Une étude talentueuse et érudite sur le monde méconnu de la littérature à scandale au XVIIIe siècle.

* Cet ouvrage est publié avec l'aide du Centre national du livre.

 

"Nous ne pouvons pas reconstituer le monde tel que le voyaient des gens disparus depuis des siècles" lit-on au détour d’une page du Diable dans un bénitier, le nouvel ouvrage de Robert Darnton paru chez Gallimard en 2010 pour la traduction française   . L’œuvre de l’historien américain   semble pourtant chercher à apporter des réponses à cette question en apparence insoluble. Dès son livre Bohême littéraire et Révolution, Robert Darnton montrait, à la suite de l’historien Daniel Mornet   , que les hommes des Lumières ne lisaient pas tant les auteurs retenus par la postérité qu’une littérature de second ordre aujourd’hui bien oubliée. Le Diable dans un bénitier se concentre exclusivement sur la part la plus sulfureuse de cette "sous-littérature" que constituent au XVIIIe siècle les libelles   . Le terme de "libelle" nécessite une définition, n’étant plus guère utilisé dans le monde contemporain. "Libelle", du latin libellus, petit livre, est passé en français dans une acception juridique (requête) puis avec un sens nettement péjoratif : à partir du XVIe siècle le mot libelle est employé pour désigner un court écrit diffamatoire. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les libelles connurent un succès foudroyant et constituèrent une part très importante de la littérature clandestine déjà étudiée par Robert Darnton dans ses précédents travaux.
 
Que lisaient les hommes du XVIIIe siècle ?

Le plan de ce volumineux ouvrage est simple et efficace. Le livre se compose de deux parties : l’une, historique, consacrée à la production des libelles, la seconde, thématique, centrée sur l’analyse de leur contenu. La première partie décrit avec brio le monde des libellistes, véritables "Rousseau du ruisseau" acculés à gagner leur vie en diffamant le monde de la Cour  et de la capitale. Elle fait surgir de l’ombre une foule de laissés-pour-compte du panthéon littéraire du XVIIIe siècle ; une "bohême" avant la lettre. Rappelons que la liberté de la presse n’existait pas sous l’Ancien Régime. L’édition était placée sous le contrôle du pouvoir royal, qui depuis le XVIe siècle avait progressivement mis en place une administration spécialisée, chargée de faire appliquer la censure. Au XVIIIe siècle, le directeur de la Librairie – Malesherbes   de 1750 à 1763 – dirigeait environ une centaine de censeurs dont le rôle était de veiller à ce qu’aucune publication ne portât atteinte à la religion, à l’État ou à la morale. Après lecture du manuscrit, les censeurs royaux délivraient un privilège autorisant la publication de l’ouvrage à l’intérieur du royaume. Cependant, ce système ne fut jamais pleinement efficace et ne put empêcher l’explosion de la littérature clandestine au XVIIIe siècle. Des livres imprimés à l’étranger, aux Pays-Bas, en Suisse   ou à Londres, dans le quartier de Grub Street où se regroupaient les plumitifs en exil, étaient introduits clandestinement en France et  diffusés soit par des colporteurs, soit par des libraires peu scrupuleux. Les peines encourues avaient beau être lourdes (amendes, emprisonnement, le plus souvent à la Bastille), le pouvoir royal ne parvenait pas à endiguer le succès que rencontrait cette littérature interdite qui mêlait  les genres les plus "bas" (libelles, calomnies, écrits pornographiques…) aux œuvres des philosophes. La littérature clandestine était d’autant plus difficile à contrôler que les hommes de pouvoir tenaient une position ambiguë par rapport à la censure : le système des permissions tacites, fort utilisé par Malesherbes, proche des "philosophes", autorisait la parution d’ouvrages qui n’étaient ni approuvés ni interdits par les censeurs royaux. Certains nobles ou ministres subventionnaient des libellistes clandestins pour rédiger des textes hostiles à leurs adversaires ou des textes de propagande. Comme le montre Robert Darnton, les inspecteurs de police, chargés de réprimer les libraires qui diffusaient des livres sous le manteau, étaient parfois issus eux-mêmes de ce monde de la clandestinité littéraire et jouaient les agents doubles !



Pour évoquer la bohême littéraire du XVIIIe siècle. Robert Darnton tire ses sources de la littérature même : le coup de maître de l’historien est en effet d’avoir retrouvé quatre libelles qui évoquent de façon plus ou moins explicite l’activité des libellistes à Londres ou à Paris. Ces textes, aux titres aussi évocateurs que Le Gazetier Cuirassé, Le Diable dans un bénitier, La Police de Paris dévoilée ou La Vie secrète de Pierre Manuel, fournissent le point de départ de l’étude. Parmi les différentes silhouettes évoquées dans le livre, évoquons seulement deux personnages marquants, redécouverts par Darnton : Pierre Manuel et le marquis de Pelleport.

La vie de Pierre Manuel est emblématique de la carrière d’un libelliste au XVIIIe siècle. Issu d’une famille pauvre de Montargis et destiné par ses parents à la prêtrise, Pierre Manuel préfère, après avoir séduit une jeune fille de bonne famille, "monter à Paris" pour travailler, d’abord chez un éditeur, puis au sein de l’administration municipale, dans le service chargé du contrôle de la librairie. Mais, au lieu de réprimer les libraires clandestins, il préfère les encourager et se sert de sa charge, qui lui donne accès à des documents secrets, pour publier lui-même des textes à scandales à partir d’archives secrètes. Après La Chasteté du clergé dévoilée, texte censé dénoncer les abus sexuels des prêtres, Pierre Manuel réalise un grand coup en publiant Les Lettres originales de Mirabeau – écrites par ce dernier à sa maîtresse alors qu’il était emprisonné à Vincennes. Elles furent un gros succès de librairie et rapportèrent beaucoup d’argent à Manuel. Son sort bascula à la Révolution : après avoir joué un rôle politique important en tant que procureur de la Commune puis membre de la Convention – il parvint à sauver Mme de Staël au moment des massacres de septembre   , Manuel fut considéré comme suspect pour avoir tenté de sauver la tête de Louis XVI et fut guillotiné en novembre 1793.
 
Pelleport, libelliste et libertin

En dépit de ses origines aristocratiques, Anne Gédéon Laffite, marquis de Pelleport, venait, tout comme son confrère Pierre Manuel, d’un milieu désargenté. Aventurier sans scrupule, il échoue dans la carrière des armes et préfère celle des lettres qui ne lui réussit pas plus. Il part en Suisse où il espère travailler pour une maison d’édition, se marie, devient précepteur puis abandonne sa famille pour se faire libelliste. Il produit dès lors des textes à scandales, dont Les Petits Soupers de l’hôtel de Bouillon, Les Amours de Charlot et Toinette, et le désormais fameux Diable dans un bénitier. Il fut emprisonné deux ans à la Bastille où il côtoya probablement le marquis de Sade, qui passerait, lui, au panthéon de la littérature libertine. À l’instar du divin marquis, Pelleport finit par écrire un roman, Les Bohémiens, que Robert Darnton, très attaché au personnage   vient de redécouvrir et de publier. La figure de Pelleport occupe une place centrale dans Le Diable dans un bénitier : que Pelleport soit l’auteur présumé du libelle éponyme ne doit donc rien au hasard. Personnage symptomatique des milieux littéraires interlopes du  XVIIIe siècle, Pelleport réunit toutes les caractéristiques du "parfait libelliste" ; aventurier, sans scrupule, libertin, il n’en parvint pas moins à rédiger des textes qui attaquèrent violemment le pouvoir royal et marquèrent sans doute profondément l’opinion publique.



Les recettes  du libelle au XVIIIe siècle

Après avoir présenté le monde de la littérature clandestine du XVIIIe siècle, Robert Darnton plonge son lecteur de façon tout à fait passionnante dans le contenu des libelles. Un des grands mérites de l’historien américain, déjà notable dans ses précédents travaux, est de considérer avec attention la matérialité du texte. Le Diable dans un bénitier commence par  une analyse des frontispices des quatre libelles déjà cités, Le Gazetier Cuirassé, Le Diable dans un bénitier, La Police de Paris dévoilée et La Vie secrète de Pierre Manuel. En considérant la production des libelles comme une "famille", à défaut d’un genre littéraire, Robert Darnton parvient à réaliser non seulement une histoire des libelles au XVIIIe siècle, mais aussi une synthèse sur l’histoire d’un genre hybride dont il retrace l’évolution depuis les origines antiques (Procope   ) et renaissantes (L’Arétin). Il est en effet difficile de considérer les libelles comme un genre à part entière, tant ils présentent des caractères formels variés, allant de la grossière brochure de quelques feuillets à l’édition élégante en plusieurs volumes. Les libelles présentent toutefois des traits communs, à commencer par leur objectif : il s’agit de salir la réputation de l’adversaire, comme le rappelle la définition donnée dans le Dictionnaire d’Antoine Furetière   . Leurs titres reprennent des structures stéréotypées ; les libelles s’intitulent souvent Vie privée de… ou Anecdotes sur…, comme les Anecdotes sur Mme du Barry, le libelle le plus populaire de la fin de la monarchie. Les libelles partagent également le goût de l’anecdote scandaleuse, et reprennent inlassablement les mêmes thèmes : dépravation des mœurs de la Cour et du clergé, sexualité royale débridée pour Louis XV et Marie-Antoinette, dénonciation de la corruption et de la tyrannie du gouvernement.
 
Diffamation et politique

Le dernier thème abordé par Robert Darnton est celui de l’influence politique des libelles. La question du rôle des libelles dans la chute de l’Ancien Régime se pose immanquablement à en juger par la violence de certains des textes cités dans l’ouvrage. En abordant également dans Le Diable dans un bénitier le sujet des libelles révolutionnaires, Robert Darnton semble inciter le lecteur à faire le lien entre les libelles virulents des dernières années de la monarchie et le déclenchement des événements révolutionnaires, même si, comme le rappelle sagement l’auteur, il est impossible d’évaluer avec exactitude l’impact de la lecture sur l’opinion publique : l’histoire n’est pas une science exacte – et encore moins l’histoire culturelle. Il reste que le nouvel ouvrage de Robert Darnton, qui se situe au confluent de l’histoire, de la littérature et de l’anthropologie, nous invite à reconsidérer l’influence jouée en politique par cette frange scandaleuse, populaire et auparavant méconnue, de la littérature du XVIIIe siècle. En montrant l’importance accordée par ces imprimés à la monarchie puis au pouvoir révolutionnaire, Robert Darnton invite également à ouvrir la réflexion sur le monde contemporain, où la question du rôle de la presse et des media dans leur rapport à la politique fait plus que jamais débat