Les sociologues de la bourgeoisie livrent une analyse passionnante des affaires de la présidence Sarkozy, et invitent à repenser la guerre des classes.

* Le texte de l'ouvrage est également disponible gratuitement sur le site de l'éditeur.

 

Le citoyen attentif à l’actualité politique n’apprendra rien à la lecture du dernier livre de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot. La longue litanie des mesures politiques et des scandales qui ont émaillé la carrière du président de la République actuel n’a en effet rien de neuf, elle constitue même le quotidien, monotone, voire exaspérant, de l’actualité politique, les journaux amenant chaque jour leur lot de nouvelles du même acabit. Mais ça n’est pas pour apprendre des faits que l’on doit lire Le président des riches : c’est pour faire sens de cette accumulation. Le couple de sociologues donne en effet d’un matériau banal, un corpus de presse quotidienne et hebdomadaire rassemblé depuis l’élection de 2007, une analyse sociologique informée, reposant sur leurs travaux antérieurs. Les deux auteurs, est-il besoin de le rappeler, se sont rendus célèbres par leurs enquêtes pionnières sur les classes supérieures   . Ca n’est donc pas simplement en tant que commentateurs révoltés que les auteurs écrivent. C’est aussi, et surtout, en sociologues. L’un des grands mérites de ce livre, à cet égard, est sa distance analytique. On n’y trouvera pas d’attaques ad hominem ou de dénonciations grandiloquentes, mais une tentative de donner du sens à la situation politique actuelle.

Ce sens peut être résumé simplement : en la personne de Nicolas Sarkozy, c’est une classe sociale qui est au pouvoir. Et si ce porteur exaspère tant ses adversaires, mais aussi parfois ses alliés, c’est parce qu’il dévoile ce qui se cache. Ce "président des riches" dévoile les rênes de la domination sociale, donne à voir les réseaux qui l’ont porté au pouvoir et l’y maintiennent, les dons et les contre-dons intéressés, et montre la richesse qui était auparavant dissimulée. Les auteurs s’inspirent largement de la théorie de la domination formulée par Pierre Bourdieu, qui montre que le pouvoir doit, pour fonctionner, se dissimuler. Dès lors, le pari qu’ils font, dans cet ouvrage, est celui du dévoilement : il importe, pour s’opposer au gouvernement d’une classe sociale, de disséquer son fonctionnement, de comprendre les mécanismes par lesquels il s’impose et les ressources qu’il utilise. Il s’agit donc de mettre en scène une guerre des classes à l’œuvre.

Les huit chapitres proposent autant de perspectives sur la classe du chef de l’Etat. Le premier prend prétexte d’un événement fameux, la soirée au Fouquet’s le soir du second tour de l’élection présidentielle, pour évoquer les réseaux liés à la victoire du candidat de l’UMP. Ce soir-là, en effet, sont présents de nombreux industriels, patrons, et autres conseillers représentatifs du monde des affaires, de Vincent Bolloré (qui mit son yacht à disposition du président nouvellement élu) à Martin Bouygues. Le chapitre trois continue cette exploration des réseaux du pouvoir économique en examinant les participations croisées aux conseils d’administration du CAC40, tout comme les différents liens entre l’oligarchie économique et la classe politique : "amendement ad hominem" (Noël Mamère) voté à la Chambre pour protéger Vincent Bolloré, grand-croix de la légion d’honneur donnée pour la première fois à un chef d’entreprise (Antoine Bernheim), etc.

Or, toute la politique économique, et en particulier fiscale, du gouvernement sera ensuite dirigée vers la classe à laquelle appartiennent ces invités. Le chapitre deux recense ces mesures, en particulier la première qui fut mise en place, le bouclier fiscal. L’argumentation du Président use alors de deux rhétoriques éprouvées : la crainte de l’exil fiscal, et le populisme de la valeur fondamentale du travail. "Travailler deux jours et en donner un à l’Etat", clame-t-il, ignorant volontairement que les revenus qui sont soumis au bouclier fiscal sont pour la plupart des revenus du capital, et non du travail… Les auteurs constatent alors que la protection qu’accorde ce bouclier est très inégale. Une seule personne, Liliane Bettencourt, bénéficie d’un remboursement de 17 millions d’euros, soit 5% du dispositif. Il s’agit ainsi de préserver le capital hérité des grandes familles – la réforme des droits de succession est l’autre grand chantier fiscal du gouvernement Sarkozy – et de protéger les plus riches de toute hausse ultérieure des prélèvements : la charge pèsera sur le reste de la population, au mépris de la fonction redistributive de l’impôt. Le chapitre suivant présente d’autres mesures dirigées vers les élites économiques. La suppression de la publicité sur la télévision publique, par exemple, est une idée défendue depuis longtemps par TF1, qui accuse ses compétiteurs publics, bénéficiant de la redevance télévisuelle, de concurrence déloyale. Le pouvoir politique reprend par ailleurs la main sur cette télévision en nommant directement son directeur.

Le constat cruel que font alors les auteurs est celui de l’hétéronomie de la sphère politique, de plus en plus dépendante des puissances financières. Ils développent plus loin une analyse du double discours présidentiel sur les paradis fiscaux et le sauvetage des banques. Dans le premier cas, un effet d’annonce a suffi à désamorcer le scandale, mais ces paradis demeurent actifs et continuent de camoufler, entre autres exemples, les profits des entreprises françaises. Dans le second, l’Etat s’est endetté pour sauver de la faillite des banques qui désormais réalisent un profit sur ce même déficit, et cela sans qu’aucune contrepartie en termes, par exemple, de gouvernance financière, n’ait été accordée. Le discours de responsabilisation des institutions financières qui a accompagné ces mesures est donc en contradiction avec la réalité de l’action politique.

C’est cependant quand ils décrivent ce qu’ils connaissent le mieux, la vie des classes dominantes, que les auteurs sont les plus mordants. Ils montrent où et comment se fondent et se perpétuent ambitions et pouvoirs : par exemple, dans les quartiers privatisés du XVIe arrondissement parisien. Séparés du reste de l’espace urbain, ces lieux sont des ghettos dorés où est cultivé l’entre-soi. Les sociologues reviennent alors sur les affaires qui ont concerné directement le président, comme la mutation d’un préfet manquant de diligence et n’ayant pas appuyé suffisamment un projet de tout-à-l’égout dans la résidence de la famille Bruni au Cap Nègre. Mais ils proposent surtout une promenade sociologique le long de l’axe historique qui relie le centre de Paris à Versailles, et concentre les beaux quartiers de la capitale et de sa banlieue. Ils s’attardent en particulier sur la gestion exclusive de la ville de Neuilly (par exemple par la non-application de la loi sur les logements sociaux), ou sur les luttes d’influences autour de La Défense, et notamment les tentatives répétées de déposséder Nanterre, seule commune populaire du projet, du centre d’affaires.

L’ouvrage se conclut sur une question, "Que faire des riches ?", à laquelle les auteurs apportent une réponse inattendue : il faut les étudier et les imiter. La classe dominante est ainsi le modèle contemporain d’une classe en soi et pour soi, existant à la fois sur le papier, partageant les mêmes intérêts, mais également consciente d’elle-même. Elle est ainsi capable d’une solidarité assez forte pour faire triompher ses intérêts, assez forte pour mettre à la tête de l’Etat un de leurs représentants. Ils proposent donc de jeter un nouveau regard sur les rapports de classe : il faut resituer leur violence, leur conflictualité, en faire sens, les rendre à nouveau intelligibles. Et par ce moyen, réinstaurer une solidarité des classes dominées. Les sociologues se hasardent alors à un certain nombre de suggestions de réformes, de l’interdiction du cumul des mandats à la nationalisation des banques, pour concrétiser un tel mouvement. Ces propositions ne sont pas toujours convaincantes, et l’argumentation générale s’appuie parfois sur des bases fragiles, notamment lorsqu’il s’agit de mécanismes économiques. On regrette également la trop grande dispersion du discours, qui passe sans cesse d’une affaire à l’autre et mélange les plus anecdotiques aux plus révélatrices. Mais dans l’ensemble, ce livre enchante, autant qu’il désenchante, par la finesse et la puissance des analyses de la traduction politique des solidarités de classe. A ce titre, et malgré ses défauts, il constitue un exemple bienvenu de ce que les sciences sociales peuvent apporter à la réflexion politique, en faisant sens d’un phénomène politique singulier au-delà de l’exceptionnalisme. Cette sociologie est porteuse d’une idée forte : plutôt que de considérer les personnes, il importe de comprendre ce qu’elles représentent. Plutôt que de réduire le débat politique à un vote de confiance ou de défiance à un responsable, comprendre les véritables luttes de pouvoir qu’il recèle...