Entretien avec Jorge Montealegre : le poète des camps de prisonniers

 

En septembre 1973, un coup d’Etat militaire renverse le président chilien Salvador Allende. Quelques jours plus tard le jeune Jorge Montealegre, 19 ans, est arrêté à Santiago. Après un passage au Stade national, immense lieu d’incarcération et de torture, Jorge Montealegre sera transféré au camp de Chacabuco, dans le désert d’Atacama. C’est là qu’il commencera à écrire des poèmes. Cette expérience façonnera toute sa vie future. Rencontre à Santiago avec le poète des camps de prisonniers.

 

Nonfiction.fr- Pourquoi avez-vous été arrêté par les militaires en 1973 ?

Jorge Montealegre- J’étais très jeune, un adolescent encore au lycée…. Mais j’étais engagé dans la Démocratie Chrétienne, représentée par le candidat Radomiro Tomic à l’élection présidentielle de 1970. La jeunesse de mon parti a très vite choisi de soutenir le concept d’Unité Populaire (alliance des partis de gauche et de centre-gauche de Salvador Allende, ndlr). La nuit de la victoire du socialiste Allende, nous sommes sortis marcher dans les rues pour le soutenir : son élection a provoqué une polarisation des forces immédiate. Comme Allende n’avait pas de majorité absolue, il fallait attendre la ratification par le Congrès. Bien sûr j’étais pour, comme une bonne partie de la Démocratie Chrétienne. Sans avoir aucune responsabilité politique, j’appartenais donc à ce groupe qui commençait à prendre des positions plus à gauche, plus radicales. Comme étudiant du secondaire, j’ai donc soutenu l’Unité Populaire, un soutien toujours critique. A ce moment là, presque tous les étudiants étaient engagés, à gauche ou à droite : il était très difficile de ne pas avoir d’opinion sur ce qui était en train de se passer ! Quand le coup d’Etat a eu lieu, je militais donc dans la Gauche chrétienne, un groupe de la Démocratie chrétienne soutenant Allende, les autres ayant penché vers la droite. J’étais orphelin depuis plusieurs années et je vivais chez des cousins assez jeunes. Les militaires ont forcé la maison, pour chercher des armes, des gens ou des choses suspectes. Souvent ils venaient pare qu’ils avaient un intérêt tout particulier pour les gens de la maison ou parce que des voisins avaient raconté que des marxistes vivaient dans le coin… Ou même par hasard. C’était un moment très irrationnel.

Nonfiction.fr- Quelle a été la raison de votre arrestation ?

Jorge Montealegre- J’avais plusieurs accusations. Le militantisme était une raison. En plus les cousins chez qui je vivais étaient aussi militants d’autres partis. L’autre raison c’est que nous vivions dans un quartier résidentiel de Santiago qui s’appelle le "quartier haut", un secteur de la ville très à droite. Alors on était un peu les moutons noirs du coin…  Même dans mon lycée, j’étais parmi les peu de gens de gauche… Il était très facile de nous identifier dans ce collège d’un quartier de droite où la droite n’avait pas de contrepoids. Ici au Chili et à Santiago en particulier, il y a une ségrégation géographique, sociale et donc politique évidente. J’étais un orphelin habitant accidentellement dans ce quartier, mais je venais de quartiers bien plus populaires ! C’était donc une situation un peu irrationnelle… En plus j’étais absolument seul. Mes cousins n’étaient pas rentrés à la maison après le coup d’Etat, ils avaient trouvé asile à l’ambassade du Pérou. Comme je n’avais pas d’autre foyer, je restais dans cette maison en attendant de réfléchir à que faire, où aller. C’était aussi une demeure d’intellectuels, mon cousin était sociologue. Une maison avec beaucoup de littérature scientifique et sociale, beaucoup de livres marxistes et anti-marxistes, des revues, des journaux de toutes les tendances. C’était une famille bien informée… Et évidemment de gauche. Alors pour ceux qui sont venus fouiller cette maison, le lieu paraissait évidemment suspect, même s’il n’y avait aucune arme. Alors voilà, ils m’ont emporté. A cette époque, beaucoup de gens ont brûlé leurs propres livres. Mais dans notre cas j’aurais dû incendier la maison entière ! J’ai brûlé quelques trucs, très peu. En réalité, j’aurais dû m’en aller bien avant. Et je ne l’ai pas fait.

Nonfiction.fr- Où avez-vous été emmené ?

Jorge Montealegre- Ils m’ont mis dans une camionnette et emmené d’abord à l’Ecole militaire, l’école des officiers de l’armée. Je suis resté là-bas, presque toute la journée. La nuit, ils m’ont transféré au Stade national où je suis resté jusqu’en novembre. On a dû libérer le stade, car il y avait des matchs internationaux programmés pour le Mondial de foot... Alors j’ai été emmené à Chacabuco en bateau, un voyage de trois jours dans les cales… On avait peur de ne pas arriver. Nous avons terminé en train et en camion jusqu’à Chacabuco, un village fantôme au milieu du désert. Avant on y exploitait le salpêtre et les habitants ont abandonné les lieux. C’était un endroit bien approprié pour installer un camp de concentration. 

Nonfiction.fr- C’est à ce moment là que vous avez commencé à écrire ?

Jorge Montealegre- Quand ils m’ont fait prisonnier, je n’écrivais absolument rien. A Chacabuco, j’ai commencé à écrire de la poésie. Je n’avais aucune qualité pour le sport, ni pour l’artisanat, j’étais un personnage inutile ! Mais mon père écrivait, mon grand frère aussi. Ce monde me paraissait une expérience sur laquelle je pouvais écrire. Dans le camp, j’ai participé à des concours internes de poésie, j’ai reçu un prix… La communauté reconnaissait en quelque sorte le travail de poésie. Un jour j’étais en train de laver un plat et un compagnon s’est approché. C’était un homme plus âgé qui m’a confié comme un secret : "vous devez raconter ce qui nous arrive, jeune compagnon". A partir de ce moment, j’ai senti comme une mission, comme si cet homme m’avait donné un devoir. J’ai senti qu’il y avait une sorte de solennité… C’est là que j’ai compris qu’écrire avait un sens, compte tenu de ce qui s’était passé et compte tenu de ce que j’attendais. Pour les autres, j’étais ce jeune qui avait cette "arme" de l’écriture pour dire les choses. J’ai pris ça très au sérieux et la première chose que j’ai voulu faire à ma libération c’est continuer à écrire et bien sûr… apprendre à écrire. Car j’avais une écriture maladroite de débutant ! 

Nonfiction.fr- Dans le camp de Chacabuco, vous lisiez vos poèmes aux autres ?

Jorge Montealegre- Nous avions une espèce d’atelier littéraire et j’ai commencé à écrire grâce à l’influence d’un poète populaire, populaire dans le sens où il était employé d’une entreprise textile et qu’il n’était pas un poète professionnel ou connu. C’est Rafael Salas, il vit maintenant en France et il est en train de traduire un de mes livres. Il avait une grande capacité pour parler en public, il récitait des poèmes de Neruda de mémoire. Nous faisions des espèces de spectacles : il était capable de déclamer dramatiquement,  il avait une vraie présence scénique. Moi j’étais très timide, je n’avais jamais lu en public. Un jour ils me l’ont demandé et j’ai refusé… Mais d’autres personnes le faisaient. Quand j’ai reçu le prix, un homme, hélas mort maintenant, a récité mes poèmes : c’était un prof d’histoire qui était aussi un homme de radio. Il a donc lu mes poèmes et les a améliorés avec son interprétation ! Mes compagnons ont aussi publié les textes sur un journal mural.

Nonfiction.fr- Comment était la vie au camp de Chacabuco ?

Jorge Montealegre- Dans l’imaginaire européen, c’est ce qu’on appelle un camp de concentration avec des tours de surveillance, des grillages... Comme c’était un ancien village abandonné par les travailleurs du salpêtre après une crise économique, il y avait des maisons comme si elles avaient été quittées la veille ! Après le coup, les militaires l’ont fermé en partie avec des grillages électrifiés. Autour ils ont mis des mines antipersonnel. Parfois un chien sautait. On était averti qu’il ne fallait pas sortir… Il y avait aussi des tanks. La nuit, des projecteurs illuminaient tout et nous surveillaient. Et après tout cela il y avait le désert ! Alors ce n’était pas facile de fuir… En plus nous n’étions pas condamnés : alors nous pouvions rester là-bas un jour de plus ou… une année de plus. La torture c’était l’incertitude de ne pas savoir combien de temps on allait rester. Au contraire, au Stade national, le problème était physique. On avait peur des coups, de la torture, du froid, du ciment dur pour dormir, de la nourriture… Nous avions une fragilité et une proximité physique avec les gardes et les tortionnaires. On avait peur en permanence de la torture, de la répression corporelle. Au Stade national, tout le monde était au courant des horreurs, parce qu’on changeait souvent de lieu et on rencontrait toujours quelqu’un passé par un interrogatoire. J’étais dans "le Colisée", la partie où avant se jouaient les matchs de foot ; les femmes étaient à la piscine. Le vélodrome était le lieu d’interrogatoire, tout le monde était au courant. On voyait des gens revenir de là-bas, forcément très mal, parfois n’arrivant même plus à marcher.

C’était donc bien différent de Chacabuco où la torture était psychologique. On nous disait qu’on était des otages, que si jamais un groupe de gauche s’armait et commettait quelque chose contre le gouvernement militaire, la répression commencerait par nous. Ils nous gardaient comme garantie pendant un temps indéfini. Mais il n’y avait presque pas de tortures physiques, à part l’obligation de rester des heures au soleil dans ce climat très rigoureux du désert d’Atacama. Il y a eu quelques cas de suicides aussi. Mais nous avions une certaine liberté – toute relative bien sûr – à l’intérieur du camp. Nous pouvions nous organiser.

Nonfiction.fr- Comment se manifestait cette capacité d’organisation ?

Jorge Montealegre- Je viens justement de terminer une thèse doctorale sur la résilience de la prison politique. C'est cette propriété que nous les êtres humains avons pour nous élever quand quelqu’un nous écrase. C’est aussi une propriété de certains métaux… J’ai travaillé ce concept de la résilience communautaire. Au niveau psychologique cela s’utilise pour beaucoup de cas d’enfants et d’adolescents. J’ai repris cela en sciences sociales, pour essayer de comprendre ce qu’il m’était arrivé à moi… J’ai étudié l’expérience de prisonnier politique principalement à Chacabuco, mais aussi celle de femmes prisonnières politiques en Uruguay. Je me suis attardé sur l’organisation interne des prisonniers politiques et sur la façon dont ils font des dessins, des poésies, de la musique, comment ils rient… Il y avait beaucoup d’humour à Chacabuco. J’ai essayé de comprendre l’autre visage de l’horreur. La priorité au début c’est la dénonciation, la recherche des disparus, la quête de justice. L’autre facette est moins connue. Je me suis employé à la sauver.

Nonfiction.fr- Dans vos premiers poèmes, vous racontiez  donc cette vie quotidienne à Chacabuco ?

Jorge Montealegre- J’étais un adolescent qui n’avait pas beaucoup de formation littéraire ! Et j’étais aussi un adolescent solitaire… Alors mes premiers poèmes n’étaient pas des poèmes d’amour ! En réalité j’ai commencé à écrire parce que mon grand frère s’est marié au moment où j’étais prisonnier. Quand j’ai appris la nouvelle j’ai senti la nécessité de lui faire un cadeau… Mais quoi ? Que pouvais-je lui offrir dans ma condition ? Alors j’ai commencé à lui écrire quelque chose. Presque comme un travail d’enfant, une jolie chose… C’était tellement mièvre ! C’était une lettre très romantique, alors je l’ai coupé en vers, sans savoir grand-chose de la poésie. Ca s’est transformé en un joli petit travail de collégiens pour sa mère… Très infantile. Mais c’était mon premier poème. Alors j’ai pensé que je pouvais continuer à écrire et mes sujets étaient des choses de Chacabuco. Par exemple les maisons, chacune avait une histoire… J’ai aussi fait un poème sur une écuelle faite avec une boîte de conserve dans laquelle on préparait le thé ou le café, en dehors de la nourriture faite par les militaires. C'était une chose très intime pour nous. Ce poème a beaucoup plu, il nous appartenait ! Intuitivement, au fond, il y avait un registre de mémoire dans tout ça. Par exemple, un de mes poèmes aborde le suicide d’un compagnon. Je mentionne le nom de la personne, où elle s’est suicidée, toute l’histoire… Si on le lit bien il y a des informations qui aident à reconstruire cette quotidienneté. Beaucoup d’autres gens écrivaient aussi, plus formés à la littérature, plus matures. Moi j’ai juste commencé à écrire là-bas, et cela a une immense valeur pour le reste de ma vie.

Nonfiction.fr- Dans quelles conditions avez-vous été libéré en 1974 ?

Jorge Montealegre- Nous n’avions jamais été condamnés… Je n’ai jamais eu de procès, ni d’avocat, la situation n’a jamais été claire. A cette époque, la majorité était à 21 ans et j’étais donc mineur, comme une cinquantaine d’autres prisonniers de Chacabuco. Il y avait des pressions internationales, de l’Unicef entre autres, pour la libération des enfants et les adolescents. La détention des mineurs était quand même délicate pour les militaires, en plus des accusations irrationnelles. Alors j’ai été libéré avec un groupe de quarante mineurs. Il y avait des jeunes de 15 ans. Moi j’avais alors 19 ans.

Nonfiction.fr- Vous vous êtes alors exilé?

Jorge Montealegre- Ils m’ont laissé près du stade. Je marchais sur l’avenue principale de Santiago sans savoir où aller ! Alors j’ai commencé à aller de maison en maison, chez des militants de gauche. Mais j’étais un poids, car un ancien prisonnier demeurait suspect. Le seul travail militant de mes hôtes était de m’accueillir, cela les empêchait d’avoir d’autres actions, ils étaient neutralisés. En plus j’étais un lycéen qui n’avait même pas pu conclure ses études secondaires, je n’étais pas non plus un travailleur qui pouvait revenir à son travail : j’étais un personnage inutile, voire même une charge potentiellement dangereuse ! J’étais militant du petit parti de la Gauche chrétienne : ils m’ont proposé différentes alternatives pour sortir du pays et réaliser un travail de solidarité internationale et de témoignage de l’expérience de prisonnier politique. J’ai choisi une des propositions, aller travailler à Rome comme jeune représentant de la Gauche chrétienne au Comité italien de solidarité avec le Chili. En même temps j’allais étudier le cinéma. J’y suis resté trois années.

Nonfiction.fr- Quel genre de textes avez-vous écrit pendant cette période de l’exil ?

Jorge Montealegre- D’abord j’ai fait immédiatement un petit livre de témoignage qui s’appelle Chacabuco, pour le remettre à la troisième session de la Commission investigatrice des crimes de la junte militaire chilienne siégeant au Mexique. Alors je suis allé là-bas, j’ai témoigné et laissé mon texte qui a ensuite  circulé. J’ai continué à écrire de la poésie sur l’exil, l’amour aussi, mais sans grande prétention ni formation littéraire. J’avais toujours voulu étudier le cinéma… et non pas la littérature. Après je suis allé en France où il m’est arrivé une chose merveilleuse. J’ai rencontré un grand poète, Armando Uribe. Il recherchait quelqu’un pour taper ses textes à la machine, notamment ses articles pour le Monde Diplomatique. Comme je n’avais pas voulu me considérer comme un réfugié, je n’ai jamais consacré l’exil légalement, j’étais une sorte de touriste qui devait sortir du pays pour rentrer. Donc je faisais ce genre de travail au noir. Mais quand il a voulu me payer, je me suis senti offensé, c’était plutôt un honneur de travailler pour lui et à ce moment là je voyais l’argent comme une chose sale. Ingénument, je lui dis : "j’écris des choses, j’aimerais savoir quelle valeur ont mes textes". Je voulais la critique de quelqu’un de cultivé. Alors on a conclu ce pacte, je lui faisais des copies à la machine, il me disait ce qu’il savait. Mais il a vu que  j’avais quand même besoin d’argent. Comme j’avais ces histoires de Chacabuco et du Stade national, on a écrit ensemble un article, une espèce de reportage, qui a été publié dans le Monde Diplomatique.

Nonfiction.fr- Cette relation avec le poète a continué ?

Jorge Montealegre- Nous avons commencé à nous voir presque tous les jours. Sur le trajet entre ses cours à la Sorbonne et les autres choses qu’il devait faire, nous parlions, toujours en marchant. Il me montrait les plaques dans Paris, ici a vécu Victor Hugo, ici c’est une scène de tel livre ... Nous allions prendre des cafés, toujours financés par lui bien sûr ! Il lisait mes poèmes, faisait des suggestions, des corrections, me demandait "as-tu lu Don Quichotte ? Tu dois lire l’édition complète !".  Alors on s’arrêtait dans une librairie, il achetait le livre et me l’offrait ! Il m’avait adopté… Chez lui, on regardait mes poèmes : avec des ciseaux on coupait les vers, à quatre pattes avec tous les tronçons de papier par terre. Pour les ordonner par thème, par forme. C’était un atelier incroyable qui m’a appris à avoir du respect pour les mots, pour la poésie, pour la lecture. Cela m’a donné une certaine autonomie d’écriture. C’était vraiment de la poésie au sens littéraire, mais je ne reniais jamais ce que j’avais fait avant, parce que mes textes écrits à Chacabuco avaient une valeur documentaire et testimoniale. On a fait un livre ensemble mais je n’ai pas vécu sa publication car je suis parti au Chili en 1979.

Nonfiction.fr- Vous avez été dans les premiers à rentrer au Chili ?

Jorge Montealegre- En 1979 peu de gens rentraient. Il y a eu une "opération retour" du MIR (Mouvement de gauche révolutionnaire). Je n’avais rien à voir avec eux mais j’avais mon passeport. Alors quand on a commencé à parler premiers retours, j’y suis allé. Ca s’est passé comme ça, très simplement car j’avais conservé mon passeport valable. Pour les membres du MIR "l’opération retour" a été tragique. Beaucoup sont morts. Pour ma part je suis rentré avec peu de problèmes.

Nonfiction.fr- Quel était votre état d’esprit à ce moment là ?

Jorge Montealegre- J’ai choisi de rentrer car je n’étais pas très bien en France, toujours plus ou moins dans l'illégalité. J’évitais les policiers dans le métro et dans la rue : ils faisaient souvent des contrôles d’identité avec des critères complètement racistes. Cela avait plus de sens de rentrer de moi-même dans mon pays. En plus ma fille était née, elle avait moins d’un an et nous pensions que si nous restions à l’étranger c’était comme l’exiler elle. Alors c’était un retour très conscient, mais pas très planifié et avec une situation économique assez mauvaise. Aucun travail ne m’attendait là-bas ! Je revenais à zéro, mais en fait j’étais aussi parti de zéro. En repartant de ma situation précaire, j’ai commencé à monter, en travaillant dans différents endroits. En même temps j’ai rencontré des jeunes poètes chiliens et j’ai commencé à écrire des textes humoristiques dans une revue littéraire, c’est devenu peu à peu une spécialisation.

Nonfiction.fr- Dans les années 80 vous vous êtes encore opposé à la dictature par d’autres formes ?

Jorge Montealegre- Nous avons continué à militer en réalisant une revue dans la clandestinité, imprimée à la maison. On imprimait même des livres entiers chez nous… Cachés bien sûr, car c’était illégal. On fabriquait un bulletin qui s’appelait Libération. En France nous avions fait une revue de poésie engagée qui s’appelait Le Bateau de papier. Au Chili on a fait deux ou trois numéros en plus… Nous avons aussi publié une revue d’humour graphique et de poésie, La Châtaigne : c’était semi-public, car nous n’avons jamais eu d’autorisation du gouvernement pour la sortir mais on la vendait dans les rues, elle était même dans quelques librairies et il y avait nos noms et adresses. Ce n’était pas clandestin comme Le Bateau de papier. Il s’agissait d’une scène culturelle différente de la clandestinité.

Nonfiction.fr- Ce qu’on appelle au Chili "la génération des années 80" est cette génération de poètes engagés ?

Jorge Montealegre- J’ai donné un nom à cette génération : "la génération NN", pour "non nominada", les sans nom… Littéralement c’était une génération destinée à l’anonymat. Parce qu’il y avait de la censure et aussi parce qu’il n’y avait pas de possibilités de visibilité dans les médias traditionnels. C’était une génération plus autodidacte qu’académique, plus politique que bohème. "NN" aussi parce qu’il s’agissait de poètes et d’écrivains qui ont surgi contre la dictature, malgré la dictature. D’autres gens lui ont donné d’autres noms : "génération contre le coup", "génération de la ronéo"…

Nonfiction.fr- 30 ans après le coup d’Etat, une fois la démocratie revenue, votre livre Frazadas del Estadio national (Les couvertures du Stade national, pas encore traduit en français, ndlr) traite des périodes sombres des débuts de la dictature. Cela a été possible seulement après des dizaines d’années de recul ?

Jorge Montealegre- C’est un témoignage, mais on peut dire aussi que c’est un essai autobiographique. Ou un témoignage sur le témoignage. C’est un texte narratif, pas de la poésie cette fois. 30 ans après, j’ai repris le témoignage que j’avais écrit à 20 ans, à Chacabuco. Avec le recul, j’ai observé le texte de cet adolescent militant. Et je l’ai adopté. J’aurais pu être son père. J’avais déjà des filles plus âgées que ce jeune garçon ! Mais j’étais en condition pour écrire mieux, avec des informations que cet enfant n’avait pas en 1974. En 30 ans, d’autres gens ont écrit sur ce thème : je les ai aussi invités dans mon récit, en réalisant une sorte d’histoire chorale. J’ajoute mes réflexions d’adulte aussi. Je suis deux fois moi-même ! Je suis ce jeune garçon, j’ai laissé ses témoignages pratiquement pas corrigés. Et je suis un adulte qui l’aide depuis une autre époque. Le titre est une métaphore de l’histoire du Stade national : les couvertures posées sur le sol dur représentaient l’endroit où on dormait. Mais aussi, quand ils emmenaient quelqu’un à un interrogatoire, ils lui mettaient une couverture sur la tête. C’est aussi une métaphore du Chili. Avec une couverture sur la tête, tu es caché et tu ne vois pas ce qui se passe à l’extérieur. J’ai donc pris ce jeune garçon au moment où il avait la tête sous la couverture, en pensant que beaucoup de chiliens sont restés sous la couverture pendant des années… Alors il faut les aider, leur raconter leur propre histoire pour qu’ils se débarrassent de cette couverture. Ce livre porte clairement une revendication de mémoire personnelle et collective.

Nonfiction.fr- Pensez-vous que votre expérience de prisonnier politique a influencé toute votre œuvre ?

Jorge Montealegre- Oui. C’est une expérience qui sera toujours présente en moi. Je me suis donné la mission de raconter ce qui s’est passé. Dans un premier temps j’ai écrit ce témoignage de Chacabuco, très simple, chronologique, spontané. Las Frazadas del Estadio nacional est plus complexe, il y a d’autres voix, des structures distinctes, des formes littéraires différentes. Quand j’ai écrit sur le processus de résilience des prisonniers politiques, bien sûr j’avais toujours cette expérience dans la peau : mais cette analyse théorique peut s’appliquer aussi aux prisonniers en Uruguay par exemple. Voire même aux 33 mineurs : ils ont bien résisté à cette prison sous terre. Mais cette thèse sur les prisonniers politiques n’est pas testimoniale, c’est le travail d’un chercheur qui a pris une distance avec son expérience.

Nonfiction.fr- Est-ce que vous vous considérez comme un écrivain politique ?

Jorge Montealegre- Je ne me définis pas comme poète politique mais comme poète tout court. Cependant je n’ai aucun complexe si on me décrit comme un poète politique. Par exemple une anthologie des poètes des années 80 est sortie il y a quelques jours et je suis dans le chapitre des poètes politiques... Comme il y a toujours des pauvres, des injustices, des désirs de changer la société, cela ne me dérange absolument pas ! Ces poètes qui se fichent de la dictature et n’abordent jamais ces évidences historiques sont aussi politiques… Pour ma part je me suis toujours engagé à enregistrer tout cela, à laisser une mémoire.

Nonfiction.fr- Que pensez-vous du processus de mémoire de la dictature au Chili aujourd’hui ?

Jorge Montealegre- Je crois qu’il va falloir encore beaucoup de temps et de travail pour que la société prenne en charge ce qu’elle a produit. Il y a eu des efforts, on a avancé sur la vérité, peut-être moins sur la Justice. Par exemple il existe maintenant un Musée de la mémoire… Aussi, j’ai fait cette étude sur la prison politique grâce à une bourse. Bien sûr je valorise toutes ces choses. Mais je me rends compte qu’au final toutes ces initiatives sont impulsées par nous, les victimes directes ou indirectes. Au Chili, cette mémoire n’est pas encore une affaire sociétale mais une affaire concernant les gens qui ont été touchés. Alors on a besoin d’un effort non seulement de l’Etat mais aussi de la société civile, par exemple pour que cette histoire soit intégrée naturellement et intégralement dans les programmes scolaires. Il ne s’agit pas de promouvoir la vengeance, ni de créer des générations haineuses. Il s’agit juste de ne pas nier les victimes qui racontent leur histoire et de ne pas se fier aux histoires officielles et tronquées de ceux qui ont violé les droits humains

 

Propos recueillis par Lucie de la Héronnière