Le travail du Centre d’éthique clinique (Hôpital Cochin) décrit dans cet ouvrage montre clairement que la bioéthique est affaire d’hommes et de femmes, d’histoires singulières, plutôt que de principes désincarnés.

Avant de contempler les grandes questions philosophiques et éthiques suscitées par les conséquences des biotechniques sur nos sociétés contemporaines, chaque ministre concerné par les questions dites de “bioéthique” et chaque législateur devraient lire l’ouvrage de Véronique Fournier. Le titre principal - Le bazar bioéthique - est trompeur, le terme “bazar” laissant croire qu’on y trouvera une descente en flammes des dérives supposées et imaginées des biotechnologies. Le lecteur y découvre, au contraire, le terrain difficile rencontré tous les jours par les médecins et le personnel soignant en France. Au sein du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin à Paris qu’elle dirige (http://www.ethique-clinique.com), Véronique Fournier, cardiologue et médecin de santé publique, donne le ton dès l’introduction : “… j’ai choisi de raconter des histoires … illustratives de ce carrefour situé entre progrès scientifique et lutte pour la vie : don vivant de foie, désir d’enfant ‘parfait’, transsexualisme et demandes d’accès aux techniques de procréation médicalement assistée... Mon ambition est de contribuer à dégager ici quelques pistes susceptibles d’être utiles pour repenser autrement cette loi (les lois françaises de “bioéthique”) ou plutôt ses fondements… il faut pour cela laisser la place à la puissance d’évocation des histoires singulières, car ce sont elles qui constituent la richesse de notre vivre ensemble…”.

Pour le lecteur, il s’agit donc de plonger immédiatement dans le quotidien, dans la réalité d’une équipe pluridisciplinaire saisie de demandes et de questionnements qui, jusque-là, avaient été inimaginables voire impensables pour la plupart des patients et/ou médecins qui sollicitent le Centre d’éthique clinique. Les pratiques du Centre consistent à accompagner, au cas par cas, une décision qui n’est pas encore prise, de le faire en rencontrant un par un l’ensemble des protagonistes impliqués dans la décision, et de mener ce travail avec plusieurs personnes venues d’horizons différents. L’objectif n’est pas de poser une décision formelle ni officielle mais d’offrir à l’équipe médicale et au(x) patient(s) une grille de lecture les aidant à prendre leur décision finale.

Pour chaque cas, le Centre doit tout d’abord examiner et surtout appliquer la loi. Or, comme de nombreux cas l’attestent, les lois françaises sont souvent hyper-rigides ou paradoxales. Songeons, par exemple, au fait qu’un homme peut faire conserver son sperme à 30 ans (en cas de traitement contre un cancer) pour qu’il puisse procréer quel que soit son âge après, alors qu’un autre souffrant d’infertilité qui se présente à 60 ans à un CECOS   pour demander une ICSI   afin de féconder les ovocytes de sa compagne se verra généralement refusé. Ou encore, cette femme qui vit en couple avec un homme plus âgé qu’elle et qui ne supporte pas que la société lui impose de justifier sa demande d’AMP   afin de pouvoir en bénéficier, ou alors cette autre femme qui pourrait, si elle le souhaitait, adopter un enfant en tant que célibataire mais pas avoir accès à l’AMP. Cet écart parfois insupportable pour les patients entre les exigences de la loi et les demandes individuelles est, en effet, au cœur des interrogations que ces histoires humaines suscitent. Le travail effectué par le Centre d’éthique clinique apparaît ainsi d’autant plus indispensable à la réflexion sur la révision des lois de bioéthiques programmée pour 2011   .

L’esprit du Centre et sa méthodologie sont inspirés tout d’abord par le vote en France (2002) de la première loi relative aux droits des malades, et ensuite de la rencontre de Véronique Fournier avec la pratique de l’éthique clinique aux Etats-Unis, notamment au sein du centre le plus renommé, le MacLean Center for Medical Clinical Ethics du Professeur Mark Siegler à l’Université de Chicago   . Etant donné l’absence aux Etats-Unis d’une loi-cadre générale traitant des enjeux dits de “bioéthique” (quelques lois existent mais n’ont guère la même portée que les lois françaises), il n’est point étonnant que l’éthique clinique – une discipline qui se concentre sur les questions et les problèmes actuels et réels qui surgissent dans le cadre des soins médicaux contemporains - ait connu sa genèse et son développement aux Etats-Unis. Dans un article récent (et passionnant), le philosophe et professeur de médicine américain George J. Agich fait de cette discipline aux Etats-Unis le fruit salutaire d’un conflit aigu entre la nécessaire réflexion philosophique en “bioéthique” menée notamment aux Etats-Unis depuis le début des années 1960, et l’acuité de la critique sociale des années 1960 et 1970 dans cette même société. Durant cette période, la “bioéthique” s’inscrivait principalement dans une réflexion philosophique tandis que la critique sociale et les protestations visant les façons traditionnelles et conventionnelles de penser battaient leur plein. Souffrant à la fois d’une trop grande généralisation mais aussi d’un cantonnement dans une réflexion perçue comme étant éloignée du contexte réel du domaine biomédical, la “bioéthique” prit un tournant décisif avec la naissance de l’éthique clinique. Englués dans un univers positiviste dans lequel les faits et les valeurs étaient séparés, les travaux en éthique philosophique en général, et en “bioéthique” en particulier, demeuraient une activité poursuivie “bien enfoncé et au chaud dans son fauteuil” (“armchair philosophy”). L’émergence de l’éthique clinique allait aérer la maison et donner une nouvelle impulsion à la pensée philosophique “bioéthique”. Selon Agich, ce tournant sauva la discipline de “bioéthique” en insufflant une nouvelle vie dans l’éthique philosophique   .

Cela n’est pas sans poser de nombreux problèmes, à commencer par des tensions entre “bioethicists  , c’est-à-dire entre les chercheurs en sciences humaines se consacrant à la “bioéthique” et les médecins/personnel soignant, surtout les infirmières   , qui sont “sur le terrain”. Cette tension se trouve souvent exacerbée lorsque le “bioéthicien” en question occupe les deux fonctions, celle de “academic bioethicist ” (philosophe, universitaire en sciences humaines) et “clinical bioethicist ” (chercheur en sociologie, anthropologie médicale, ou encore psychologie en milieu hospitalier, médecin/praticien hospitalier, consultant en éthique clinique), engendrant des conflits d’intérêts potentiellement nuisibles pour les patients.

Un autre problème issu du développement de l’éthique clinique (et qui est aussi en partie lié aux tensions entre “universitaires” et praticiens) concerne les finalités. La “bioéthique” dans son sens philosophique ou éthique ne doit pas avoir de finalité, qu’elle soit normative ou autre, ce qui reviendrait à rendre caduc le rôle de l’éthique clinique.   Pour les praticiens de l’éthique clinique, il ne doit pas y avoir, non plus, de finalité normative, en revanche, une fin, une solution, une issue à un problème donné doit, en règle générale, être trouvée, car cela constitue le cœur même du travail au cas par cas du praticien en éthique clinique.

Véronique Fournier, à la fois médecin et praticienne de l’éthique clinique, est la première à reconnaître les écueils et limites des travaux de la discipline qu’elle nous présente dans son ouvrage. Or, au-delà de ces obstacles, il devient clair à la lecture de ces histoires singulières, parfois tragiques, souvent poignantes, que la pratique de l’éthique clinique est indispensable. Elle relève du même processus observé aux Etats-Unis dans les années 1970, à savoir la nécessité, pour que la pensée en “bioéthique” se développe, de s’ouvrir aux cas concrets posés par les avancées en biomédecine. Ainsi, et à travers les six chapitres de l’ouvrage et les dizaines de cas spécifiques et singuliers pris en charge par le Centre à Cochin – allant du don d’organe, notamment celui du don de foie entre vivants dans les familles, au désir d’un enfant né en bonne santé grâce à l’AMP, en passant par les demandes des transsexuels (le chapitre sans doute le plus passionnant du livre), sans oublier les “enfants-cadeaux” pour des couples ayant une différence d’âge importante ou pour des femmes seules ou des couples homosexuels – le lecteur prend la mesure des insuffisances et contradictions des lois françaises de bioéthique. Le travail effectué au Centre ainsi présenté permet donc une remise en cause des façons traditionnelles de penser, et surtout permet le questionnement de la rigidité des lois françaises de bioéthiques.

Au-delà du fait d’insister sur ce rôle important d’ancrage dans le réel du Centre d’éthique clinique, il s’agit pour Véronique Fournier de faire quelques propositions, par exemple dans le domaine de l’accès à l’AMP, alors que les propos qu'elle avait tenus, lors d’un entretien publié en 2007, avaient déjà provoqué de nombreuses contestations   . L’idée soulevée à l’époque, et plus ou moins reprise dans le chapitre “Le juste plutôt que le bien”, est de dissocier l’éthique de l’argent pour pouvoir ensuite substituer le critère du bien par celui du juste. En d’autres termes, il s’agirait de mettre fin à une certaine réalité française du rôle de l’Etat qui peut être résumé ainsi : “Je paye donc j’ai mon mot à dire donc je suis légitime pour fixer les limites … oui, j’assume qu’il est de ma responsabilité d’être le garant de la morale publique …”   . Si l’Etat français pouvait se débarrasser de ce raisonnement, il serait en mesure de se “préoccuper davantage” de la société française pour qu’elle soit “la plus juste ou la moins injuste que possible”   . Concrètement, dans le domaine de l’AMP, cela se traduirait par l’abolition de toutes les restrictions d’accès (l’ouverture notamment aux personnes célibataires et couples homosexuels), et que seules les situations d’infertilité liées à une maladie seraient prises en charge par la solidarité nationale. Dans les cas difficiles, une commission multidisciplinaire pourrait être saisie “dont l’objet ne serait pas de dire oui ou non – comme un censeur moral – mais d’établir si la solidarité nationale assume ou non le financement”.  

En cette période de remise en cause de droits sociaux et de pérennité de la Sécurité sociale française, il faut entendre ces propositions et surtout les comprendre comme étant une réponse à une réelle menace de commercialisation du corps humain, à une médecine pour riches par l’exploitation du corps des pauvres. En effet, certains volets des lois françaises de bioéthique ont comme conséquence une augmentation dans ce qu’on appelle prosaïquement le “tourisme procréatif”.   Certaines personnes entendues par le Centre d’éthique clinique l’attestent. Comment lutter contre cela ? Tout d’abord, en renversant la perspective des lois françaises de bioéthique afin que la loi “devienne une loi relative aux droits des malades, une loi de solidarité vis-à-vis d'eux, plutôt qu'une loi d'interdiction morale au service d'une quelconque bonne conscience ou bien-pensance collective"   . Cela demande une révolution dans les esprits, mais comme l’écrit Véronique Fournier “il faut bien que les idéaux soient ambitieux si l’on veut qu’ils soient porteurs d’avenir”   .

Cet ouvrage est susceptible d’intéresser aussi bien les médecins et les praticiens hospitaliers que les chercheurs en sciences sociales. Au-delà même de ce public averti, le livre ne nécessitant pas un bagage de connaissances pour être compris, le grand public pourrait tout-à-fait se saisir de son contenu car il s’agit d’une affaire d’hommes et de femmes, en somme de chacun d'entre nous