Un nouvel ouvrage collectif qui fait le point sur les dernières interprétations de la révolution iranienne de 1906.

À la manière de l’Empire ottoman ou de la Chine des Qing, la Perse des Qadjars était sapée à la fois par l’impérialisme occidental (surtout russe et britannique) et par des forces centrifuges qui se développaient à mesure que le pouvoir central s’affaiblissait. Incapable de répondre aux défis de la modernité, la monarchie Qadjar était contestée, à la fin du XIXe siècle par une série de mouvements, intégrant des marchands, des religieux et des intellectuels radicaux qui culminent avec la révolution constitutionnelle de 1906-1911. Un an après la révolution russe de 1905 et avant l’épisode Jeunes Turcs ou la République chinoise de 1912, la Perse se dotait d’une constitution et d’une Assemblée, le Majles. Rapidement cependant, l’euphorie céda à un état de guerre attisé par les puissances étrangères et l’Iran sombrait pendant près de quinze ans dans l’anarchie.

Événement fondateur de l’Iran moderne, la révolution constitutionnelle de 1906 a suscité, dès son éclatement, une profusion d’analyses et d’interprétations. Dans les années trente, les analyses classiques de Kasravi avaient vu dans l’effondrement de la monarchie Qadjar la victoire du sentiment national et des idéaux des Lumières sur un système archaïque marqué par la prédominance des religieux et l’impérialisme étranger. Depuis la révolution de 1979, la révolution constitutionnelle a cependant été l’objet d’un renouveau historiographique sans précédent, essentiellement aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Des auteurs comme Ervand Abrahamian, Janet Afary, Mangol Bayat, Nikki Keddie ou Vanessa Martin (pour ne citer que les plus connus) ont largement renouvelé les thèmes et les interprétations de ce moment majeur de l’histoire de l’Iran, mais aussi du monde musulman.

La dernière publication sur le sujet, issue d’une journée d’études à Oxford en 2006, fait le point sur les champs de recherche les plus récents. L’ouvrage, édité par Houchang Chehabi et Vanessa Martin, rassemble les contributions des meilleurs spécialistes de cette période. Il est divisé en cinq sections consacrées respectivement à l’historiographie de la révolution, aux processus de formation de l’Etat et du sentiment national, au rôle des intellectuels et aux répercussions internationales de l’événement. Plutôt que d’essayer de résumer cette somme de contributions très diverses, nous avons choisi ici de la parcourir en insistant sur quelques développements qui nous ont paru refléter la complexité et la richesse de cet événement.


La révolution comme "lieu de mémoire"

Sans doute l’un des aspects les plus novateurs et féconds de l’ouvrage de Houchang E. Chehabi et Vanessa Martin réside dans l’attention au jeu entre l’histoire et la mémoire de la révolution iranienne. La majorité des contributions détaille ainsi les perceptions multiples de l’événement, à travers l’étude de la presse, de la littérature ou de la photographie. 

S’inspirant des travaux de Pierre Nora en France, mais aussi d’Etienne François et Hagen Schulze en Allemagne, Anja Pistor-Hatam esquisse une définition de la révolution de 1906 comme "lieu de mémoire" à travers le personnage mythique de Sattar Khan. Bandit les quarante premières  années de sa vie, Sattar Khan devient l’un des principaux chefs militaires de la révolutionen hissant le drapeau des constitutionnalistes à Téhéran puis en défendant héroïquement Tabriz, assiégée entre juin 1908 et mai 1909. Par la suite, il est éloigné par le gouvernement dans une série de missions qui tournent toutes au fiasco, puis meurt abandonné en 1914. Criminel, homme du peuple, musulman, héros national, Sattar Khan a représenté pour ses contemporains une figure marquante. Les historiens de cette époque, comme les nombreuses photographies qui le mettent en scène, ont inscrit sa place au panthéon de la révolution. 

De même, Reza Sheikh tente de reconstituer l’évolution de la notion de l’identité nationale à travers la photographie. En étudiant des albums essentiellement issus de collections privées, l’auteur montre que l’image photographique, au début monopolisée par le souverain Qadjar – Pivot de l’Univers – devient un moyen d’affirmation de soi pour les associations de marchands et des constitutionalistes. Le medium photographique reflète ainsi un nouvel ordre politique et historique dans lequel le peuple tient la place principale, qu’il soit conquérant ou humilié, à travers les nombreuses images d’exécution.

La fondation de l’Iran moderne

 

Les trois parties centrales de l’ouvrage insistent sur l’importance de la révolution constitutionnelle dans la formation de l’Iran moderne, tant dans ses institutions que dans la construction du sentiment national. Pour Stephanie Cronin, connue pour ses travaux sur la période pahlavi (1921-1979), il est capital de réévaluer la révolution constitutionnelle. Prenant le contre-pied de la "perspective catastrophiste"   dominante, pour qui la révolution n’était qu’une entreprise futile et destructrice, l’auteure insiste sur le double héritage de la révolution constitutionnelle. Elle a mis en place deux institutions majeures, le Majles et la Gendarmerie qui jouent encore aujourd’hui un rôle fondamental ; mais elle a aussi affirmé le rôle politique du peuple qui s’affirmera, malgré l’autocratie des Pahlavi, pendant la nationalisation du pétrole (1951-1953) et surtout lors de la révolution islamique. Les révolutionnaires ont ainsi importé le débat politique moderne en Iran, mais ils se sont révélés incapables de soutenir l’épreuve du pouvoir. En 1921, c’est Reza Khan, un officier de la brigade cosaque   qui reprendra, sous une forme autocratique, le projet élaboré quinze ans plus tôt.

La question du sentiment national, exaltée dans l’historiographie classique par Kasravi, fait aussi l’objet d’une partie du livre. Parmi les trois contributions, celle d’Arash Khazeni évalue le rôle intégrateur de la révolution en prenant le cas des tribus. moment de la révolution, en effet, une grande partie de l’Iran échappe au pouvoir central qui ne parvient pas à dominer les  nomades (Bakhtiyari, Qashqai, Lor…) qui composent près d’un tiers de la population. Véritables Etats dans l’Etat,elles sont organisées selon un système clanique. Les Bakhtiyari, établis dans les monts Zagros (entre Téhéran et Ispahan), ont cependant joué un rôle très important aux débuts de la révolution en formant l’essentiel des troupes constitutionnalistes, notamment en reprenant Téhéran aux troupes russes en 1909. À travers la presse révolutionnaire, les intellectuels persans, comme les khans bakhtiyari ont construit une image composite de leur nation. Ce rôle intégrateur est resté cependant ambivalent et inachevé puisque les clans sont très vite détachés de la révolution.

 

La révolution iranienne et ses échos dans le monde non-occidental

 

La grande richesse de l’ouvrage repose enfin sur les très riches contributions consacrées aux échanges générés par la révolution constitutionnelle. On connaissait déjà les témoignages classiques d’Edward Browne ou de William Schuster qui ont joué un rôle très important dans les événements, mais les réactions dans d’autres régions n’avaient pas été sérieusement développées. Par exemple, deux articles mettent en avant les liens très étroits entre le mouvement Jeune Turc et les constitutionnalistes persans,  ce malgré les rivalités géopolitiques en Azerbaïdjan. Farzin Vejdani montre ainsi que les Jeunes Turcs, inspirés par les événements en Perse, ont par la suite soutenu massivement le mouvement constitutionaliste en retraite à partir de 1908-1909 en accueillant les réfugiés mais en fournissant aussi des armes et des combattants. Plus largement, la révolution iranienne a eu des échos importants dans le monde arabe, en Asie, mais aussi en Irlande où les indépendantistes sont allés jusqu’à chercher des racines communes avec les Iraniens au nom de la lutte contre l’impérialisme britannique.

Outre les quelques aperçus que nous venons de donner, cet ouvrage est d’une grande richesse même si, à l’instar du "Prologue" rédigé par Homa Katouzian et truffé de poèmes en persan, il s’adresse d’abord à un public persanophone qui connaît bien l’histoire contemporaine de l’Iran

 

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