La ville dessinée par le 1er et le 9ème art : une problématique stimulante mais un point de vue franco-belge et des échanges déséquilibrés.

L’exposition à La Cité de l’Architecture et du Patrimoine a déjà séduit une bonne partie des estivants parisiens et constitue jusqu’à fin novembre une sortie culturelle tout public. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : mêler une discipline considérée comme le 1er des arts, "l’Archi", à un symbole de culture populaire, la "BD", laquelle revendique le statut de 9ème art. On pourrait d’ailleurs rapprocher ce projet de l’exposition Dreamlands actuellement au Centre Pompidou-Paris par cette même volonté de décloisonner l’architecture et par une tentative de réconciliation high et low culture.

Exposition très attendue pour bon nombre de passionnés et plébiscitée par les médias, le programme est à première vue alléchant : 350 œuvres, 150 auteurs de bande dessinée, certains projets d’architectes, le tout présenté dans une dynamique d’allers-retours entre ces deux types de "visionnaires urbains".


Voyage dans la ville dessinée

Le catalogue se divise en quatre parties et reprend assez fidèlement la structure de l’exposition. La première, Il était une fois Winsor Mc Cay place légitimement Little Nemo in Slumberland (créé en 1905) comme point de départ de l’importance de la ville, ici la métropole américaine naissante, dans la bande dessinée. Le focus est alors mis sur New York, première icône urbaine de bande dessinée. Les villes américaines deviennent peu à peu des personnages protégés par les super héros des Comics. Plus qu’un simple cadre de l’action, la ville américaine influe directement sur les personnages. Comment imaginer Superman sans Métropolis, Batman sans Gotham City - soit deux mégalopoles fictives mais intrinsèquement américaines - ou Spiderman et les X-Men sans New York ? Cependant, il est regrettable que ces divers personnages de Comics ne soient pas davantage représentés : les commissaires ont souvent privilégié une vision franco-belge de la bande dessinée plutôt qu’une immersion dans les différentes facettes du 9ème art. Que penser par exemple de l’oubli manifeste de l’œuvre de Will Eisner sur New York, notamment les cinq volumes de Big City qui relatent la vie dans ses différents quartiers ?

Dans L’esprit moderne, la deuxième partie du catalogue, le propos revient clairement en Europe, entre l’Exposition universelle de 1958 à Bruxelles, la bande dessinée belge et un focus sur une autre métropole : Paris. Si la question de l’esprit moderne associée à celle des utopies est logique dans une réflexion sur la ville et la bande dessinée, la prégnance de la bande dessinée franco-belge n’est pas toujours fondée et finit même par lasser. Il est par ailleurs dommage, dans la séquence consacrée aux banlieues que la planche d’Hok Tak Yeung extraite de Qu’elle était bleue ma vallée ne bénéficie pas de plus d’espace afin de faire connaître au public parisien des modes de représentation de la ville chinoise et de la bande dessinée qui viennent perturber nos habitudes de lecture. Concernant la mise en exergue de Paris, si les planches se laissent regarder avec plaisir, force est de constater que la ville ne constitue pas un cadre d’inspiration majeur pour la bande dessinée… La capitale est illustrée, parfois avec détails et caractère comme dans Les aventures d’Adèle Blanc-Sec de Tardi, mais elle ne représente pas un point de transformation remarquable du rapport entre l’architecture et la bande dessinée comme a pu l’être la ville américaine ou asiatique et leurs cultures respectives.

La partie Itinérances de la bande dessinée présente une évolution de celle-ci vers le carnet de voyage, Loustal représentant l’un des précurseurs de ce genre, plus intimiste et moins fictionnel. La ville mise en avant dans cette nouvelle vague de la bande dessinée est alors Tôkyô, puissant stimulant pour les auteurs qui ont alors donné naissance à des albums originaux, depuis Le promeneur de Taniguchi jusqu’à Tokyo Sanpo, dynamique carnet de voyage d’un français - Florent Chavouet - à Tokyo.

La quatrième partie, nettement plus courte, La bande dessinée comme media, clôture l’ouvrage et présente des projets d’architectes qui ont utilisé les codes du 9ème art dans la communication de leurs projets. Ainsi, un "mur narratif de 7 mètres sur 13 sur un projet urbain à Lisbonne" que Jean Nouvel a commandé à des auteurs de bande dessinée afin de représenter de façon sensible des espaces architecturaux.

La lecture est intelligemment ponctuée par des Regards croisés, donnant au lecteur à voir des projets d’architecture ou de bande dessinée dans une réelle dynamique de décloisonnement des genres via des échanges effectifs d’un art à l’autre.

 
L’architecture visuelle du propos


Le catalogue présente une dynamique d’allers-retours plus explicite que l’exposition en elle-même, notamment grâce à l’entretien entre Jean-Marc Thévenet et Francis Rambert, les deux commissaires de l’exposition. Ce texte permet de mieux saisir le propos et ouvre des pistes de réflexion sur le dialogue entre les deux arts là où l’exposition accentue un déséquilibre en faveur de la bande dessinée. Ainsi, Francis Rambert explique : "Auteurs de bande dessinée et architectes ont ceci en commun de travailler sur la planche. Si l’échelle et l’enjeu sont loin d’être les mêmes, tout est affaire de scénario pour installer la vie au cœur de l’espace bâti. La bande dessinée comme l’architecture sont le reflet de la société".

Les différents textes du catalogue permettent ainsi d’étayer la réflexion, tout en restant synthétiques et plaisants à lire. Outre les deux commissaires de l’exposition, les auteurs des différents textes ont été clairement choisis dans un souci de multiplicité des points de vue : auteurs et scénaristes de bande dessinée (Thierry Smoleren et Benoît Peeters), architectes (Philippe Morin et Manuel Tardits), expert de Comics (Olivier Jalabert), directeur du Centre belge de la bande dessinée (Jean Auquier), éditeur (Éric Verhoest), critiques (Jacques Samson et Sophie Trelcat) et journalistes (Joseph Ghosn et Thierry Bellefroid).

Mais, si le contenu est pertinent, la mise en page très classique du catalogue est décevante. Il aurait été intéressant de sortir d’une trop conventionnelle maquette où le propos est juste illustré pour réfléchir à un autre rapport texte-image, ce que ne cesse de faire à sa manière la bande dessinée. Pourtant, l’affiche signée Nicolas de Crécy ainsi que la grande fresque historique dessinée par François Olislaeger mêlant personnages de bandes dessinée et références architecturales laissaient présager d’un travail graphique subtil. L’occasion était alors idéale pour proposer un objet graphique original et inédit. En résumé, le catalogue est soutenu par une architecture stable et un propos stimulant mais visuellement sans personnalité.


Regards croisés

Pour le lecteur, le déséquilibre entre "Archi" et "BD" est palpable. D’une part, dans la plus grande partie du propos, c’est clairement la bande dessinée qui tient le haut du pavé, et les dessins d’architectes mis en parallèle semblent uniquement destinés à établir la comparaison. Ce n’est qu’au travers des Regards croisés que les liens réciproques entre les deux disciplines sont plus clairement pensés. Ainsi, Pierre-Alain Bertola, dans les Sept couleurs du noir a choisi pour personnage principal une villa imaginaire inspirée de Franck Lloyd Wright dont il a élaboré les plans, travaillant à la fois sur une bande dessinée et sur un projet architectural. Autre projet ici inévitable, le musée Hergé de Christian de Portzamparc et Joost Swarte (le premier est architecte tandis que le second est auteur de bandes dessinées).


Architecture du Comic Strip

D’autre part, ce n’est pas tant l’architecture qui est traitée comme le laisse penser le titre, mais bien plutôt la ville, l’imaginaire urbain. Il n’y a que les "regards croisés" qui investissent réellement les problématiques associées au lien entre architecture et bande dessinée. Le parallèle le plus attendu reste l’histoire commune des façades d’immeubles et planches de bande dessinée. Outre une ressemblance formelle évidente, la question du scénario, de la narration et de l’évolution de la grille ou de ce qu’André Franquin appelait "le gaufrier", permettent de réfléchir aux liens structurels qui unissent les deux arts. Le "Strip" de Las Vegas n’est-il pas à rapprocher du "strip" de bande dessinée, ces dessins sur deux ou trois cases disposés horizontalement ?

Finalement le sous-titre "la ville dessinée" est plus proche du contenu réel du catalogue. En effet, les auteurs de bandes dessinées exploitent la ville tantôt comme cadre, comme motif, comme source d’inspiration voire de fascination, comme personnage à part entière ou encore comme façon de penser l’espace de la page. La phrase inaugurale du catalogue énoncée par Frédéric Mitterand, ministre de la Culture et de la Communication, est sur ce point limpide : "Villes futuristes, villes oniriques, poétiques ou fantastiques, métropoles américaines ou asiatiques, cités du rêve ou villes fantômes, simples décors urbains ou quasi personnages à part entière : la Ville dans tous ses états constitue, depuis les origines du genre, l’un des motifs fétiches de la bande dessinée, une source d’inspiration inépuisable qui envahit les cases, investit les planches et nourrit les scénarios de maints albums".

Bien entendu les dessins de Claude Parent, les volumétries verticales inquiétantes d’Hugh Ferriss ou la communication des projets de Rem Koolhaas sont autant de ponts entre l’architecture et la bande dessinée, mettant parfois davantage en avant le dessin à proprement parler plutôt que la bande dessinée stricto sensu. Mais c’est peut être au travers d’Archigram et de ces utopies architecturales de science-fiction que la démonstration de l’influence de la bande dessinée sur l’architecture est la plus probante. Aujourd’hui, aux côtés d’Herzog et de Meuron avec MetroBasel ou encore de l’agence BIG menée par Bjarke Ingels dans Yes is more, les architectes commencent à investir pleinement la bande dessinée comme un médium original et surtout populaire, apte à "raconter l’histoire qui se cache derrière chaque projet".

Ainsi, si la bande dessinée investit les projets des architectes c’est conjointement au principe de narration, dans l’idée que l’architecture est devenue une histoire à raconter