Une enquête, remarquablement documentée, sur le cheminement tortueux d'une des plus belles voix rock du XXe siècle.

C'est une carrière brève, mais intense que celle de Janis Joplin, et particulièrement délicate à analyser, tant cette personnalité est, malgré sa légende, mal comprise. Que sait-on vraiment d'elle ?

  

Texas, 19 janvier 1943 : naissance de Janis Joplin.
1966 : débuts au sein de Big Brother and The Holding Company.
Summer of Love 1967 : Janis Joplin envoûte littéralement la foule en liesse du Monterey International Pop Festival.

1968 : après la séparation du groupe, Janis Joplin publie un album solo, I Got Dem Ol’ Kozmic Blues Again, Mama, dont se détache le morceau, culte à souhait, "Try (Just a Little Bit Harder)".

Los Angeles, 4 octobre 1970 : elle a beau avoir essayé, elle n'y est pas arrivée... Janis Joplin est terrassée par une overdose.

Nous savons peu de choses, donc, mis à part son chant rocailleux, d'une profondeur inégalée, sa reprise déchirante de Summertime et sa réputation sulfureuse de femme (trop) libérée... Jeanne-Martine Vacher, auteure, journaliste et productrice d'émissions sur France Culture, s'est lancée, comme l'indique le titre de sa biographie, dans un road trip passionnant, brassant différentes couches de populations ou différentes way of life américains - il y a un univers entre le Texas et la Californie. C'est toute la culture beatnik, dont Janis Joplin fut l'une des têtes de proue, que l'auteur retrace ici, évoquant les ambiances presque irréelles des Venice et autres Village de l'époque.

Pour ce, elle rencontre amis d'enfance, petits amis, grands amours, managers plus ou moins bienveillants, musiciens, agents, etc. Forte de nombreux témoignages, l'auteur révèle des zones obscures de la personnalité de Janis Joplin. Et, c'est sans doute là l'une des plus grandes qualités de Sur la Route de Janis Joplin, met en lumière son engagement farouchement anti-traditionnaliste (et, fait courageux à l'époque, anti-guerre, anti-racisme et anti-machisme). Cette biographie, singulièrement soutenue, s'impose comme l'un des ouvrages de référence sur la chanteuse américaine. Afin d'en savoir un peu plus sur les tenants et aboutissants d'une telle démarche, Nonfiction a interrogé Jeanne-Martine Vacher. 

 

Nonfiction.fr- Lors de la genèse de cette biographie, à quelles difficultés avez-vous été confrontée ?


Jeanne-Martine Vacher : Pour reprendre un peu pompeusement, et en la détournant, la célèbre formule de François Mitterrand, "je crois aux forces de l'esprit", je dirais que lorsque l'on est habité par un désir impérieux, quelque chose se met en place qui force les difficultés du réel. C'est ce qui s'est passé dans ce projet, où toutes les portes se sont ouvertes sans difficulté, alors que l'obstacle premier était la langue, cet anglais que j'aime infiniment mais que je ne maîtrisais pas à la perfection, et qui pourtant ne m'a jamais fait défaut. Cela ne m'a jamais empêchée d'entrer en sympathie avec ceux qui étaient face à moi, et durant les longues heures de nos conversations se nouait quelque chose qui rendait possible les échanges les plus profonds. Etant petite fille, le jour de ma confirmation, la seule chose qui m'intéressait était de voir, si comme on le disait des apôtres, j'allais me mettre à parler des langues étrangères couramment. Inutile de vous dire que je fus fort déçue et mystiquement très ébranlée. Peut-être que ce miracle s'est produit lors de mon voyage sur les traces de Janis...

La seule difficulté peut-être, celle du biographe, est de laisser de côté ses certitudes, ses intuitions pour essayer de reconstruire cet autre avec lequel on entretient une relation intime qui peut parfois être trompeuse. Et de faire parler des gens qui avaient beaucoup parlé de Janis depuis des années et dont le discours parfois pouvait s'être figé dans un récit trop répété. C'est pourquoi il m'est arrivé de partager avec eux beaucoup plus que le temps d'une interview, de parler de choses qui ce concernaient pas Janis pour revenir à elle, toujours, mais différemment...


Nonfiction.fr- Quelles sont les découvertes, ou rencontres, qui vous ont le plus marquée dans votre approche de Janis Joplin ?


Jeanne-Martine Vacher : Toutes furent très intenses. Amis d'enfance, musiciens, soeur, compagnons de l'héroïne... tous ont en commun une intelligence, parfois une grande culture, une sensibilité à fleur de peau et un goût du partage. Et ces longs moments passés avec chacun d'entre eux, qui me permettait de les ressentir au plus près, m'ont permis de ressentir Janis très intensément. Riant avec l'un, bouleversée par l'autre, je comprenais ce qu'elle avait aimé en eux, ce qu'ils lui avaient apporté, et donc ce dont elle avait besoin. Je ne crois pas en un être et une vérité, surtout quand il s'appelle Janis Joplin. Je crois qu'il est la somme de vérités multiples, et que chacun de ceux que j'ai rencontrés incarne une vérité de Janis. C'est pourquoi j'assume toutes ces parts de subjectivité, y compris la mienne, espérant laisser ainsi le lecteur libre de réagir. Et c'est également pour cette raison que j'ai composé mon livre sur deux plans : une part plus historique mettant la vie de Janis en rapport avec l'Histoire, les temps qui l'avaient vue naître, et le monde de la musique. 

Nonfiction.fr- D'après vous, en quoi Janis Joplin est une artiste fondamentale du rock, et de la musique en général ?

Jeanne-Martine Vacher : J'ai essayé de traduire au plus près la part de l'artiste et de l'interprète. Comme beaucoup d'artistes au destin tragique, Janis Joplin a souvent été dépossédée de son talent et de son travail, car sa vie n'était pensée qu'en fonction de sa mort. Parce qu'elle nous bouleverse, sa voix est souvent considérée exclusivement à travers cette force émotive, alors qu'elle est le produit tout autant d'un travail minutieux, répétitif, construit de façon autodidacte depuis l'adolescence. Ce qui me frappe dans la destinée musicale de Janis, c'est sa grande solitude. À part quelques amis qui l'ont guidée à ce sujet, elle s'est souvent débrouillée toute seule.

A la toute fin de sa vie, elle commençait à construire véritablement, à penser de nouveaux chemins musicaux, car elle avait fait des rencontres professionnelles essentielles comme son dernier producteur, Paul Rotschild. A mes yeux, elle n'est pas une très grande voix à l'égal d'une Callas, d'une Kathleen Ferrier ou d'un Hans Hotter qui conjugue la maîtrise avec la pulsion, ce qui est la définition même de l'acte musical, c'est aussi son extrême difficulté. Elle est très loin d'avoir été au bout de tout cela, n'oublions pas qu'elle est morte à 27 ans. Je pense que si elle avait vécu plus longtemps, elle aurait atteint d'autres sommets. Comme le fit une Nina Simone qui incarne l'aboutissement de la violence du ressenti, de la complète maîtrise de son expression.


Nonfiction.fr- Votre biographie brosse aussi le portrait d'une époque... comment avez-vous abordé cet aspect historique et sociologique ?


Jeanne-Martine Vacher : N'étant pas historienne de formation, j'ai beaucoup travaillé sur la question de ces années 60. J'ai beaucoup lu, rencontré beaucoup de ceux qui les avaient vécus. C'est pourquoi, par exemple, j'ai tenu à ce que soit présente et longuement interviewée Kate Millett, qui était à l'époque l'une des figures emblématiques du féminisme américain - et mondial. Son analyse à la fois sensible et réfléchie de la vie de Janis et de son personnage me paraissait essentielle. Ce qui m'a beaucoup frappé, c'est de mesurer à quel point ces années 60, dont on ne parle souvent qu'en pointant l'extraordinaire liberté et explosion créative, avait été également d'une noirceur tout à fait spectaculaire. Ceci s'incarnant aussi bien dans les grandes émeutes des ghettos noirs que dans le monde du rock et de la contre-culture que symbolise parfaitement le concert d'Altamont... On y voit Mick Jagger, totalement démuni, assistant à un meurtre dans le public et tentant de calmer une foule d'une extrême violence.

D'un autre côté, tous les films que j'ai pu regarder de ce San Francisco des années 60 où vivait Janis, et dont elle était la reine, montrent une population insouciante, presque enfantine, joyeuse et joueuse. Ces forces de vie et de mort cohabitaient en même temps et, d'une certaine façon, Janis Joplin en est la parfaite incarnation

 

Propos recueillis par Sophie Rosemont.