Une tentative pour établir une histoire de l'art contemporain et en esquisser les formes, à partir d’une simple question : que s’est-il passé ?

"Il ne se passe rien à Paris." À en croire Aude de Kerros, ce message orwellien, qui domine la parole sur l’art depuis 1960, dissimule un monde créatif peuplé de peintres désavoués. Dans L’art caché, l’auteur s’élève en faux contre la dictature de l’"AC", encore nommé art contemporain "visible" ou institutionnel. Une scission instaurée a posteriori par le marché de l’art, née de la montée en puissance du concept et de ce qu’elle nomme la "suppression organisée des savoirs".


Une histoire cachée

À la fin du XIXe siècle, le sens des œuvres appartenait aux seuls artistes, avant d’être accaparé par les critiques. Aude de Kerros revient sur cette pratique à double tranchant qui, si elle a le mérite de rendre plus lisible l’art du XXe siècle, n’en exclut pas moins une quantité d’expressions artistiques. Didactiquement, l’auteur établit une définition de l’"AC", le distingue de l’art en général. Reprenant l’histoire de l’art là où elle s’est arrêtée, elle revient sur les difficultés de la France à s’adapter à cette nouvelle forme d’art, et son obstination à y apposer du sens.

Pour entrer dans l’histoire, un courant artistique doit présenter des valeurs, des précurseurs et des leaders, des signes distinctifs. Le propre de l’"AC" est de ne pas en avoir. Toutes les valeurs sont rejetées, y compris celle de l’œuvre elle-même. L’"AC" n’a pas de figures emblématiques, mais des stars, communicantes. C’est ce qui déroutera les penseurs français, et détruira un enseignement académique devenu caduque.

Car depuis les années soixante, c’est la théorie qui fait l’œuvre, rabaissant, diabolisant l’esthétique, particulièrement sensible dans la peinture. C’est à cette époque que la France disparaît du marché de l’art, disqualifiée par son incompréhension d’un art arbitraire dans lequel elle veut voir un "art moral et citoyen" selon Marc Jimenez. L’ancienne capitale de l’avant-garde s’enlise alors dans des stéréotypes figés et dans l’idéalisation d’un art qui revendique la perte de toute valeur. D’un faux sursaut de conscience, des théoriciens comme Yves Michaud proclament l’"AC" bénéfique car au plus proche du réel, et dénonciateur bienvenu du "Grand art", cette "utopie aliénante et mauvaise". Noms et faits à l’appui, Aude de Kerros parvient à échafauder une  thèse plausible, à laquelle profite la faible production d’écrits en la matière. Cependant, l’auteur s’enlise parfois dans la dénonciation véhémente d’un complot contre le medium pictural. Peintre elle-même, elle érige ses semblables en victimes d’une société consumériste, conduite semble-t-il par une rancœur passablement aveuglante.


La parole aux artistes

Pour déceler le schisme entre "AC" et art contemporain en général, et révéler ce que contient cet "art caché" glorifié, Aude de Kerros opère donc, littéralement, un retour en arrière. Elle raconte le choc des premières œuvres conceptuelles, le glissement progressif et déconcertant vers un art a-sensé, qui rejette l’esprit critique ; et le rebond de l’école analytique de Morris Weitz, qui proclamera qu’une œuvre d’art est déclarée comme telle par son contexte (sa présentation dans un lieu dédié face à un public) et non plus par son contenu. Aude de Kerros analyse ensuite cette transformation en distribuant soutiens et blâmes. De cet art "qui sent le bureau", selon la formule de Marie Sallantin, elle salue les critiques, dénonce quelques profiteurs, et déjoue les mécanismes. De manière toujours documentée, elle décèle dans l’art institutionnel un art traditionnel camouflé, qui détourne la peinture pour justifier l’utilisation d’un medium désuet.

Avec les artistes, l’auteur questionne un art qu’ils ne peuvent plus exercer sous peine de ruine et d’exclusion, relate sondages et carnets d’ateliers afin de soulever des questions "cachées". L’art caché donne la parole aux critiques, à ceux qui interrogent cet art en train de se faire, qu’ils soient journalistes ou artistes. L’auteur revient également sur le statut d’œuvre d’art, récemment remis en question par des individus comme Pierre Pinoncelli, auteur du fameux coup de marteau sur l’urinoir de Marcel Duchamp. Un bon panorama, certes incomplet, qui a le mérite de recentrer le débat sur des valeurs souvent écartées, évacuant temporairement la pression du marché financier.


Pour un art libérateur

Tout au long de son essai, Aude de Kerros débusque les amalgames entre création et marché, et met au jour des artistes français "cachés", résistant dans l’ombre à l’empire du non-art. Toujours, une thèse accusatrice ressurgit : "L’AC n’est pas de l’art au sens originel du terme, il a une nature hybride : produit à la fois financier, institutionnel et intellectuel." Elle le nomme encore "machine à ruiner toute perfection, harmonie et équilibre", qui "élabore savamment de l’insatisfaisant, de l’éphémère". Car cet art contemporain imposé se base sur l’absence de sens, et le sentiment de culpabilité chez le spectateur qui ne le comprend pas. Un propos justifié, mais qui perd parfois de sa force dans un lyrisme exacerbé.

En expliquant la naissance d’un art exclusif, notamment matérialisé par la Nuit Blanche depuis 2001, Aude de Kerros décortique l’AC, ses usages et ses magouilles. L’artiste met enfin en garde contre la perte d’un savoir, celui de la représentation du corps humain, et encourage les créateurs dits "traditionnels" à poursuivre la résistance en exerçant leur art, car "accomplir la forme rend libre". Attention toutefois à ne pas tomber dans l’amalgame contraire, qui serait de voir en l’art une activité déconnectée du monde réel et de ses lois financières.


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crédit photo : le niners / flickr.com