Si l'Odéon nous était conté... Il ne saurait l'être mieux que dans ce volume où figure toute l'histoire de ce grand théâtre parisien, du Mariage de Figaro à Olivier Py.

Théâtre Français, Théâtre de la Nation, Théâtre de l'Égalité, Odéon, Théâtre de l'Impératrice, Second Théâtre Français, Théâtre Omnibus, Théâtre de France, Théâtre national de l'Odéon, Théâtre de l'Europe... Comme le révèlent ces changements d'identité, le bâtiment communément appelé Théâtre de l'Odéon est passé par une histoire mouvementée, qui, comme l'implique le sous-titre du livre, rejoint parfois l'histoire tout court. Cette histoire nous est retracée dans le volume richement documenté et illustré que nous offrent Antoine de Baecque – dont chacun connaît les travaux sur le cinéma ainsi que sur le festival d'Avignon – et ses collaborateurs. 

Lorsque la salle qui ne s'appelle pas encore l'Odéon ouvre ses portes le 9 avril 1782, en présence de Marie-Antoinette, le théâtre construit par Marie-Joseph Peyre (dont il n'y a pas lieu de féminiser le prénom) et Charles de Wailly est le plus grand et le plus beau de France ; Antoine de Baecque, auteur du premier chapitre, souligne à juste titre sa parenté avec la théorie des salles de spectacle qui s'exprime dans l'Encyclopédie. Il s'agissait de donner un espace digne d'elle à la Comédie-Française, qui depuis sa formation en 1680 avait occupé le théâtre Guénégaud, puis, en attendant la construction du nouveau théâtre, décidée en 1767, la Salle des Machines des Tuileries réaménagée. Le site choisi était juste en face de l'emplacement du Jeu de Paume du Béquet, rue de Vaugirard, l'une des premières salles de l'Académie royale de musique, où avait été donné Cadmus et Hermione de Lully en 1673. C'est dans ce nouveau Théâtre Français qu'est donc créé, le 27 avril 1784, La Folle journée ou le Mariage de Figaro de Beaumarchais, interdit un an plus tôt, et qui connaît 116 représentations en trois ans – chiffre énorme pour un théâtre consacré au répertoire comme à la création. 

La Révolution, qui a été d'abord libérale avant que la pression de la guerre et de la résistance intérieure la force à devenir autoritaire et répressive, a été accueillie de façon mitigée par les Comédiens du Roi, qui se retrouvaient rattachés à la municipalité de Paris, comme un vulgaire théâtre de province, et perdaient leur monopole une fois votée la loi du 13 janvier 1791 sur la liberté des théâtres. Cette attitude ambiguë est parfaitement illustrée par la manifestation d'août 1789, lorsqu'une représentation de L'École des maris était interrompue par une manifestation du public orchestrée, entre autres, par Fabre d'Églantine et Collot d'Herbois, pour exiger que la troupe monte le Charles IX, pièce d'un écrivain “patriote”de 24 ans, Marie-Joseph Chénier, reçue dès septembre 1788 mais non encore jouée. Renvoyée par le maire de Paris devant la Constituante, l'affaire, si caractéristique des liens toujours étroits en France entre culture et pouvoir, aboutit à la création triomphale du 4 novembre, avec dans le rôle titre un Joseph Talma de 26 ans, dont la carrière est lancée. Dix-huit mois plus tard, le même Talma, entraînant quelques transfuges à sa suite, passait au le tout nouveau Théâtre Français de la rue de Richelieu, bientôt rebaptisé Théâtre de la République – l'actuelle Comédie-Française. Privé de son étoile montante et de ses acteurs “de gauche”, le Théâtre de la Nation connaît de nouveaux déboires : L'Ami des lois de Jean-Louis Laya, bien que plébiscité par le public, est interdit en janvier 1793 ; en septembre de la même année, la Paméla (d'après Richardson) de François de Neufchâteau, futur ministre de l'Intérieur du Directoire, provoque la fermeture du théâtre et l'arrestation des acteurs. C'est par miracle que plusieurs membres de la troupe échappent à la guillotine. 

Après Thermidor, un comédien royaliste, Dorfeuille, reprend le théâtre, baptisé Odéon, pour lequel il obtient une convention de trente ans, mais il déclare forfait dès 1797. Son successeur, Sageret, tente de fusionner la troupe avec celles de Richelieu et du théâtre de la rue Feydeau. Mais en 1799 la salle brûle. Ce n'est qu'en 1808, reconstruit par Jean Chalgrin, qu'il rouvre sous le nom de Théâtre de l'Impératrice. Pendant les décennies suivantes il se partage, jusqu'en 1815, entre théâtre et opéra : Spontini, qui a pris en main le Théâtre-Italien, y monte le Don Juan de Mozart en création française en 1811. À défaut du grand répertoire classique, qui lui est retiré au profit de la Comédie-Française, définitivement installée rue de Richelieu, l'Odéon a droit aux comédies et drames contemporains. Après un nouvel incendie, en 1818, il rouvre sous le nom de Second Théâtre Français, cette fois en rivalité directe avec la Comédie-Française. Mais c'est plutôt dans le domaine du théâtre lyrique que la salle se distingue au cours des années 1820. En 1824 Castil-Blaze y fait jouer Robin des bois, son adaptation du Freischütz de Weber, dont s'est tant gaussé Berlioz ;  deux ans plus tard, c'est la Margherita d'Anjou de Meyerbeer qui reçoit sa création française. En 1827, par une étonnante préfiguration du futur Théâtre de l'Europe, Thomas Sauvage, le nouveau directeur (lui-même dramaturge et librettiste), invite la troupe de Kemble à se produire en anglais. Les Parisiens ont ainsi la révélation de Kean en Othello et d'Harriet Smithson – future femme de Berlioz – en Juliette et en Kate Hardcastle de She Stoops to Conquer d'Oliver Goldsmith (qui méritait une mention). Par Shakespeare, même si les versions de Kemble sont encore loin d'être authentiques, l'Odéon est ainsi consacré haut lieu du romantisme. En 1828 Victor Hugo, alors âgé de 26 ans et non trente comme l'avance étourdiment Marie-Pierre Rootering, y donne Amy Robsart, d'après Walter Scott, qui fait scandale et est retiré le lendemain de la première. L'exquise Nuit vénitienne de Musset tombe également à l'Odéon en 1830. 

En 1832, nouveau régime : l'Odéon devient simple succursale de la Comédie-Française et de l'Opéra-Comique. Le Théâtre-Italien s'y produit pendant trois saisons, de 1838 à 1841. Plutôt que la Lucrèce de Ponsard, grand succès “anti-romantique” en 1843, le grand événement est plutôt la reprise, en 1841 – et pour la première fois depuis 1665 – de la version originale du Dom Juan de Molière, longtemps censuré, et dont la Comédie-Française ne montait toujours que l'adaptation en vers de Thomas Corneille. Sous le Second Empire, c'est à l'Odéon que débute Sarah Bernhardt, en Aricie de Phèdre et en Silvia du Jeu de l'amour et du hasard, en août 1866. Elle y triomphe en 1868 dans Le Passant  de François Coppée, et, en 1872, dans la reprise du Ruy Blas d'Hugo revenu d'exil (et qui a probablement été son amant à l'époque). Toujours en 1872, Les Érinnyes de Leconte de Lisle marquent le premier succès de Massenet, qui en a composé la musique de scène (où l'on entend la fameuse “Élégie”). En 1885, sous Paul Porel, l'Odéon reprend L'Arlésienne de Daudet, four notoire à sa création au Théâtre du Vaudeville en 1872, mais qui, cette fois, triomphe, même si les arrangements musicaux (150 exécutants) n'ont guère à voir avec la géniale conception intimiste de Bizet, mort dix ans plus tôt. La direction Porel s'achève en 1891 avec le succès d'Amoureuse de Porto-Riche avec Réjane (épouse du directeur) et Lucien Guitry. 

Une période faste s'ouvre pour l'Odéon en 1896 quand Paul Ginisty et André Antoine en prennent la direction. Ce duumvirat ne dure que quelques mois, mais donne à Antoine l'occasion de monter Les Perses d'Eschyle. Dès son retour à l'Odéon en 1906, son Jules César fait date : Édouard de Max y est Marc Antoine et Charles Dullin tient le petit rôle de Cinna. Jules Renard dira de cette mise en scène qu'elle lui a fait, pour la première fois, “sentir” Shakespeare. Grand introducteur d'Ibsen en France dès les années 1890, Antoine présente à l'Odéon Le Canard sauvage et Les Revenants. Son dernier spectacle, en 1914, est la Psyché de Molière, Corneille et Quinault (ne l'oublions pas), avec la musique de Lully. Après l'intermède de la guerre, le principal disciple d'Antoine, Firmin Gémier, prend la direction de l'Odéon en 1921. Il y monte cinq Shakespeare et le Faust de Goethe, où il interprète lui-même Méphistophélès. En 1930 il passe la main à son second, Paul Abram, excellent administrateur, mais dépourvu de la vision artistique de ses prédécesseurs. Victime du statut des Juifs d'octobre 1940, il est révoqué avec effet rétroactif l'année suivante ; il est réintégré dans ses fonctions à la Libération, après un bref interrègne d'Armand Salacrou et de Jean-Louis Barrault, mais a la déception de voir l'Odéon, en 1946, rétrogradé au rang de seconde salle de la Comédie-Française. Cette période d'“hibernation”, pour citer Karim Haouadeg, prend fin le 1er septembre 1959 quand André Malraux nomme Jean-Louis Barrault à la tête d'un Théâtre de France pleinement autonome, où Tête d'or de Claudel est donné en création mondiale, en présence du général de Gaulle. L'historienne du théâtre Pascale Goetschel retrace les neuf ans de la direction Barrault : outre Claudel, Beckett, Duras, Sarraute, Ionesco, Schéhadé, Albee, dans des mises en scène de Roger Blin et de Jean-Marie Serreau outre Barrault lui-même, font de l'Odéon la grande salle de la décennie, dont le scandale des Paravents de Genet, en 1966, consacre en quelque sorte le prestige. 

Ce livre étant l'histoire d'un théâtre, les vicissitudes de l'Odéon en mai 1968, même si elles n'appartiennent que tangentiellement à l'histoire théâtrale, y méritaient bien un chapitre, confié à Emmanuelle Loyer. Après le limogeage de Barrault en octobre 1968, qui n'ôte rien à sa gloire mais n'est pas à celle ni de Malraux ni de de Gaulle, l'Odéon reçoit de nouveaux statuts : tout en gardant le nom de Théâtre de France, il devient structure d'accueil (notamment pour le Théâtre des Nations) avant d'être une nouvelle fois rattaché à la Comédie-Française, en 1971, sous l'autorité de Pierre Dux. Comme le souligne Colette Godard – à qui on fera gentiment observer que Vanburgh n'est pas, tant s'en faut, un dramaturge élisabéthain   et que le sous-titre de La Nuit des rois n'est pas As You Like It mais What You Will –, on peut y assister alors aux spectacles les plus innovants présentés par les Comédiens-Français à cette période, qui voit aussi les débuts parisiens de Peter Stein et de Klaus Michael Grüber. Mais ce sont sûrement les mises en scène de Giorgio Strehler qui ont laissé les plus beaux souvenirs, que ce soit en italien (l'increvable Arlequin serviteur de deux maîtres et Il Campiello de Goldoni, Lear, La Cerisaie...) ou en français (une inoubliable Trilogie de la Villégiature de Goldoni en 1978). En 1983, Jack Lang nomme Strehler directeur du Théâtre de l'Europe : il partage en fait le bâtiment avec le théâtre national de l'Odéon, qui demeure une structure d'accueil rattachée à la Comédie-Française. Strehler demeure à Paris six ans. Son successeur, le jeune metteur en scène catalan Lluis Pasqual, obtient que l'Odéon soit enfin détaché de la Comédie-Française. Il y met en scène Le Balcon de Genet et y accueille Bob Wilson adaptateur de l'Orlando de Virginia Woolf, avec Isabelle Huppert. En 1996 arrive Georges Lavaudant, qui restera en poste dix ans : on lui doit la découverte de Carmelo Bene et Krystian Lupa et l'ouverture d'une seconde salle aux Ateliers Berthier, dans le 17e arrondissement, qu'inaugure, en 2003, une Phèdre mise en scène par Chéreau. Enfin. En mars 2007 enfin, c'est l'arrivée d'Olivier Py, préfacier du livre, auquel Antoine de Baecque consacre le dernier chapitre. Nous ne sommes plus dans l'histoire, mais dans l'actualité, on ne saurait donc parler de bilan. On remarquera toutefois un retour aux “grands textes” (L'Orestie, Le Soulier de satin) parallèlement à une ambitieuse politique de création. L'Odéon a donc de beaux jours devant lui. 

Le livre n'est pas le premier consacré à l'Odéon mais il est le plus riche et il a le mérite de s'intéresser avant tout à la vie théâtrale, alors que Daniel Rabreau, dans son ouvrage de 2007   , s'intéressait avant tout aux aspects architecturaux. Il est utilement complété par une chronologie et une bibliographie. De l'index, probablement fait à la machine, avec prénoms inclus ou omis à la va-comme-je-te-pousse, on sera moins enthousiaste : une intervention humaine aurait peut-être permis, par exemple, de repêcher l'infortuné Wyspianski, dont le nom, comme dans le corps du texte, y est atrocement mutilé