Le débat sur la réforme des retraites et les récentes projections de l’Insee   ont offert une place centrale à la question générationnelle dans le débat public. Au-delà des questions de partage de richesse entre actifs et inactifs, d’autres questions sociétales et politiques se posent. Dès 2035, un tiers de la population aura 60 ans et plus et les senior représenteront près de 40% du corps électoral français. La France deviendra-t-elle alors une gérontocratie rétive aux changements politiques et sociaux ?

A plus court terme, le vieillissement de la population peut-il être un obstacle à l’alternance politique dès 2012 ? La question inquiète aujourd’hui la gauche et semble rassurer la droite. Dix-huit mois avant l’échéance présidentielle, la très forte impopularité de l’exécutif au pouvoir et le succès des socialistes aux élections régionales de 2010 offrent de nouveaux espoirs à la gauche. Certes, les propositions formulées par l’opposition peinent encore à convaincre l’opinion et la gauche redoute, comme en 2007, les rivalités fratricides des dirigeants socialistes. Mais, elle peut désormais dépasser le vote sanction antigouvernemental : plusieurs enquêtes d’opinions montrent un nouveau désir d’alternance   et une possible –et inédite- convergence entre les différents univers internes à la gauche   Pourtant, la fragile dynamique politique devra surmonter deux principaux handicaps structurels que rencontre le Parti socialiste à chaque élection : l’étroitesse de sa base électorale au premier tour, de plus en plus concentrée dans les centre-ville   , et le vieillissement de la population française qui fait craindre un renforcement de l’électorat de droite. C’est aujourd’hui vers le second obstacle que les regards convergent.

L’électorat le plus âgé semble aujourd’hui l’objet de toutes les convoitises de la majorité politique, convaincue que ce dernier constitue un socle électoral à consolider, comme de l’opposition socialiste. Les dernières séquences politiques en sont une parfaite illustration. L’offensive sécuritaire menée par le Président de la République, depuis le discours de Grenoble le 30 juillet, a visé essentiellement à conforter les électeurs les plus âgés   . De même, les arbitrages effectués par le gouvernement dans la réforme des retraites, tout comme les contre-propositions formulées par les socialistes ont soigneusement protégé les plus âgés. Pour la droite, l’urgence de la réforme est tout autant financière que politique : il s’agit de rassurer les personnes âgées sur la pérennité de leur pension quitte à occulter la dégradation de celle des futurs retraités. Pour la gauche, il s’agit de se désolidariser du discours stigmatisant la situation privilégiée des retraités. Ainsi le PS a éludé l’idée formulée par le think tank Terra Nova de supprimer la fiscalité dérogatoire dont bénéficient les retraités   Il ne souhaite pas aggraver la défiance des seniors qui apparaît aux yeux de nombreux socialistes comme leur "faiblesse majeure".  

Une revue–non exhaustive- des études et des publications récentes et un recours à la géographie électorale s’imposent pour tenter de mesurer les enjeux électoraux du vieillissement de la population française.

Distinguer effet d’âge et de génération

Le vieillissement de la population est souvent présenté comme le principal obstacle électoral à la victoire de la gauche. Le poids des senior ne cesse de croître dans la population française   et plus encore dans le corps électoral du fait de l’abstention croissante des plus jeunes électeurs.  

Or, l’ensemble des enquêtes le montre, l’électorat le plus âgé a toujours voté globalement plus à droite. Ainsi, depuis 1981, au second tour des élections présidentielles alors que les 18-24 ans ont régulièrement voté à plus de 60% pour le candidat de gauche   , les plus de 65 ans se sont exprimés dans une même proportion pour le candidat de droite. En 2007, le clivage s’est accentué au second tour, les plus de 65 ans ont voté à près de 70% pour Nicolas Sarkozy alors que la candidate socialiste était majoritaire dans le reste de la population ((Bréchon, 2007).

Les raisons de ces divergences de comportement électoral sont bien connues : l’installation dans la vie s’accompagne d’une accumulation de richesses et du souci de défendre son bien ((Ysmal, 1990, p.34)). Les plus âgés sont donc plus sensibles à l’ordre social et économique : en vieillissant, ils deviennent plus rétifs au changement et s’y adaptent plus difficilement. De plus, ils sont davantage croyants et vivent plus souvent dans les espaces ruraux. Autant de facteurs qui les rendent plus sensibles à un discours conservateur porté traditionnellement par la droite.

Néanmoins, ce constat mérite d’être nuancé. Il faut tout d’abord distinguer vote d’âge et vote générationnel   . L’âge caractérise une personne à un moment donné de la vie. La génération est un "film qui représente l’histoire d’un groupe d’âge"   . Si l’effet de l’âge agit presque mécaniquement dans le glissement conservateur de certains électeurs, il n’en est rien pour l’effet de génération. Le contexte politique et sociétal de la socialisation politique de chacun a probablement des effets structurants qui peuvent se prolonger au cours de toute une vie. Ainsi les Français nés entre 1930 et 1950 ont toujours plus voté à droite qu’à gauche depuis 1981. Les électeurs âgés de plus de 65 ans n’auraient donc pas majoritairement voté à droite en 2007, parce qu’ils avaient plus de 65 ans, mais parce qu’ils étaient nés entre 1930 et 1950. Inversement, les 45-55 ans votent en moyenne plus à gauche que leurs aînés, parce que, nés entre 1950 et 1970, ils font partie de la génération mai 68. Pour ceux-ci comme pour leurs aînés le premier vote a une sorte de pouvoir d’immunisation   : les électeurs restent assez fidèles, leur vie durant, au choix de leur premier vote.

Par ailleurs, l’âge est une variable qui a un impact assez différent selon les scrutins. Les élections de 2007 ont accusé fortement le clivage entre les jeunes et les personnes âgées certainement à cause de la valorisation du thème du patrimoine (accession à la propriété, quasi-suppression des droits de succession) dans le discours de Nicolas Sarkozy mais aussi à cause de la présence d’une femme au second tour   . Au contraire, en 1995, les différences de comportements entre classes d’âge étaient minimes. En se positionnant sur le thème de la fracture sociale, Jacques Chirac avait alors incarné le mouvement et séduit les plus jeunes électeurs   . Si cette "performance" fut inédite à droite, elle prouve que le programme mis en valeur par le candidat peut contrarier les effets classiques de l’âge sur le vote.

Confronter les enquêtes d’opinion aux résultats électoraux spatialisés

L’étude précise des résultats électoraux et l’apport de la géographie électorale dans le cadre de l’Ile-de-France fournissent des résultats plus contrastés que les enquêtes d’opinion précédemment citées.

A l’échelle municipale, Emmanuel Todd a mis en valeur le lien entre le résultat des élections municipales dans les grandes agglomérations françaises en 2008 et un coefficient de vieillissement de ces villes   . La corrélation est très claire : les villes plus jeunes ont élu une équipe municipale de gauche, les plus âgées une équipe municipale de droite. Néanmoins, ce coefficient de vieillissement rapportant la proportion des individus de plus de 60 ans à celle des individus de 20 à 29 ans ne permet pas de déterminer l’élément discriminant : la surreprésentation de personnes âgées ou la sous-représentation de jeunes ? Emmanuel Todd s’attache davantage à la seconde : pour lui, le vote de gauche traduit la protestation de jeunes de niveau universitaire en cours d’appauvrissement. C’est sans doute surévaluer le poids électoral des 20-29 ans qui s’abstiennent massivement aux scrutins locaux. Les plus jeunes d’entre eux, encore étudiants, sont peu nombreux à voter sur le lieu de résidence dans lequel ils ont été recensés : beaucoup continuent à voter dans leur commune d’origine, celle du domicile parental.

De fait, l’analyse du vote aux élections régionales de 2010 à Paris met en valeur des préférences partisanes plus marquées chez les électeurs les plus âgés que chez les plus jeunes. Ainsi à l’échelle des 80 quartiers administratifs parisiens, le vote de droite, réunissant les suffrages obtenus par l’UMP et Debout La République, est très fortement corrélé à la présence de personnes âgées de plus de 60 ans (coefficients de 0,69 et 0,70), contrairement aux votes écologiste et socialiste qui présentent des taux de corrélation négatifs élevés (-0,60 et –0,69). Dans l’espace parisien, les zones de force du vote conservateur se situent à l’ouest (VIIe, VIIIe, XVIe et XVIIe arrondissements), là où la proportion de personnes âgées est la plus élevée. Néanmoins le lien n’est pas mécanique : à l’est d’une ligne Porte de Clignancourt-Porte d’Orléans, la structure générationnelle de la population apparaît moins déterminante. Ainsi les quartiers Bel Air et Montparnasse (XIIe et XIVe arrondissement) figurent parmi les plus âgés sans être une zone de force de la droite (second quartile). Classé dans le même quartile pour la structure générationnelle, le quartier Croulebarbe (XIIIe arrondissement) se situe même sous la médiane du vote conservateur. A l’inverse, les quartiers Europe et Madeleine (VIIIe) votent massivement à droite alors qu’ils figurent dans la moitié des quartiers la plus jeune. En réalité, la variable générationnelle s’avère insuffisante à expliquer le vote conservateur. Elle participe d’une fracture territoriale qui repose sur des oppositions tout autant sociale, politique ou culturelle que générationnelle. A l’opposé de la pyramide des âges du corps électoral, le vote de droite est peu corrélé avec la présence des plus jeunes. Les calculs mettent en revanche en valeur une corrélation négative avec le vote Front National   et un lien positif avec la gauche. C’est la présence des trentenaires (25-39 ans), des jeunes actifs, qui semble déterminante pour le vote écologiste (0,79) et dans une moindre mesure pour le vote socialiste (0,53).

 

 

A l’échelle francilienne, si l’on prend en compte les 1300 communes de la région administrative   , les coefficients de corrélation sont moins élevés. Les communes dans lesquelles les plus de 60 ans sont les plus nombreux sont également celles où l’UMP obtient ses meilleurs résultats (coefficient de 0,28). Au contraire celles où les 15-29 ans sont les plus nombreux sont correspondent à celles qui offrent le plus de suffrages au PS (coefficient de 0,42). Néanmoins, le second résultat est à nuancer. Les communes les plus jeunes, et souvent les plus marquées à gauche, sont celles –sans surprise- où la participation a été la plus faible en 2010 (coefficient de corrélation de –0,45). Est-ce donc bien l’électorat jeune qui est ici le plus déterminant ? La structure démographique particulière observée n’est-elle pas plutôt un caractère métropolitain (avec la présence d’universités et de logements étudiants) de villes centrales dans l’agglomération parisienne, qui pour d’autres raisons –capital culturel notamment- votent plus à gauche que les communes périurbaines   ? La carte illustre bien la faiblesse de la corrélation entre les votes de droite et la présence de personnes âgées. Si globalement, les marges de l’Ile-de-France sont à la fois plus âgées et plus conservatrices, l’analyse détaillée de l’ensemble du territoire régional ne permet pas d’aboutir à la même conclusion. Fortement conservateur, le territoire des Yvelines se distingue moins nettement pour sa structure générationnelle. Surtout dans l’espace central de l’agglomération -pour simplifier Paris et la première couronne- la coupure est/ouest très nette au niveau politique est beaucoup moins marquée au niveau générationnel. Plus encore qu’à l’échelon parisien, l’âge semble être une variable insuffisante pour expliquer le vote.

 

 

Enfin, à l’échelle nationale, la corrélation observée précédemment est plus ténue encore. Selon les scrutins et le maillage choisi, les résultats diffèrent assez largement. Si l’on cartographie les résultats de Nicolas Sarkozy au second tour des élections présidentielles de 2007 à l’échelle départementale on observe un résultat étonnant : contrairement aux conclusions précédentes, en 2007, ce sont les espaces où les personnes âgées sont les plus nombreuses qui ont été les plus réfractaires au vote Sarkozy. En effet, le candidat de droite a réalisé ses meilleurs résultats à l’Est d’une ligne Cherbourg-Marseille (exceptés les fiefs de Seine Saint-Denis et du Pas-de-Calais), or ces mêmes territoires sont ceux dans lesquels la proportion de personnes âgées est globalement la plus faible. Certes à la frontière de cette séparation on observe des départements aux caractéristiques socio-politiques opposées (population âgée nombreuse, vote Sarkozy élevé), mais la comparaison des cartes demeure frappante. Le calcul du coefficient de corrélation confirme la tendance (–0,26). La corrélation n’est pas très élevée, mais elle demeure négative.

 

 

Ces résultats sont néanmoins à manipuler avec la plus grande prudence. D’abord, il est établi depuis de nombreuses années que l’agrégation de données à l’échelle départementale est inadaptée à une étude de géographie électorale rigoureuse. Ensuite, prenons garde à ne pas sombrer dans l’erreur écologique : l’existence d’une relation entre deux phénomènes corrélés, sur un territoire donné, ne permet pas toujours des conclusions au niveau des comportements individuels. La France du grand sud-ouest regroupe des territoires moins urbains, moins touchés par la crise de désindustrialisation que la France du nord-est qui a voté en masse Nicolas Sarkozy. Les premiers territoires, plus ruraux, accueillent de nombreuses personnes âgées. Si ces dernières n’ont pas nécessairement été déterminantes dans le relatif succès de la gauche (les plus jeunes ont certainement encore moins voté à droite que leurs aînés), elles n’ont pas néanmoins représenté un handicap électoral majeur. A l’échelle nationale, le poids des cultures politiques régionales semble donc une variable lourde qui contrarie ou relativise celle de l’âge. Certes, en exploitant les résultats cantonaux, la corrélation entre le vote de droite et la présence de personnes âgées devient positive. Mais elle demeure plus faible à l’échelle nationale qu’aux échelles francilienne et parisienne : elle ne dépasse pas 0,14 aux élections régionales de 2010   .

Le poids de ces fractures territoriales dans le paysage politique français n’a pas échappé aux élus de droite, comme de gauche. Récemment Jean-Pierre Raffarin, en bon connaisseur de la géographie électorale française insistait sur la différence de mentalités entre la moitié Est du pays, qui serait plus encline que la moitié ouest au discours sécuritaire   .

D’un côté, l’Est globalement plus populaire, plus poreux aux idées portées par l’extrême droite. De l’autre, l’Ouest, terre de notables, plus pondérée, plus libérale. Cette nouvelle géographie électorale résulte de profondes mutations observées dès le scrutin de 2007   . Les régions occidentales, jusqu’alors partagées entre tradition radicale et conservatisme, connaissent aujourd’hui un réalignement à gauche de l’électorat modéré démocrate-chrétien. Elles restent également très hermétiques à l’influence du FN et au durcissement du discours sécuritaire entrepris par Nicolas Sarkozy et l’ensemble de l’UMP.

L’analyse multiscalaire nuance donc quelque peu la prépondérance du lien entre âge et vote. Si au niveau individuel, l’électorat âgé est plus enclin au vote conservateur, il demeure toujours sensible au contexte politique local, au milieu social et géographique dans lequel il s’est acculturé politiquement. Les solidarités intergénérationnelles dépassent sans doute des intérêts catégoriels que les partis ont tendance à surestimer. Si en 2007, les personnes âgées ont été sensibles au thème du patrimoine, d’autres enjeux, traditionnellement défendus par la gauche, comme celui de la sauvegarde d’un système de couverture sociale fortement fragilisé, pourraient être porteurs auprès des mêmes électeurs en 2012. L’analyse fournit également une traduction électorale de la fragmentation des territoires   . Braquer les projecteurs sur l’électorat âgé permet d’éclairer de nouvelles fractures électorales à l’œuvre au sein des territoires. A l’échelle locale, à l’intérieur des grandes agglomérations les clivages politiques révèlent des oppositions sociales et générationnelles fortes, souvent plus marquées qu’aux échelles régionale ou nationale   .

Plus que jamais, les inégalités électorales traduisent de nouvelles fractures urbaines et locales

 

* Bibliographie :

 

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BRECHON Pierre (dir), 2007, Les élections présidentielles en France, La Documentation Française.

 

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MIQUET-Marty François, 2010, La guerre des gauches n’aura pas lieu, Fondation Jean Jaurès.

 

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YSMAL Colette, 1990, Le comportement électoral des Français, Paris, La Découverte.