Tahar Ben Jelloun, qui a bien connu Genet de 1974 jusqu’à sa mort, raconte ses souvenirs de quatorze ans d’amitié.

Harrouda, premier roman de Tahar Ben Jellloun, paru en 1973, invoquait le nom de Jean Genet à propos de Tanger. Ayant lu le livre, Genet en faisait l’éloge sur France Culture au printemps suivant, puis prenait contact avec l’écrivain marocain, alors âgé de trente-quatre ans. Ils allaient rester en rapport pendant les quatorze dernières années de la vie de Genet, et c’est le témoignage de cette amitié que nous livre Ben Jelloun à l’occasion du centenaire de “l’enfant terrible des lettres françaises du XXe siècle”.

Leurs relations ont été d’abord de travail : dès leur rencontre Genet demande à Ben Jelloun d’écrire avec sa collaboration un article sur la cause palestinienne, publié dans Le Monde diplomatique de juillet 1974. En 1975, Genet assiste, à Jussieu, à la soutenance de la thèse de doctorat de Ben Jelloun en psychiatrie sociale, qui fournira la matière de son essai La Plus Haute des solitudes (1977), où la misère affective des travailleurs immigrés en France est décrite avec une simplicité poignante. Devenu, il le dit lui-même, l’un des confidents de Genet, il se retrouve impliqué brièvement dans deux projets avortés : le premier, qui tourne court très vite en 1976, est une nouvelle traduction des Mille et Une Nuits qui aurait été faite en collaboration entre Ben Jelloun et Mohamed Al Katrani, dernier compagnon de Genet (même si la nature exacte de leurs relations demeure incertaine) ; l’autre, dont on ne peut que regretter l’abandon, est le scénario du film La Nuit venue, récit de l’arrivée à Paris d’un jeune Marocain qui en repart le soir même – l’idée émanait de Mohamed   .

Lors du terrible scandale qui éclate lors de la parution à la une du Monde, le 2 septembre 1977, de larges extraits de “Violence et brutalité”, préface qu’a rédigée Genet, sollicité par Klaus Croissant, pour une anthologie à paraître chez Maspero de textes de membres de la Fraction Armée Rouge (autrement dit la “Bande à Baader”), Ben Jelloun publie un article de soutien dans le même quotidien, “Pour Jean Genet”, reproduit ici, et dont Genet, très affecté par ce “lynchage”, lui est profondément gré. En novembre 1979, alors que Genet ressent les premières atteintes du cancer à la gorge qui l’emportera sept ans plus tard, il fait appel à Ben Jelloun pour réaliser avec lui un entretien en vue de protester contre la loi sur l’immigration que le gouvernement de Raymond Barre, sous Giscard d’Estaing, s’apprête à faire voter. Échaudé par l’affaire “Violence et brutalités”, Le Monde publie l’entretien amputé de moitié, et c’est sous cette forme incomplète qu’il a été recueilli par Albert Dichy dans L’Ennemi déclaré   . Il est publié pour la première fois dans son intégralité en annexe, tandis qu’un autre entretien (inédit ?), datant de la même époque est donné dans le corps du texte   . Outre qu’il nous fait réentendre la voix de Genet, le livre nous apporte donc des éléments nouveaux.

À plusieurs reprises, Tahar Ben Jelloun s’interroge sur la définition de ses liens avec Genet : était-ce de l’amitié – de la part d’un être dont il dit qu’il n’avait “aucun véritable sens de l’amitié” et qui s’est brouillé avec maints de ses amis –, ou bien une sorte de fraternité scellée par l’intérêt commun pour la cause palestinienne, ou encore une relation où l’intérêt avait sa part ? Ben Jelloun finit par s’arrêter au mot amitié, se décrivant en une belle formule comme un “ apprenti dans une amitié qui ne disait pas son nom”. Le Genet qu’il a connu, lui déjà si peu “gendelettre” par le passé, s’affirmait détaché de toute littérature, au besoin de refuser qu’on lui parle de son œuvre – qu’il a néanmoins parachevée, l’année de sa mort, sur le livre magnifique qu’est Un captif amoureux. Pourtant, sans aller jusqu’à voir en lui-même un disciple, c’est peut-être en tant qu’écrivain que Ben Jelloun reconnaît sa dette principale envers Genet, qui lui a appris une certaine humilité, l’oubli de ce qu’on a écrit, le respect du lecteur, l’exigence envers soi-même. Il ne dissimule pas, en revanche, ses réserves sur les positions politiques extrêmes de Genet – notamment son insensibilité aux questions de droits de l’homme de l’autre côté du rideau de fer. “Ce n’était pas un homme juste”, observe-t-il au début du livre, soulignant par ailleurs, après d’autres, le côté moral, esthétique, voire mystique, plutôt que proprement politique ou rationnel, des engagements politiques de Genet. Il défend toutefois ce dernier avec vigueur contre les accusations d’antisémitisme qui ont circulé à son sujet, faisant comparaître le témoignage de Derrida. Genet, nous est-il rappelé, quelques anecdotes révélatrices à l’appui, “n’a jamais été raciste”.

La question des relations amoureuses de Genet ne pouvait être absente de ces souvenirs. Ben Jelloun en parle sans réticences mais avec beaucoup de tact. Ayant bien connu Mohamed, qui était après tout son compatriote, il trace un portrait subtil, sans illusion mais assez affectueux au fond, de cette relation si peu conforme à l’idée qu’un gay actuel peut avoir du couple homosexuel. Genet, de toute façon, comme le rappelle Ben Jelloun, n’avait – ou du moins n’exprimait – que mépris pour les “pédés” et leurs mouvements de libération. On aurait mauvais grâce de reprocher cette attitude – et Ben Jelloun s’en garde bien – à un écrivain qui, avec Proust, a tant fait pour donner à l’homosexualité un statut à part entière dans la littérature française. Quoi qu’il en soit, ce livre, même s’il ne s’interdit pas d’aborder la question de la “sainteté” de Genet, est tout – son titre l’indique – sauf une hagiographie ; quant au Saint Genet de Sartre, qui n’en est certes pas une non plus, Ben Jelloun admet en avoir trouvé la lecture “assommante”. Il n’est pas le seul.

Un autre intérêt de l’ouvrage est d’évoquer les relations entre Genet et le Maroc, pays où il a fait des séjours réguliers de 1958 à mars 1986, un mois avant sa mort, et où il a souhaité être enterré, dans le cimetière espagnol de Larache, au sud de Tanger, près de la maison qu’il avait fait construire pour Mohamed. Il détestait, on s’en doute, le côté gay international de Tanger, mais c’est là qu’il a fait, par hasard, la connaissance de Mohamed en 1974, et il y a rendu visite à Ben Jelloun dans sa famille au cours du même été. Le livre évoque aussi, et de manière très intéressante, les rapports parfois difficiles entre Genet et les intellectuels et écrivains marocains. Il y est notamment question de Mohamed Choukri, qui a été très marqué par ses contacts avec Genet – au point de l’imiter dans ses mauvais côtés – mais dont Genet n’a pas supporté qu’il en tire publicité. La naïveté – ou l’inconscience – politique de Genet se révèle dans son indifférence apparente au sort des intellectuels persécutés par Hassan II et dans sa proposition (sagement étouffée par Ben Jelloun) de faire venir à Larache le général Dlimi, l’un des responsables de l’enlèvement de Ben Barka, à seule fin d’impressionner les voisins de Mohamed. Il finira toutefois par se lier d’amitié à l’extrême fin de sa vie avec l’un de ces opposants au régime, Anis Balafrej.

Plutôt qu’un parcours chronologique continu, le livre s’organise en courtes sections sur un thème particulier qui suivent plus ou moins le cours des événements. Cette présentation donne au livre une légèreté (dans l’acception positive, nietzschéenne du terme, inverse de la lourdeur) qui ajoute encore à son attrait. La dernière section est une émouvante “lettre à Jean” où Ben Jelloun parle à son ami de l’évolution du monde depuis 1986 en essayant de deviner quelles auraient été ses réactions. Quiconque s’intéresse à Genet se doit de lire ce livre. Il le fera avec passion et non sans émotion ni gratitude, tant il fait bien revivre cette personnalité fascinante, qui avec le temps s’affirme moins comme un enfant terrible que comme un géant de la littérature française du siècle dont nous sortons.

 

 

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