C. Liauzu aborde de façon nuancée, et non mémorielle, l’histoire coloniale française au prisme de l’idéologie qui en conteste le fondement même.
Au moment où les ouvrages traitant de l’histoire coloniale française se multiplient, faire une Histoire de l’anticolonialisme en France du XVIe siècle à nos jours, c’est résolument choisir de se situer quasiment à la limite entre histoire politique et histoire des mentalités. Le projet n’est pas tout à fait original, puisque des études ont déjà été consacrées à l’anticolonialisme, dont certaines récentes . L’ouvrage de Claude Liauzu se distingue cependant d’emblée par son choix chronologique : l’ambition de l’auteur est de réaliser une synthèse de la question depuis la formation du premier empire colonial français jusqu’aux décolonisations et à leurs conséquences. C’est dans ce double parti pris que réside sans doute l’intérêt du dernier livre de Claude Liauzu.Une histoire de plusieurs siècles
S'intéresser à une période de près de cinq siècles permet de mettre en évidence l'ancienneté et la permanence d’attitudes critiques à l’égard de la colonisation, selon des enjeux qui évoluèrent dans le temps, tributaires d’une certaine conception de l’homme et des sociétés humaines.
Dans un bref premier chapitre, l’historien traite des colonisations de l’époque moderne, où colonialisme et anticolonialisme s’affrontent principalement sur la question de l’esclavagisme. Au terme de cette première période, des débuts du XVIe siècle au milieu du XIXe siècle, de Las Casas à Victor Schœlcher, l’idée anticolonialiste semble s’imposer, grâce au rôle de quelques figures tutélaires souvent bien connues, dans une évolution qui trouve pour aboutissement l’abolition définitive de l’esclavage en 1848, application des principes de liberté individuelle proclamés en 1789.
Entre temps, une nouvelle page de l'histoire coloniale de la France a déjà commencé avec la constitution d’un deuxième empire colonial dès 1830. C’est l’objet du deuxième chapitre que de nous présenter les origines ambigües de ce deuxième moment de la colonisation, de 1830 aux débuts de la IIIe République. Le flou qui caractérise la politique coloniale, l'audience des principes qui mènent à l'abolition de 1848, l'hostilité des économistes face à la colonisation, entre autres, laissent penser que l'anticolonialisme est alors dominant.
Au contraire, la période de la IIIe République triomphante (1880-1914) marque le développement d’une idée coloniale positive, présente dans une très large partie du monde politique et de la société française; à cette époque, l’anticolonialisme, très minoritaire, trouve comme seul terrain d'action la défense des spécificités culturelles de races unanimement considérées comme "inférieures", et à cause de cela propres à être "aidées" par une civilisation supérieure, ou en tout cas plus avancée.
L’apogée de l’empire colonial dans l’entre-deux-guerres, étudiée au chapitre 4, fait de l’anticolonialisme un courant minoritaire, dans un contexte de crise de plus en plus évident, où les intérêts se recentrent sur les difficultés propres à la métropole et au cadre strictement européen. C’est pourtant, paradoxalement et malgré les apparences, une période féconde, essentielle pour l’évolution du courant anticolonialiste à partir de la fin des années 1930.
C’est en effet un peu avant la deuxième guerre mondiale que s’affirme une évolution qui s’était lentement frayé un chemin dans les consciences depuis plusieurs années. L’anticolonialisme, dans la continuité de la défense de la liberté, s’est déplacé, en un peu plus d’un siècle, du combat pour la liberté individuelle à celui pour la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. C’est bien ce principe qui détermine les mouvements de décolonisation. Décolonisation obtenue soit par la négociation (chapitre 5), soit au terme de guerres d’indépendance (chapitre 6). Le sixième et dernier chapitre montre la division de tout un pays sur la question coloniale, point où l’anticolonialisme, comme arrivé à maturité, trouve une cohérence idéologique et une force nouvelle, chez les colonisateurs mais surtout chez les colonisés. L’issue des mouvements d’indépendance marque la fin du grand empire colonial français au début des années 1960 : l’idée du droit des peuples à l’autonomie s’est imposée.
Avec la fin de l’Empire colonial français - qui s’achève avec la prise d’autonomie progressive de ses derniers reliquats : Nouvelle-Calédonie, départements et collectivités d’Outre-mer - et celle des empires coloniaux à l’échelle du globe, l’anticolonialisme connaît une rupture. Claude Liauzu trace alors, dans la France postcoloniale, les grandes problématiques de notre époque : gestion de la mémoire de la colonisation, relations avec les anciennes colonies, permanence de rapports de dépendance et d’impérialisme dans un contexte de planète mondialisée, théâtre d’un néocolonialisme rampant.
Définir les contours de l'anticolonialisme
La grande force de l’ouvrage de Claude Liauzu réside sans doute dans la qualité et la rigueur de son propos, qui tente de dépasser les oppositions manichéennes, si facilement de mise en matière de mémoire. Précis, informé, nuancé, et en cela pleinement historien, l’auteur traque les manifestations d’une pensée née avec la colonisation ; avec nous, il examine pour chaque époque continuités et évolutions de l’anticolonialisme, dans ses composantes idéologiques autant que du point de vue de son audience dans le monde politique et dans le corps social. Pour ce faire, Claude Liauzu accomplit souvent un remarquable travail de synthèse, puisant dans des sources nombreuses et variées, à grand renfort de citations et de références. Cette approche multiple permet de rendre compte de la complexité des attitudes. L’auteur confronte ainsi systématiquement, lorsque cela est possible, les différents écrits, moments, aspects d’un même personnage – toujours complexes, parfois contradictoires. Il fait aussi apparaître l’écart entre les actes et les paroles, la différence entre critique des modalités de la colonisation et remise en cause d’un système dans son principe même. Claude Liauzu rend ainsi manifeste la difficulté de dessiner précisément les contours de l'anticolonialisme.
Au final, il ressort de cette synthèse que, si l’anticolonialisme a bien une longue et riche histoire en France, du XVIe siècle à nos jours, il y eut paradoxalement peu d’anticolonialistes à proprement parler, au moins jusque dans les années 1930 ! La figure traditionnelle de l’anticolonialiste est patiemment démontée, en toute rigueur, par l’historien. Par là s’écroulent un certain nombre de mythes de la tradition historique, rangés de longue date dans un camp ou dans l’autre. Parmi eux, le premier anticolonialiste, ou supposé tel, Bartolomé Las Casas, qui, dénonçant les méthodes de la colonisation espagnole dans ses Mémoires de 1542, ne remet pas en cause la légitimité de cette colonisation, et en finit au contraire par justifier la traite des noirs entraînée par le traité de Valladolid.
Claude Liauzu se bat aussi contre d’autres idées reçues, comme l’association entre pensée de gauche et anticolonialisme: les figures convoquées par l’auteur révèlent des attitudes qui se situent au-delà de clivages politiques figés. D’ailleurs, Claude Liauzu tend souvent à porter le débat au-delà du strict champ politique ; il examine ainsi un anticolonialisme plus diffus dans la société, à travers le recours aux manuels scolaires, à la littérature, à la chanson populaire, voire à la peinture. Le chapitre 3 est à cet égard exemplaire, pour une période pourtant déjà bien connue. On regrettera alors d’autant plus que ne soit pas mise à la disposition du lecteur une bibliographie détaillée récapitulant l’ensemble des sources et des travaux utilisés par l’auteur. Il est vrai aussi que la profusion des références, qui rend l'ouvrage riche et à bien des égards passionnant, rend parfois la lecture un peu austère, dans un ouvrage où la plume, précise, rigoureuse, n'en est pas pour autant flamboyante.
Engagements d’un historien
Malgré tout, on ne peut manquer d'être frappé à la lecture de l'Histoire de l'anticolonialisme en France du XVIe siècle à nos jours par le traitement inégal des différents moments historiques abordés. Quand certaines périodes essentielles - IIIe République, décolonisations du XXe siècle - sont analysées de manière très fouillée, dans une analyse toute de nuances, l’auteur délaisse de façon étonnante d'autres époques.
On devine bien l’attachement tout personnel qui unissait Claude Liauzu à certaines causes coloniales, lui qui était pied-noir du Maroc, qui étudia puis enseigna à Tunis dans une Tunisie ayant récemment acquis son indépendance, qui prit activement part à la lutte pour l’indépendance algérienne. Acteur ou spectateur privilégié de pages essentielles de l’histoire coloniale française en Afrique du Nord, Claude Liauzu éprouve visiblement un intérêt moindre pour l’histoire du premier empire français d’outre-mer ; il manifeste aussi, à l’évidence, moins de passion pour les autres lieux de la colonisation . Pour autant, il est dommage qu’un ouvrage au titre aussi ambitieux que prometteur ne vienne pas apporter les éléments qui manquent à l’histoire des oppositions au colonialisme pour des périodes moins attendues, et qui constituent toujours des parents pauvres de l'historiographie de la question : l’Ancien Régime dans son ensemble - que l'auteur traite, ou plutôt expédie, en 25 pages, le XVIIe siècle étant quasiment passé sous silence - le Consulat et l’Empire, ou encore l'Occupation, évoquée de façon allusive en l’espace d'à peine trois pages. La période qui court des accords d’Evian à nos jours est-elle aussi traitée de façon un peu succincte - une petite douzaine de pages de la conclusion- quoique particulièrement intéressante, notamment autour de la réflexion sur la pertinence de la notion de société postcoloniale appliquée à la France : on aurait aimé lire plus longuement l’auteur sur le sujet.
On connaît la réputation d'historien engagé de Claude Liauzu. Nul n'ignore son rôle des dernières années dans les débats autour de la notion de "devoir de mémoire", à laquelle il préférait d'ailleurs celle de "devoir d'histoire". Il fut ainsi un acteur essentiel du débat autour de la loi du 23 février 2005 portant sur la reconnaissance du "rôle positif de la présence française outre-mer". Il n'est donc pas surprenant de voir l'auteur s'attarder sur certaines périodes plutôt que d'autres. D'ailleurs, après près de 250 pages de neutralité, l'historien sort de sa réserve dans sa conclusion, pour fustiger l'usage actuel du passé colonial, dans une conclusion brûlante d'actualité, prenant clairement position contre le projet du candidat Sarkozy dès la fin de l'année 2006 de créer un ministère de l'immigration et de l'identité nationale. Les dernières prises de parole du président Sarkozy lors de son voyage en Algérie dénonçant le système colonial comme "profondément injuste, contraire aux trois mots fondateurs de notre République : liberté, égalité, fraternité", tout en refusant de donner des excuses pour ne pas céder à la tentation de la "repentance", n'auraient, sans aucun doute, pas manqué de susciter des réactions de la part de l'historien disparu il y a quelques mois. Ils constituent à l'évidence une nouvelle preuve de la permanence de clivages profonds sur la question coloniale : le rôle de l'historien est plus que jamais nécessaire dans la France postcoloniale pour créer les conditions d'une histoire apaisée du colonialisme et de l'anticolonialisme. Malgré des prises de position très fortes concernant l'histoire la plus contemporaine, marque de la génération qui a vécu les conflits coloniaux, l'ouvrage de Claude Liauzu peut nous y aider. Sans doute l'Histoire de l'anticolonialisme en France du XVIe siècle à nos jours suscitera-t-elle aussi des travaux de la part d'une génération nouvelle d'historiens, nécessairement plus détachée des passions de l'histoire coloniale nationale.
* À lire également sur nonfiction.fr :
- La critique du livre dirigé par Jean-Pierre Rioux, Dictionnaire de la France coloniale (Flammarion), par François Quinton.
- La critique du livre de Frédéric Régent, La France et ses esclaves (Grasset), par Cécilie Champy.
- La critique du livre de Safia Belmenouar et Marc Combier, Bons baisers des colonies (Éditions Alternatives), par Antoine Aubert.