Une réconciliation réussie entre écologie et socialisme. 

En prenant le livre dans la main, je ne m’attendais pas à quelque chose en particulier. Le mot “capitalisme”, en plein centre du titre, laissait augurer un ouvrage politique. Mais la présentation de l’auteur, sur le quatrième de couverture, faisait mention d’un “agronome et environnementaliste”. Un ouvrage scientifique alors ? Ce ne serait pas la première fois qu’un auteur tenterait de réconcilier un rapport du GIEC   et le Capital de Marx. Et pourtant. C’est avec un grand talent que Daniel Tanuro maintient tout le long de son essai une rigueur imparable : il décortique pièce après pièce les mécanismes de la crise écologique actuelle, tout en disqualifiant une à une les fausses bonnes idées pour y remédier. Il n’est pas ici question d’une énième et quelconque décroissance sans le peuple   , mais bien d’un raisonnement complexe et documenté sur l’impossibilité totale de sortir de la crise climatique sans sortir, en même temps, du capitalisme.

 

Combattre les idées reçues 

Le livre fourmille d’idées qui prennent à revers le système capitaliste comme la doctrine du développement durable. Cela est suffisamment rare pour être souligné, et je me borne ici à quelques curiosités très bienvenues de l’ouvrage. Daniel Tanuro démontre ainsi que l’on ne se contente pas de négliger la filière solaire aujourd’hui, mais qu’elle a déjà été abandonnée… au XIXe siècle ! On en connaissait les techniques, mais on lui a préféré le charbon   . L’auteur dénonce ainsi l’illusion d’un “darwinisme économique” consubstantiel du capitalisme, qui pousserait aux choix techniques les plus efficients. Il n’en est rien : au gré des bénéfices que peuvent en tirer les milieux d’affaires, ce sont souvent, si ce n’est toujours, les solutions les plus polluantes et néfastes socialement qui ont été choisies. Leur rentabilité à court terme suffisait amplement. Même illusion, celle d’un changement climatique “anthropique”   . On l’entend partout, et il suffit de regarder les courbes produites par Al Gore dans sa Vérité qui dérange : le réchauffement climatique, dû à l’augmentation de la production de gaz à effet de serres (GES), est lié à l’activité humaine. Mais quelle activité ? Le chasseur-cueilleur et le paysan sont-ils au même titre responsables du changement climatique que le gros industriel ? Ce qui se cache derrière le mot “anthropique”, c’est la confusion entre l’activité humaine en général et le système capitaliste. En paraphrasant Tanuro, il ne faudrait donc pas parler de “réchauffement anthropique”, mais bien de “réchauffement capitaliste”. L’auteur en profite pour égratigner celui qui est devenu, au fil des années, un maître à penser de beaucoup, y compris de Nicolas Sarkozy : Jared Diamond   . Les trois livres destinés au grand public   de ce scientifique américain sont tout simplement extraordinaires dans leur clarté et leur ampleur.

Encore avais-je trouvé Effondrement trop systématique et trop caricatural. Mais il m’a fallu attendre de lire Tanuro pour percevoir à quel point la vision de Diamond, qui met sur le même plan la crise écologique actuelle et les logiques qui ont présidé à l’extinction des hommes de l’île de Pâques ou des Mayas   , évacue la question du capitalisme. Certes, Diamond s’intéresse à toutes les formes de pollution, qui n’ont pas eu besoin d’atteindre l’ampleur du changement climatique pour être désastreuse-et il n’épargne pas les entreprises   - mais la lecture de ces ouvrages donne une image de trop forte continuité entre l’homme des cavernes et le consommateur des mégapoles actuelles. À force d’essentialiser un soi-disant rapport prédateur de l’homme à son environnement, on en oublie l’historicité des développements économiques. Daniel Tanuro le dénonçait déjà dans Le Monde diplomatique   .

Contre toutes les tendances, l’auteur ne cède pas plus à une quelconque béatitude face au développement durable, qu’à une fascination pour les théories de la décroissance, pourtant fort en vogue dans les milieux critiques du capitalisme. Là encore, l’auteur trouve un ton juste, ne tombant ni dans la caricature habituelle faite des mouvements de la simplicité volontaire, ni dans une apologie sans nuance. Tanuro se démarque dans un premier temps des objecteurs de croissance, car il estime que “les solutions techniques existent”   , du moment qu’elles seraient gérées de manière démocratique. Beaucoup plus largement, l’auteur replace la décroissance où elle se situe, du côté de la consommation. D’abord critique de la publicité et de la sur-consommation, le courant peine à penser le pendant productif de sa théorie. Tanuro, tout en ne “partageant pas les conceptions”   des objecteurs, estime que la décroissance “n’est qu’une contrainte quantitative de la transition”   . La conclusion est claire : “La surconsommation découlant en dernière instance de la suproduction, c’est au mode de production qu’il s’agit de s’attaquer”   . Une invitation polie à de nombreux auteurs décroissants à revoir leurs classiques marxistes… Cela permet de sortir des idées simplistes comme celles auxquelles peuvent aboutir certains courants maximalistes, qui prônent la décroissance démographique, surtout au Sud   . Or c’est bien le type de société, et non pas le nombre de ses habitants, qui pollue : il est trop facile de cacher la responsabilité climatique du Nord derrière la démographie du Sud   .

Une question de style 

Le livre de Daniel Tanuro n’est pas un livre de chevet qu’on feuillette avant de s’endormir. À bien des moments, la lecture en est ardue, que ce soit dans les connaissances scientifiques mobilisées, la technicité des débats abordés, ou le maniement habile des catégories d’analyse marxiste. Le lecteur pourra être déstabilisé par ce livre très dense, dont le ton oscille entre la froideur rigoureuse d’un rapport scientifique et la verve militante d’un tract politique. Le livre s’ouvre sur une exégèse des rapports du GIEC. Sans transition, une introduction aux objectifs très politiques – penser un écosocialisme, une écologie sociale   – bascule dans deux longs chapitres d’analyses chiffrées, sous prétexte de “…contrer les négationnistes du réchauffement…”   . Daniel Tanuro fait alors montre d’une étonnante capacité à vulgariser des questions complexes, et les trois premiers chapitres de l’ouvrage peuvent à plusieurs titres être considérés comme un manuel d’explication du changement climatique. L’auteur ne se départit pas de ce ton lorsqu’il évoque l’actualité des débats. Pour passer l’envie à tout adepte du développement durable de chanter la gloire de la “croissance verte”, point n’est besoin de théorie : Tanuro analyse ligne à ligne les plans de réduction actuels, pour en montrer l’insuffisance totale. Il s’attaque ainsi aux effets pervers qu’encouragent les “taxes carbone” et autres “droits à polluer”. Le bilan est accablant, la rentabilité capitaliste cherchant à contourner les dispositifs pour ne jamais à avoir à remettre en cause son fonctionnement. La tentative est constante d’externaliser les problèmes au Sud. Les gouvernements ne sont pas épargnés, eux dont les soi-disant plans ambitieux “nous font prendre leurs vessies capitalistes pour des lanternes écologiques”   . Tanuro fait la liste des mauvaises idées de solution technologique pour sortir de l’impasse, le nucléaire étant, bien sûr, la principale d’entre elles   . Encore et toujours, la “politique climatique” n’est rien d’autre qu’une tentative de capter le marché de l’éco-industrie, sans jamais substituer à l’efficience financière la prise en compte des impacts sociaux. 

Après s’être appuyé sur des faits concrets, Tanuro poursuit sa démonstration dans la sphère des idées. L’impasse du capitalisme n’est pas un accident malheureux de ce “capitalisme-là”, de notre système dans l’étape historique où il se trouve : le changement climatique est inséparable du capitalisme. Le livre change alors de tonalité, pour passer dans un registre tout aussi technique, mais beaucoup plus politique. Avec la même capacité de vulgarisation, Tanuro mobilise les concepts marxistes pour montrer en quoi la catégorie fondamentale du capitalisme – la valeur – “à la fois le but et la mesure de toute chose”   est incapable de saisir les nuances écologiques. Une tonne de CO2 absorbée par une forêt, non émise grâce à l’isolation d’une maison ou grâce à l’utilisation de panneaux solaires, tout cela revient au même pour le capitalisme. Le marché ne permet pas de rendre compte de “ces différences de qualités”   essentielles d’un point de vue écologique. Or ce sont ces différences dans les choix énergétiques qui vont décider de l’issue de la crise. Le capitalisme a depuis un certain temps accepté une réponse a minima à la crise écologique : internaliser les externalités. Il le fait tardivement et le couteau sous la gorge, sous la forme de la taxe carbone.

Seule une solution politique, et une nationalisation du secteur énergétique – qui briserait les mécanismes générateurs de surprofit – est adéquate. Le mot est lâché : nationalisation. Déjà plane un soupçon de collectivisme radical. Tanuro ne tombe pas dans le piège, et dénonce le bilan énergétique de l’ex-URSS et des démocraties populaires, chiffres à l’appui. Encore arrive-t-il à montrer que ces régimes n’étaient que des bureaucraties productivistes, en aucun cas la réalisation du socialisme. Comme le capitalisme, elles cherchaient à “produire pour produire”, mais contrairement à lui, pas à “consommer pour consommer”, ce qui les rendait moins légitimes socialement. Dans le chapitre qu’il consacre à cette question, l’auteur n’hésite pas à croiser le fer avec Hans Jonas, lui aussi devenu père fondateur de l’écologie avec son ouvrage de 1979, Le principe responsabilité. Comme il le fait avec Diamond, il montre le caractère “moralisateur” de l’ouvrage, et les réponses strictement individuelles qu’il voudrait apporter à la crise  

L’ouvrage fonctionne comme une purge : à la tonne de fausses idées, de rumeurs et de clichés qui circulent aujourd’hui sur le changement climatique et les solutions à y apporter, Daniel Tanuro substitue une vision claire et très documentée. Pas d’illusion : “…nous avons la responsabilité de définir non seulement la société mais aussi la nature que nous voulons – ou pas – pour nos enfants”   . Sans jamais adopter un ton catastrophiste, l’auteur souligne tout de même les impacts sociaux effarants du réchauffement, et leurs terribles inégalités : il s’agit d’un “… crime de masse contre des centaines de millions d’êtres humains… dont la responsabilité dans l’émission de gaz à effet de serre est dérisoire, voire proche de zéro”   . Le lecteur traverse avec plaisir ce réquisitoire, qui emprunte tantôt au pamphlet, tantôt à une histoire du capitalisme, et soulève des questions fondamentales. Il n’hésite pas à renverser toutes les perspectives. Ainsi, il n’est pas question, pour Tanuro, “d’intégrer l’écologie au socialisme”, mais bien “d’intégrer le socialisme à l’écologie”   . En cela, l’agronome militant a largement compris que l’accession de l’écologie au statut de débat dominant n’a pas conduit à une réelle critique des fondements de la crise. Puisse ce livre y apporter une pierre