Une entreprise stimulante dans la continuité d’Economiques 1, dont l’intérêt et la limite est la profonde originalité des thèses et propositions développées.
Après la réussite du premier tome de la collection Economiques (à comprendre comme Agrippa d’Aubigné entend Les Tragiques, et non comme une référence à un coût ou une qualité peu élevés), dont nonfiction.fr fit l’écho en 2008 , Daniel Cohen et Philippe Askenazy dirigent une nouvelle fois une assemblée de chercheurs du CEPREMAP , en charge d’éclairer leurs lecteurs sur trois thèmes centraux en économie politique : la crise financière, le mal français, l’Etat-providence. Entre les deux tomes, nous sommes passés de vingt-sept à seize nouvelles questions, mais la disparité des thèmes et la difficulté de trouver une cohérence d’ensemble à l’ouvrage, points déjà soulignés pour le précédent opus, n’ont pas complètement disparu .
Un nouveau regard sur la crise financière.
Le premier thème, proposant de "nouvelles réflexions sur la crise financière", est réellement passionnant.
L’article d’André Orléan, "De l’euphorie à la panique", développe une thèse à contre-courant de la doxa théorético-politique, qui considère que la crise n’est que le résultat de déviances, de dérives, ou d’excès de la part des marchés financiers. Cela sous-entend que le développement et le raffinement des marchés financiers est une chose bonne en soi. Selon l’auteur, la crise a eu lieu parce que les marchés financiers sont irrationnels par nature, et ne favorisent pas, bien au contraire, la fixation d’un prix permettant d’autoréguler l’offre et la demande de capitaux.
La théorie économique néo-libérale présente en effet les marchés financiers comme étant en mesure de faire se rencontrer offre et demande du crédit dans des conditions pures et parfaites : aucune barrière à l’entrée, parfaite transparence, libre concurrence, rationalité des acteurs. Un actif fortement demandé voit son prix augmenter, quand sa vente, due à un éloignement présumé de sa valeur fondamentale, en fait baisser le cours. Le jeu du marché libre fait ainsi en sorte que l’actif évolue toujours aux marges de sa valeur fondamentale, basée sur les performances de ce dont il est une émanation : son sous-jacent (une part d’entreprise, dans le cas d’une action). Pour l’auteur, reprenant les concepts keynésiens de "concours de beauté", ou de "psychologie de masse" des marchés, les marchés financiers se sont au contraire "auto-intoxiqués" : la valeur de l’actif n’était pas liée à sa valeur fondamentale, mais bien au fait qu’il soit demandé ou vendu. En somme, plutôt que de refléter la valeur intrinsèque d’un actif, le prix devenait cette valeur. Le processus haussier, dans ces conditions, est inévitable. L’auteur indique ainsi qu’en cela la crise que nous venons de traverser n’est pas unique : elle est même tragiquement classique. Son ampleur, elle, est unique, du fait du développement exponentiel de la titrisation. L’auteur en tire la conclusion, inverse à celle des responsables du G20, que les marchés financiers sont inefficients par nature, et qu’une correction de ceux-ci, par une régulation plus poussée du processus de titrisation, n’est pas suffisante.
Les conséquences en termes de politique économique sont en effet cruciales. Si l’on estime, avec la plupart des analystes économiques et les responsables politiques du G20, que la crise n’est que la résultante d’un excès des acteurs évoluant sur les marchés financiers, la réponse politique à apporter doit effectivement consister à en supprimer les symboles les plus dérangeants (paradis fiscaux, bonus garantis, stock options), et à réguler les espaces marchands échappant jusqu’à présent à tout contrôle (shadow banking, marchés des dérivés en tout genre). Si l’on estime en revanche que les marchés financiers sont en eux-mêmes sources de déstabilisation, d’irrationalité, d’inefficience et d’excès, alors introduire une régulation pour plus de transparence sur les opérations ne suffit pas : il faut recloisonner les marchés. L’on peut regretter que, dans cette contribution, André Orléan ne s’appesantisse pas plus sur les solutions à apporter pour ce faire.
Gabrielle Demange décrit dans un article technique les "dérives de l’ingénierie financière", en décryptant le mécanisme central de la titrisation, qui n’eût été possible sans un perfectionnement sans cesse plus poussé des méthodes mathématiques à l’origine de leur construction. Cette complexité fit leur succès, et elle précipita leur perte. L’auteur montre en effet que la complexité croissante des instruments financiers, augmentée d’une déréglementation des marchés, si elle permit un fort accroissement des échanges, encouragea dans le même temps une certaine absence d’incitation à une valorisation correcte de ces produits de la part des acteurs (et notamment le système bancaire), et opacifia les relations interbancaires. Les innovations financières (titrisation et techniques de couverture dynamique) et la déréglementation ont ainsi favorisé une mauvaise valorisation des produits, ainsi que l’absence d’information sur les positions réelles des institutions financières, deux facteurs ayant joué un rôle fondamental dans la crise.
Les contributions d’Anne Perrot, Xavier Ragot, Philippe Martin et Thierry Mayer, Sylvie Lambert et Marc Gurgand, ont pour ambition de révéler l’impact de cette crise sur l’économie réelle : dans ses mécanismes de transmission à l’économie réelle , dans son impact sur les politiques concurrentielles et commerciales , et dans la découverte d’un nouveau canal de transmission de la crise au Sud : par les transferts des migrants. Ce dernier point est particulièrement original. En effet, Sylvie Lambert et Marc Gurgand indiquent que, si les flux de capitaux privés vers les pays à bas revenus ont chu de 30 milliards d’euros en 2007 à 7 milliards en 2009, le montant des remises des migrants n’a cessé d’augmenter, pour dépasser le montant de l’aide internationale, et rejoindre le montant des Investissements Directs à l’Etranger pour l’ensemble des pays en voie de développement, soit 267 milliards de dollars en 2007. Depuis dix ans, ces remises ont joué un rôle contracyclique bienvenu dans les pays destinataires, représentant parfois 50 % du PIB, en améliorant le bien-être des familles qui en bénéficient, en augmentant le taux de scolarité et diminuant le taux de travail des enfants.
Ce rôle contracyclique n’est plus à l’œuvre avec la crise. La contracyclicité est possible quand les chocs sont asymétriques. La hausse du chômage, mais aussi la baisse du dollar, ont par exemple fait baisser de 11% le montant des remises des migrants mexicains aux Etats-Unis vers le Mexique. Le rôle des remises des migrants pourrait bien être devenu un des canaux de transmission de la crise.
Le mal français : économie politique plus que politique économique.
Le second grand thème abordé est relatif à ce que les auteurs appellent : "le mal français".
Le mal, et non les maux. En effet, n’allez point chercher ici une analyse des grands sujets macroéconomiques où le modèle français s’essouffle et souffre, ni de comparaison pointilleuse avec les bonnes pratiques internationales. Bien loin des fictions économiques diagnostiquant les maladies précises, et connues, du modèle socio-économique français, et proposant des réformes choc, salutaires, miracles, mais irréalisables en l’état, cette deuxième partie vise à poser les bases d’une compréhension presque empathique du mal qui ronge la société française, et qui l’empêche d’accomplir les réformes nécessaires.
Yann Algan et Pierre Cahuc nous proposent un résumé de leur livre La société de défiance, paru en 2007, et que nonfiction.fr avait déjà eu le loisir de présenter , et de critiquer, dans un entretien avec Olivier Blanchard . Se basant sur des comparaisons internationales, les deux auteurs indiquent que le mal qui ronge la société française est celui du manque de confiance : en son prochain, en l’Etat, en les institutions. Cette défiance envers autrui entraîne incivisme et corruption, comportements non coopératifs et, paradoxalement, demande de régulation forte. Loin d’être déterminé culturellement, cet état d’âme collectif est au contraire conditionné historiquement par deux phénomènes à l’œuvre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : le corporatisme et l’étatisme. Cloisonnant et hiérarchisant les différents corps de la société, la France n’est plus capable de répondre aux défis posés par l’économie moderne, basée sur les services (par essence décentralisés) et l’innovation, la transparence et l’initiative individuelle.
La démonstration, malgré quelques facilités ou aspects contestables (La France manque-t-elle vraiment de talent innovateur ? La France n’est-elle pas à la pointe, par exemple, de la recherche mathématique ? Pourquoi des institutions inefficientes perdurent-elles ?), ne manque pas de chair et de piquant. L’on regrettera néanmoins que le lien avec les maigres performances économiques de la France durant les trente dernières années n’ait pas été plus développé. C’est la limite de l’exercice : parler d’âme n’est pas parler chiffres. Il s’agit plus d’un projet de société que d’une proposition technique de réforme. En outre, l’article se contente de faire la synthèse d’un livre paru avant la crise, en 2007. Il aurait été intéressant que l’article des mêmes auteurs, "Postface à la société de défiance", plutôt qu’une justification sur la méthode employée pour construire la théorie présentée, propose une vision renouvelée de celle-ci au regard des premiers constats que nous pouvons tirer de trois ans de crise.
Les articles du même thème, de Claudia Senik, André Clark, Karine van der Straeten, sont la déclinaison politique de la même idée : les Français plus malheureux (ou moins heureux) que les autres, oubliant qu’à l’origine de l’économie, comme à l’origine de la société, il y a ce geste simple, et pourtant si compliqué, de faire confiance à autrui, en viennent à saper les fondements du vivre-ensemble, à séparer les élus des électeurs, quand ceux-ci auraient le plus besoin de ceux-là. Bruno Amable, dans le dernier article de ce thème sur le mal français, propose en somme une vision synthétique de tout ce qui précède, en éclairant les mécaniques à l’œuvre, et en offrant un cours dense d’économie politique, mêlant intimement déboires et faux succès économiques avec la crise de la représentation politique, symptôme d’une société sans projet.
Intéressante partie, donc, mais manquant de lien fort et construit entre économie et société, et qui ne nous dit pas, parce qu’elle ne nous le montre pas, si c’est l’absence de confiance qui fait la crise politique et économique, ou si c’est la crise politique et économique qui crée la défiance. Néanmoins, on le pressent dans toute cette partie, c’est vers la nécessité d’une certaine audace réformatrice que nous amènent ces contributions. Devant une situation économique et politique de souffrance existentielle, héritée certes de maux passés mais avivée par un présent qui ne sait plus les gérer et qui n’a pas de modèle alternatif à proposer, la France paraît attendre un nouveau pacte politique et social, qui serait à la source d’une reprise de confiance permettant d’envisager, si l’on en croit les mécanismes décryptés, croissance et bonheur.
Quelles menaces sur l’Etat-providence ? La réhabilitation conceptuelle du politique.
Le troisième thème est classique dans son importance, original dans son approche, mais décevant dans son horizon pratique.
Classique, car il traite en profondeur de deux enjeux économiques lourds affectant la France : le poids et le financement des dépenses de santé, les retraites et le taux d’emploi des seniors.
Original, car Brigitte Dormont développe l’hypothèse stimulante que le coût payé par la société française pour ses dépenses de santé est encore bien inférieur aux gains qu’elles procurent, en termes de bien-être macrosocial et économique. L’auteur suggère donc de les augmenter encore. Non mesurés par le PIB, ces gains semblent toutefois bien immatériels et très difficilement calculables. Plus immédiatement convaincante est sa démonstration selon laquelle ce n’est pas le vieillissement en tant que tel qui fait augmenter les dépenses de santé, mais, dans une faible mesure, la morbidité (terme bien triste pour désigner la proximité de la mort), et surtout la diffusion du progrès technique médical. Ce progrès permet de révéler de nouveaux besoins, de traiter de nouvelles pathologies, bref d’étendre le champ et l’efficacité des dépenses de santé. Il est aussi à l’origine de l’allongement de la durée de vie sans incapacité sévère, et semble donc être un des éléments primordiaux de l’augmentation du bien-être dont nous parlions plus haut.
Ce bien-être en plus, comment le finançons-nous ? Qu’en faisons-nous ? Brigitte Dormont répond à la première question en regrettant simplement que le débat en France sur le sujet ne soit pas mieux posé, ce qu’à la lecture de son article nous ne pouvons que convenir.
Si la variable démographique pour le risque santé n’a pas d’effets aussi évidents qu’à première vue, son incidence sur le risque vieillesse est en revanche cruciale. Antoine Bozio et Thomas Piketty choisissent de présenter leur réforme des retraites, très différente de celle votée au Parlement. Plus qu’une solution aux défis du vieillissement et du creusement des déficits des caisses de retraite en cours et à venir, les auteurs proposent une remise à plat d’un système fragmenté, illisible, complexe, et qui entretient chez les citoyens l’impression que les cotisations sont un impôt, et non un droit à un revenu différé. Par cette ambition, les auteurs rejoignent par leur proposition pratique l’ensemble du thème du mal français, en présentant un système qui rendrait la retraite lisible, évidente, naturelle, et permettrait probablement aux Français d’adopter un regard plus raisonnable, et donc plus productif, sur leur vie active. Les deux auteurs proposent ainsi de passer au modèle suédois de retraites. Chaque individu aurait droit à un compte individuel notionnel, permettant la mobilité professionnelle et statutaire, et offrant à chacun la possibilité de savoir à chaque instant où il en est de ses cotisations, de ses droits, de ce qui lui reste à accomplir afin d’avoir droit à une retraite décente. Cette visibilité accrue sur l’après vie active permettrait, selon les auteurs, de générer d’importants effets positifs sur la vie active même, en réduisant les incertitudes et en restaurant la confiance. Les auteurs rappellent que cette réforme doit être soigneusement pensée, négociée, présentée. La Suède a accompli sa réforme après une longue phase de négociation, et l’a étalée sur quatorze ans. L’Italie a adopté une réforme en ce sens dans un délai plus rapide et sans réelles négociations, produisant des effets plus nuancés : la transition est ainsi très longue, et les taux de cotisations crédités sur les comptes notionnels sont plus élevés que les cotisations effectives, ce qui rend le système moins lisible qu’en Suède, et surtout moins efficace.
Jean-Olivier Hairault, François Langot, et Theptida Sopraseuth présentent dans le dernier, mais non moins crucial, article de ce livre, une explication et une solution au très pénalisant problème de la faiblesse du taux d’emploi des seniors. La France, avec la Belgique et l’Italie, présente un taux particulièrement faible, qui pénalise à la fois sa croissance, son bien-être, mais aussi ses comptes d’assurance-chômage et vieillesse. L’explication, selon les auteurs, réside dans "l’effet horizon" lié à l’âge légal de départ à la retraite (en France : 60 ans), ainsi qu’aux politiques publiques de dispense de recherche d’emploi ou de préretraite. En outre, la décision de prolonger son activité au-delà de l’âge légal est pénalisée par une taxe explicite (les cotisations versées en plus) et implicite (les pensions versées en moins) que le système des surcotes ne résout pas. Afin de pallier ces insuffisances manifestes, les auteurs proposent trois (plus une) solutions complémentaires : la surcote actuariellement neutre (au détriment des caisses de retraite), la surcote avec sortie en capital (avec la limite intrinsèque de ne plus prémunir du risque de vie plus longue), la libéralisation du cumul emploi-retraite . La dernière solution est le recul de l’âge légal de départ à la retraite, qui résoudrait mécaniquement la faiblesse du taux d’emploi des 55-60 ans. Ce point, très fortement débattu et contesté dans le cadre de la réforme actuelle des retraites, semble ne pas faire de doute pour les auteurs, qui l’illustrent de nombreux exemples internationaux. Déplacer "l’horizon" du départ à la retraite permettrait ainsi aux employeurs d’étaler sur plus de temps l’investissement fait dans un employé "senior", quand celui-ci serait incité à devoir recalculer la valeur qu’il accorde au chômage et à l’emploi étant donnée sa "distance" à la retraite.
Ces nouvelles questions d’économie contemporaine constituent une entreprise intéressante et vive, qui pense l’économie plus largement que par ses mécanismes théoriques et applications pratiques, et qui, malgré un fil directeur un peu lâche et quelques propositions parfois imprécises, ne soumet pas moins à la réflexion politique réformatrice de passionnantes questions, et livre quelques pistes de solutions à explorer