Un ouvrage curieux et mal construit sur la question du voile en France, vue de l'étranger.

On ouvre ce livre avec de grandes attentes. Un point de vue étranger sur l’affaire du voile en France, qui plus est d’une féministe et spécialiste des gender studies aux États-Unis, voilà a priori les ingrédients d’un bon ouvrage. Pourtant, dès l’introduction, on sait à quoi s’en tenir. La lecture de ces 183 pages est un long et pénible parcours au travers d’un argumentaire biaisé et malhonnête, saupoudré de bonnes intentions et parfois – rarement – d’intuitions intéressantes. In fine, la thèse de Politics of the Veil peut se résumer ainsi : les Français sont un peuple raciste et érotomane, ils n’ont rien compris aux enjeux de l’intégration, la preuve : cette loi sur l’interdiction du voile   .


Un livre moralisateur et argumenté faiblement

Ce livre pourrait être drôle s’il ne se voulait pas aussi sérieux et moralisateur. Les arguments de Joan Wallach Scott sont mal agencés, mal énoncés, et parfois carrément risibles. Destiné de toute évidence à un public anglophone uniquement, le livre n’aura ainsi pas été relu par un francophone. Cela aurait pourtant évité le ridicule à son auteur, qui confond "Rassemblement Pour la République" et "Raillement Pour la République"   . Encore, cette faute n’est pas de grande importance dans l’argumentation. En revanche, quand une note de bas de page plonge dans la paranoïa linguistique par manque de connaissance de la langue, c’est beaucoup plus grave : dans la note 7 de l’introduction, on apprend ainsi avec étonnement que "même si cela n’a pas été formulé explicitement dans les débats [et pour cause NDLR], le mot fichu a également un sens caché dans l’inconscient collectif. Le terme signifie bien un vêtement […] Fichu est également un adjectif qui signifie raté ou détruit. Le dictionnaire Robert donne cet exemple : "à cause du mauvais temps, le picnic est fichu." L’association entre foulard et destruction est donc parachevée par l’utilisation de ce mot, faisant du foulard un synonyme de désastre." La prétention à décrypter l’inconscient collectif alliée au ridicule de cet exemple du Robert discréditent totalement le propos de l’auteur. D’autant plus que le mot fichu, quasi inusité en France, s’emploie surtout pour parler des personnes âgées qui se couvrent la tête pour lutter contre les intempéries. J. W. Scott y verrait sans doute un symbole caché de notre mépris pour les personnes âgées, que nous associons par ce terrible mot à la notion de destruction…

Le livre est organisé en cinq chapitres : "La controverse du foulard" ; "Racisme" ; "Sécularité" ; "Individualisme" ; "Sexualité". Le premier chapitre est un récapitulatif des affaires du foulard et de l’escalade depuis la gestion au cas par cas jusqu’à la loi, mise en parallèle avec la montée du Front National. On pourrait – devrait – probablement arrêter la lecture après ce premier chapitre. Le chapitre sur le racisme raconte l’histoire de la France et du Maghreb depuis la colonisation. L’auteur retrace en particulier une courte histoire de la vision de la femme orientale. Hélas, ce point, qui pourrait être intéressant, quoiqu’un peu tiré par les cheveux en ce qui concerne l’affaire du voile, est lui-même traité à la va-vite, avec des erreurs et des imprécisions historiques graves. Par exemple, elle associe le choix de donner la nationalité aux Juifs en Algérie à une hiérarchisation : les Juifs inférieurs aux Français mais supérieurs aux musulmans accèdent donc à la nationalité en premier. Pourtant c’est plutôt un choix purement tactique pour diviser le peuple algérien, la France ayant à son actif un passé antisémite très profond. Ce chapitre est confus, et malgré quelques remarques intéressantes, les aller-retour temporels incessants ne peuvent que perturber le lecteur non averti en lui donnant l’impression que le racisme dans la France de 1830 est le même que celui d’aujourd’hui. Une idée toutefois retient l’attention : J.W. Scott souligne le besoin de considérer notre modèle comme un absolu : ainsi certains chercheurs ou médias croient défendre les musulmans en disant "ils sont comme nous il y a quelques siècles", comme si l’évolution naturelle de tout groupe social, quels que soient ses liens et sa construction, le faisait tendre vers un absolu : le modèle occidental de modernité.


Quelques bonnes références

Pour reconnaître à ce livre des qualités, il s’appuie sur certains travaux français très intéressants qui remettent intelligemment en cause les rapports entre religion et modernité   . Il insiste également sur un point souvent négligé : la multiplicité des sens du voile. Les débats précédant l’adoption de la loi ont polarisé et divisé la France en deux clans : pour ou contre le voile. Or ce débat était profondément biaisé. De là l’incompréhension hors de la France (symbolisée brillamment par cet ouvrage), et la pauvreté des discussions. Le débat qui s’est créé autour des affaires du voile ont complétement anéanti le débat d’idées en résumant tout à un exercice de style pour défendre l’une ou l’autre position. Dès lors, il n’y avait plus de place pour les arguments rationnels et les discussions sereines : c’était l’affrontement à mort de deux idéologies. Cette confrontation a provoqué l’incompréhension voire l’indignation au-delà de nos frontières, et un sentiment de rejet chez les Français ou immigrés en France de religion musulmane.

La limite principale de ce livre, c’est qu’il défend mal une thèse qui aurait pu être intéressante et novatrice pour penser l’affaire du voile en France. J.W. Scott fait de la chasse aux sorcières et répond aux généralités qui ont envahi le débat en France par d’autres généralités. Elle parle sans cesse "des partisans de l’abolition" (du voile), comme s’ils étaient un groupe homogène. Elle se plaint que les jeunes filles voilées n’aient pas eu le droit de parler, et donne à voir uniquement les cas les plus extrêmes et caricaturaux de chaque camp. Enfin, quand elle est à court d’arguments solides ou de chiffres (ce qui arrive assez souvent), elle utilise des effets de manche, ou recourt à des exemples tirés de sa propre expérience ou de celle d’"amis", recourant à l’affectif à défaut d’idées. On se croirait dans un mauvais Michael Moore, par exemple quand elle raconte les remarques racistes d’employés d’une préfecture dans le Languedoc.

Quant aux sens que revêt le voile dans l’inconscient collectif français (la désastreuse explication sur le fichu mise à part), on sombre une fois de plus dans un mélange de paranoïa et de caricature. Cette exploration est un des fils conducteurs de l’ouvrage. Dans la partie racisme, l’auteur cherche donc à démontrer que le voile est le symbole de la résistance algérienne et de la rancœur française. Le foulard, ou voile   est la preuve ultime que l’Islam est inassimilable, le symbole du refus de s’intégrer et de devenir  Français.


Des interprétations linguistiques douteuses

La dernière partie sur la sexualité est également très discutable, et débute encore une fois sur des interprétations linguistiques plus que douteuses. Selon J.W. Scott, le choix des mots dans la loi prouve clairement que le voile pose avant tout des problèmes sexuels. Dans cette volonté de placer la lutte des sexes au centre du débat (le choix d’en faire le dernier chapitre, avant une conclusion qui n’en est pas une, met particulièrement en valeur le chapitre "Sexualité"), l’auteur prétend que le mot "ostensible" cache en fait un sens sexuel profond, une dichotomie qu’affirmerait la loi entre une sexualité à la française acceptable, et une sexualité représentée par le voile et intolérable sur le sol français. Le chapitre déforme la réalité des deux côtés, et part du principe (indémontré bien entendu) que les Français accordent une grande importance au sexe, auquel ils donnent droit de cité et d’espace public, pour les opposer à une religion musulmane où le sexe est posé comme menace à la société et ressort donc uniquement du domaine privé. Encore une fois, au milieu d’incohérences historiques   , on peut retirer une réflexion stimulante : elle affirme que le voile est retiré non pas pour assurer l’égalité hommes/femmes, mais pour l’égalité entre femmes musulmanes et femmes françaises (entendu comme non musulmanes, encore une fois le flou sémantique est assez préoccupant pour un ouvrage qui base la moitié de son argumentaire sur l’analyse des termes).

Cet ouvrage est assez navrant, surtout compte-tenu de l’ambition initiale de l’auteur et des attentes qu’il a pu susciter. Ce qui est préoccupant, c’est qu’il constitue un des seuls ouvrages sur le sujet disponibles en langue anglaise, qui plus est édité par une maison d’éditions sérieuse (Princeton). Si les anglophones prennent pour argent comptant ce que livre J. W. Scott, on ne va pas vers une meilleure compréhension réciproque.


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crédit photo : Alain Bachellier / flickr.com