frontières" est repris dans la troisième partie consacrée aux "nids" et aux "niches", des lieux clos dans lesquels l’individu peut se retrouver, précisément parce qu’ils se présentent comme des objets clos et ramassés sur eux-mêmes. Si les "nids" et les "niches" sont utiles à l’individu, les "limites" sont indispensables à tout groupe humain qui prétend faire communauté. Cette dernière se définit avant tout en creux, en négatif : "Une communauté sans extérieur pour la reconnaître ou l’investir n’aurait plus lieu d’être (p. 50)". Aussi, Debray peut souligner que l’expression "communauté internationale" est une coquille vide, puisqu’elle ne peut revendiquer aucune extériorité. L’illusion de la "communauté internationale" repose sur une foi dans le réseau, comme si les mailles immatérielles des réseaux électroniques pouvaient, du même coup, faire tenir les peuples. A ces "non-lieux" interconnectés viennent répondre des sites définis par des limites, un principe organisateur, élaboré patiemment dans le temps long.
Les deux dernières parties effectuent un retour à la question de départ : "A quoi sert la frontière en définitif ? A faire corps (p. 61)". La frontière ne sert pas tant à se protéger de l’extérieur qu’à se reconnaître soi-même, à s’identifier. Si l’Europe ne parvient pas à se trouver une identité, c’est précisément parce qu’elle "n’ose savoir et encore moins déclarer où elle commence et où elle finit (p. 65)". L’autre vertu de la frontière est qu’elle réenchante l’extérieur : "Là où le chemin creux s’enfonce dans les sous-bois, le monde se réenchante (p. 64)". Sur cette question du réenchantement de l’espace par le biais des lisières et des limites, Debray glisse sur une référence à Gracq. Le lecteur attentif ne peut faire autrement que penser à ce grand roman qu’est Le rivage des Syrtes, roman des confins par excellence. Tout le ressort dramatique repose dans cette extériorité radicale du territoire inconnu. Dans le roman de Gracq, c’est précisément une telle extériorité, savamment entretenue, qui fonde l’identité de la Seigneurie d’Orsenna.
Au terme de son parcours, le médiologue fait le constat qu’ "il n’y a plus de limites à parce qu’il n’y a plus de limites entre (p. 73)", opérant une fois de plus un glissement entre la frontière géographique et son emploi métaphorique. C’est d’ailleurs ce passage du sens propre au sens figuré que le lecteur a parfois du mal à saisir. Cette difficulté tient sans doute davantage de la nature orale de ce texte et de son foisonnement, que d’une carence de la démonstration. L’analyse de Régis Debray rejoint parfaitement la géographie contemporaine, établissant une corrélation entre une société et ses lieux. Tout se passe comme si notre difficulté à penser les limites et les frontières de nos espaces disaient quelque chose d’une idéologie du no limit. Debray finit par répondre par avance à ses détracteurs qui pourraient lui reprocher la tentation d’une vision essentialiste et close de l’identité, bien loin des identités contemporaines, forcément métissées et hybridées : "opposant l’identité-relation à l’identité-racine, refusant de choisir entre l’évaporé et l’enkysté, loin du commun qui dissout et du chauvin qui ossifie, l’antimur dont je parle est mieux qu’une provocation au voyage: il en appelle à un partage du monde (p. 91)"
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