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Dans une chronique intitulée "Les jeunes et l’égofraternité" (Le Figaro, 14 octobre 2010), Luc Ferry explique que les jeunes manifestants donnent une bien piètre image d’eux-mêmes à leurs futurs employeurs : "avant même d’avoir commencé à travailler, les voilà déjà en grève !" Alors Luc Ferry s’insurge : "Et pour quelle grande cause ? La faim dans le monde, la justice pour les damnés de la terre ? Point du tout. Pour leur petite personne déjà préoccupée par l’image douillette du vieillard en charentaise davantage que par une utopie grandiose."

Cette rhétorique est symptomatique de l’incohérence morale dont souffre une bonne partie des élites françaises. D’une part, on exige des pauvres, des jeunes, des faibles, qu’ils soient altruistes, qu’ils fassent preuve d’abnégation en ce qui les concerne personnellement, et qu’ils ne s’engagent que pour des causes grandioses.

A l’inverse, on comprend tout-à-fait, et sans l’ombre d’une condamnation morale, que les plus riches s’expatrient pour payer moins d’impôts. On ne se contente pas de les comprendre, on les plaint. On justifie même leur comportement. On comprend aussi ceux qui, pour pouvoir se payer une Rolex avant leur cinquantième anniversaire, refusent en bloc la solidarité, l’Etat-providence, les retraites par répartition ou la progressivité de l’impôt.

Comme il y a une justice à deux vitesses, il y a une morale à deux vitesses.

Les riches peuvent défendre leurs intérêts privés, combattre l’impôt, refuser de partager, fouler du pied la solidarité : c’est bien normal. En revanche, que les pauvres sortent dans la rue pour leur maigre retraite, pour leurs soins de santé, pour le maintien des services publics, et la classe bien-pensante à tôt fait de leur reprocher leur égoïsme, leur corporatisme, la défense inique de leurs privilèges et autres avantages acquis.

Est-il pourtant plus légitime de frauder le fisc parce qu’on s’imagine avec une Rolex au poignet au volant d’une voiture de luxe, que de manifester parce qu’on s’imagine en charentaises à soixante ans ? La volonté de s’enrichir toujours plus sans se préoccuper d’autrui doit-elle être comptée parmi les "grande(s) cause(s)" qu’évoque Luc Ferry ?

Pour prendre à rebours cette rhétorique absurde, retrouvons un certain courage. Osons reprocher leur égoïsme à ceux qui le maquillent sous les mots magiques et creux d’"efficacité économique", d’ "incitation au travail", de "concurrence fiscale internationale". Une fois ce changement rhétorique acquis, il sera d’autant plus facile d’imposer la fortune, d’être sévère avec les fraudeurs et autres objecteurs de conscience (fiscale), et enfin de trouver des ressources financières pour les dépenses vraiment utiles